Il y aura autre chose (métonymies)

ROMAINE CAUQUE

 

Illustration : Virginie Larivière

 

Parmi les idées répandues comme la gastro dans les CPE, il y a celle selon laquelle lorsqu’on quitte quelque chose ou quelqu’un, c’est qu’on ne l’aime plus.

Rien n’est plus faux. Je m’apprête à quitter ma maison, mon appartement chéri qui m’a servi d’abri pendant cinq ans. Un lustre sans lustre, justement, des années si difficiles que j’ai souvent cru que je n’y survivrais pas.

Et me voilà pourtant vivante, résolue à partir, contrat de vente en poche, à moins d’une semaine du déménagement.

C’était la bonne décision, j’ai même hâte qu’on en finisse de cette agonie d’amour domestique. Je suis triste de partir, mais il le faut : savoir que je fais le bon choix pourrait me consoler de cet arrachement, mais non, au soulagement d’être bientôt libérée d’un fardeau est tressée cette peine insondable : les deux sentiments cohabitent et me paralysent au milieu de piles de boîtes à moitié vides.

*

Dès que la décision de vendre avait été prise, je m’étais mise à couver nerveusement mon appartement de l’intérieur, comme une poule dont l’esprit inquiet frôlerait la fission nucléaire. L’ironie était que c’était plutôt les lieux qui m’avaient couvée tout ce temps : y habiter m’avait construite, faisant de moi une femme heureuse par moments. Cet espace avait servi de refuge à moi comme aux miens et même à des inconnus quand, par l’intermédiaire d’un contact, j’avais hébergé leurs amis. Et pourtant, je l’ai haï par moments, j’ai regretté l’avoir acheté vu les tracas qu’il me causait.

J’ai souvent maudit mon désir de neuf, cette envie d’être dans du beau qui m’avait rendue complice de la gentrification d’un quartier populaire qui s’éteignait sous mes yeux. Au fil des années, j’avais vu disparaître des anciennes écuries (comme on n’en trouve presque plus à Montréal), des maisonnettes et des entreprises familiales pittoresques. Elles avaient vite été remplacées par des constructions neuves, mais sans style et souvent de mauvaise qualité. J’avais vu fermer des commerces pourtant implantés dans le quartier depuis des décennies. Un jour était venu le temps de partir à mon tour : à défaut de pouvoir freiner ce gâchis auquel j’avais participé, je pouvais à tout le moins ne plus m’imposer d’en être la témoin au quotidien.

À l’approche du jour du déménagement, je jetais un regard neuf sur cet espace qui émergeait à mesure que je me délestais d’objets superflus. Comme un visage vieillissant laisse paraître pour la première fois les saillies des os au fil des années, ma maison me laissait maintenant voir le fantôme d’une forme de vie qui n’existerait bientôt plus. Alors que je m’apprêtais à quitter cet endroit que j’ai tant aimé, je me demandais évidemment par moments si c’était la bonne décision, si ce n’était pas qu’une banale erreur.

Mais le contrat de vente était signé, il n’était plus possible de retourner en arrière, ni même souhaitable : cet endroit superbe n’était aucunement dénué d’imperfections, me le rappeler m’aiderait à aller de l’avant.

Cet espace me faisait désormais penser à ces situations où on a beaucoup aimé quelqu’un par l’effet d’un coup de foudre, mais où l’on en vient ensuite à devoir se résoudre à partir. C’est dans ce genre de moments que sa beauté nous frappe avec d’autant plus de violence. On ne part pas parce qu’on n’aime plus. On part parce qu’il le faut.

Dans le crépuscule qui caressait cette nuit imminente, le silence étourdissant de l’endroit m’enveloppait : est-ce que je retrouverai un jour un endroit aussi calme, sur cette île où les piles de briques s’alignent vers le ciel comme des cathédrales?

À ce moment précis, la hantise d’avoir pris la mauvaise décision refaisait surface, je dansais avec le regret au point d’en avoir le vertige, « j’ai trahi ma maison », c’est comme ça que je le ressentais. J’avais trahi ce que j’avais construit, ce petit monde érigé entre ces murs au fil du temps, j’allais bientôt le démembrer et le plier en mille dans des boîtes de carton. Il n’existerait plus cet espace qui était le mien et bientôt les souvenirs associés à ces cinq années passées là s’éroderaient parce que les lieux où leurs fantômes aimaient se rassembler leur seraient désormais interdits.

Ma maison s’écroulait autour de moi et la désolation me transperçait, mais je tenais bon parce que c’était la chose à faire.

*

J’avais eu la sagesse de repousser jusqu’à la dernière minute le moment de retirer mes œuvres des murs, afin que les lieux conservent un aspect accueillant jusqu’à la veille du déménagement.

Puis il avait fallu m’y résoudre. Retirer les cadres des murs, c’était comme arracher la peau d’un visage : ce simple geste, tout un monde s’érodait.

Puis le matin de la veille du jour D était venu. Restait à fermer les dernières boîtes.

J’avais activé la fonction « automate ». L’heure qui avance, la nécessité que tout soit prêt, sous peine de voir la facture des déménageurs doubler. Remplir les cartons, les fermer, voir le plein devenir vide, le blanc des murs enveloppant tout le passé d’une seule platitude muette, prendre des objets, se faire enlacer par un souvenir, chasser cette pensée, reprendre le rouleau de tape, continuer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien. Et passer à une autre pièce.

Par un caprice de l’agenda du notaire, j’avais droit à la « jouissance des lieux » (pour parler son langage) deux jours après mon déménagement dont le moment avait été fixé, lui, par les contraintes de disponibilité des déménageurs. L’appartement allait donc rester vide puisque les nouveaux propriétaires n’emménageaient qu’à la fin du mois. De toute façon, cela ne me concernait plus. Pour ma part, il m’avait fallu faire des prouesses logistiques puisqu’en raison d’une pénurie d’appartements libres à la location (découlant de la spéculation immobilière sévissant alors), j’avais dû libérer l’appartement avant que celui trouvé pour la location ne soit disponible.

Mais la nuit avant l’arrivée des déménageurs, un coup de hache à l’intérieur de moi, une phrase lancinante, en boucle : « C’est demain, déjà demain? Non, ce n’est pas possible… »

Mais oui, c’était possible. À l’heure prévue, ils s’étaient présentés.

J’ai pris une grande respiration, j’ai dit « bienvenue chez moi » une dernière fois et je les ai assistés dans le transport de boîtes et meubles. Mon monde n’emplissait même pas le quart de l’énorme camion. Le tout devait aller en entreposage, en attendant que le nouvel appartement loué soit disponible.

Dès l’opération terminée, je me retrouvai libre comme un oiseau sur un fil, incapable de me résoudre à entrer dans une autre cage.

Mon réflexe avait été de retourner dans l’appartement vide.

J’avais regardé la nuit tomber, comme je l’avais fait tant de fois au cours des années. Puis j’avais déroulé un tatami de camping, m’étais allongée contre le sol, amoureusement allongée contre ce plancher de qualité somme toute assez médiocre, pour dormir une dernière fois dans ce qui avait été mon royaume de mille pieds carrés (huit cent soixante-sept en excluant les balcons, pour être plus précise). J’aurais pu aller chez des amis, tel qu’on me l’avait proposé. Mais je n’aurais échangé pour rien au monde cette dernière nuit d’adieu à cinq ans de vie entre ces murs.

Comme on veille le cadavre d’un amour perdu, je m’étais lovée corps et âme une dernière fois contre ce que j’avais aimé (à la différence près que le rapport contenu/contenant était inversé : j’étais dans cet espace pour la dernière fois, il me fallait apprendre à le quitter de l’intérieur). Les murs blancs parlaient une langue étrange. Ce n’est d’ailleurs qu’une fois les cadres enlevés que j’avais constaté avec surprise que malgré ma tristesse de partir, il me fallait en fait admettre que je ne quittais rien du tout : tout ce qu’il y avait eu de bien entre ces murs, c’était de moi. De ma vie, des amis qui m’avaient visitée, des moments doux, des amours qui y avaient été vécues, des blessures qui y avaient été pansées, de ces dimanches ensoleillés à cuisiner. Tout ça – qui était, pour l’instant, dans des boîtes entreposées – allait me suivre ailleurs. Mais les factures, les problèmes de gestion, non.

C’était déjà ça.

*

Je croyais que je me morfondrais longtemps en pleurant ma maison perdue et c’est tout le contraire qui était arrivé : dès le lendemain, j’étais prête à passer à autre chose.

Restait à affronter le mois sur la corde à linge, pour reprendre une expression de ma grand-mère. Une copine ayant eu vent de ma situation avait proposé une solution providentielle par la grâce d’un texto : « tu sais, je pars plusieurs semaines en vacances, tu peux habiter dans mon appartement si tu veux ».

Je n’avais plus de maison, mais une âme généreuse était prête à me confier la sienne. C’était déjà beaucoup.

J’étais donc partie par un beau midi avec mon baluchon dans ce quartier central et animé, à trois coins de rue d’un endroit que j’avais habité vingt ans plus tôt. La différence entre l’époque et aujourd’hui est que maintenant je pouvais me payer tout ce que je voulais, je pouvais me payer le luxe d’aller à l’épicerie la plus près (plutôt que de marcher pour me rendre jusqu’à l’épicerie bon marché excentrée), même si tout y coûtait plus cher. Lorsque j’y habitais en tant qu’étudiante et que ce quartier était habité de gens comme moi – cassés raide et perdus –, je ne pouvais me permettre cette folie. Maintenant, ces détails étaient dérisoires : j’avais atteint un niveau de confort que je n’aurais jamais pu imaginer atteindre à l’époque.

Le plus surprenant fut de constater que dès que ma valise avait été posée dans l’appartement prêté, j’en avais presque oublié celui que je venais de quitter. C’est que tout y était soigneusement organisé, agencé, regroupé par thème. Alors que chez moi, des fenêtres énormes m’exposaient à la face du monde (parce que j’avais choisi qu’il en soit ainsi), ici, chaque ouverture vers le monde était protégée d’un rideau translucide, rempart contre l’hypothétique regard d’autrui. Une multitude d’objets (ordinaires ou objets de culte – celui voué à la beauté) étaient répartis sans être oppressants : ce chapelet délicat témoignait du fait que là vivait une personne de goût qui aimait prendre soin des infimes détails.

Par comparaison, mon ancien décor avait été celui d’une brute inspirée par la dérive des plaques tectoniques : des objets trouvés, disparates, des agencements faits à partir de pièces récupérées, au point où on avait déjà dit de moi que j’avais un mode de vie austère.

Peu importe. Cette vie n’existerait plus désormais et l’heure de mon rendez-vous avec Morphée approchait : l’overdose émotionnelle allait enfin pouvoir se résorber.

*

Le premier réveil à l’appartement loué avait été véritable charme : il y avait, apparemment, une vie après la vie de propriétaire.

À l’épicerie du coin, on trouvait le minimum, mais tout le nécessaire. Au deuxième jour, l’œil avait repéré ce que qui lui avait échappé la veille en raison de l’épuisement : un mur de biscuits en vrac, les mêmes que ceux qui étaient synonymes de fête quand j’étais enfant, quand ma mère choisissait un ou deux de ces paquets économiques permis par le maigre budget familial. Même leurs noms pourtant simples résonnaient à mes oreilles comme une musique sucrée : délices à la noix de coco, son et raisin, feuilles d’érable, amandine, avoine et chocolat.

J’avais pris tous ceux que j’aimais jadis, deux fois plutôt qu’une, pour arriver à une somme dérisoire (2,48 $) pour ensuite rentrer « chez moi » avec mon butin comme une fillette après sa collecte d’Halloween. Dès la porte fermée, j’avais pris une bouchée de chacune des sortes comme un prisonnier fraîchement libéré fume sa première cigarette d’homme libre.

Évidemment, comme dans une rupture amoureuse, il y avait un coût, une taxe, un « kamarde » à payer, quelque chose qui devait faire office de monnaie d’échange contre la liberté.

Dans mon cas, ce fut de régler les derniers détails administratifs de la gestion de copropriété, qui évidemment, se surpassaient en complexités inutiles : la banque refusait l’encaissement de tel chèque (pourtant en règle); la clé du local où je devais déposer les derniers documents s’avérait récalcitrante et ainsi de suite. Mais au bout de quelques jours, après l’orage, vint le calme. Enfin.

Comme j’avais oublié de célébrer formellement ce départ, l’idée m’était venue d’acheter la bouteille de bulles la plus petite et la moins chère, pour la forme.

Je l’avais ouverte sur le coin de la rue menant à mon squat temporaire. Je l’avais bue, enfin légère et soulagée dans une obscurité anormale – on avait dû faire des travaux, aucun lampadaire n’était allumé, je n’avais pas à craindre d’être vue. Et quand même que je l’aurais été : comparée aux nombreux excentriques du quartier, j’étais peu susceptible d’attirer l’attention des patrouilleurs, l’un d’eux m’aurait surprise en pleine action d’infraction, je crois qu’on m’aurait dit « santé, Madame! »

Partager cette joie aurait été encore mieux, mais la savourer dans cette douce nuit d’été, c’était déjà beaucoup.

*

Le mois dans l’appartement prêté se passa comme un charme, puis vint la « nouvelle maison ». Un appartement plus petit loué afin de faire la transition vers le prochain achat d’une maison. Plusieurs semaines avant mon déménagement, je m’étais infligé quelques désagréables visites qui m’avaient convaincue de ne pas traîner : quand on fait la file pour visiter un demi-sous-sol moche et cher, cela veut dire qu’il manque bel et bien d’espaces à louer. Alors que la recherche s’annonçait ardue, j’avais eu la chance, après quelques visites désolantes, d’avoir un contact privilégié d’une amie. Je m’étais précipitée pour visiter et louer sans attendre.

L’appartement aurait été charmant, n’eût été le fait qu’il était déglingué et mal entretenu. Mais il était disponible. C’était tout ce qui comptait.

Avoir les clés ne fut pas sans difficulté : les propriétaires n’avaient pas jugé bon de venir inspecter les lieux et de prévoir de me les remettre. J’avais dû relancer l’ancien locataire qui, par chance, avait fini par me répondre et me confirmer qu’il les laisserait à mon attention, tout comme – je l’apprendrais bientôt avec dégoût – une bonne partie de sa merde sous plusieurs déclinaisons (comme si la mienne ne suffisait pas).

Avec répusignance (si vous me permettez le néologisme : mélange de répugnance et résignation), j’avais dû commencer cette nouvelle vie en torchant les années d’un autre, à m’occuper des restes abandonnés à la hâte et autres surprises désagréables. Des crottes de souris dans les fonds de placards. Des fonds de bouteilles de shampoing laissés sur les tablettes de la salle de bain. Des feuilles d’assouplisseur éventées un peu partout. Le tout dans un mélange d’insectes décomposés et de poussière collée.

Une fois l’appartement vaguement nettoyé (c’était si crasseux que mes efforts semblaient dérisoires), j’avais tenté d’y installer mes choses, mais l’endroit me résistait, comme pour me dire que ce n’était pas la peine de rester. Je me cognais aux coins d’armoires, contre les coins des murs. Je m’éraflais les doigts sur les irrégularités des tablettes de mauvaise qualité. Mes cosmétiques tombaient dans la toilette parce que la seule façon d’accéder à ces horribles armoires superposées (celle du bas, minuscule où rien n’entrait, et celle du haut, inaccessible pour la moyenne des ours) était de remonter la lunette et de se servir de la cuvette comme d’un escabeau. Le plancher était croche comme le pont d’un navire mal piloté.

L’atterrissage s’annonçait difficile et j’avoue avoir regretté longtemps ne pas avoir tout simplement dit à ces gens que leur appartement pourri, ils pouvaient le garder, que retourner à ça ce n’était plus possible pour moi.

Mais les jours avaient passé et la peine aussi, un peu.

*

Les premiers jours avaient été déstabilisants, malgré ma volonté de ne pas me laisser abattre. J’avais beau habiter sur une de ces longues rues parsemées d’arbres matures (pas moches du tout, il faut le noter), dès que je m’aventurais vers l’ouest, j’échouais sur une artère bordée de commerces mornes et épuisés menant vers une autoroute au nord qui soufflait jusque dans mon appartement une poussière inquiétante. Je devais aussi m’alimenter à partir d’un supermarché glauque où tout ce qu’on y vendait avait l’air d’être en plastique. Les premières fois, j’en étais d’ailleurs ressortie avec un sac presque vide, dégoûtée de l’offre des tablettes tristes.

Puis les jours avaient passé. Les nuits aussi. De mon balcon, je pouvais me raccrocher à un bout de lune parfois. C’était déjà ça : ce rayon entre le feuillage noir des arbres matures me rappelait qu’à défaut de trouver ma place sous le soleil, la lune, elle, accueillait tout le monde, et qu’il ne fallait pas me décourager.

Après cet appartement pourri, il allait y en avoir un autre, un meilleur, peut-être.

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : après la fin d’un monde, il y en aurait un autre.