Vous allez pas crever
Céline Hequet
J’ai déjà raconté ailleurs comment c’est mon contact avec les hommes des sciences sociales qui m’a fait prendre conscience de ma condition de femme. D’abord comme militante, alors que je logeais encore au département beaucoup moins genré de biologie. Puis comme étudiante, quand j’ai finalement trouvé la place qui me convenait en sociologie, après beaucoup d’errance.
Au début, je dois dire, je prenais beaucoup sur moi les disparités que j’observais entre les hommes et moi. Alors que j’avais toujours été une première de classe, multiboursière et polyhonorée, je vivais désormais avec la douloureuse impression d’être constamment à la remorque de mes camarades de classe. Moi qui avais suivi un cursus scientifique dès le secondaire quatre et qui n’avais jamais lu un livre théorique de ma sainte vie, je me sentais comme une parfaite inculte à mon arrivée à l’UQAM et j’avais mal au ventre chaque fois que les autres namedroppaient leurs lectures. À la vitesse où je lisais et étant dotée d’une concentration digne d’un enfant de cinq ans qui vient de manger trois tartines de Nutella, ce retard était et demeure tout simplement irrattrapable.
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis l’époque où la simple idée d’un cercle de lecture me rendait malade, parce que je me sentais profondément idiote et inapte. Avec les bons résultats que j’ai eus dans mes séminaires, un processus de rédaction qui s’est finalement plutôt bien déroulé dans les circonstances (décès d’un parent) et la confiance que l’équipe de Ricochet a accordée à mon écriture, j’ai tranquillement pris confiance en moi.
Cependant, cette prise de confiance s’est révélée à double tranchant. À mesure que je me convaincs que j’ai quelque chose à dire qui mérite d’être lu ou écouté, que j’ai développé une expertise plutôt unique sur les méthodes d’évaluation monétaire de la nature et peut-être un peu, même, sur le néolibéralisme (voyez comme la confiance reste partielle malgré tout), je me rends compte que tout un pan de la vie intellectuelle me demeure inaccessible. J’ai la désagréable impression que plus je m’approche du sérieux, du formel et de l’académique, plus je deviens transparente. Je me sens comme à l’époque où j’étais « la blonde de » : je suis le meuble à côté. Je suis peut-être assez bonne pour être invitée sur une date, mais peut-être pas assez pour participer à leurs colloques ou à leurs ouvrages collectifs. Faudrait pas exagérer quand même!
J’observe autour de moi quelques femmes qui ont réussi à faire leur place dans cet univers et je les admire. Cependant, j’ai l’impression que ce sont toujours les trois ou quatre mêmes qui sont recyclées à chaque panel et qui jouent les token girls dans les revues branchées de l’élite intellectuelle montréalaise. J’ai d’ailleurs eu l’impression d’avoir fait ma place dans Raisons sociales à coups de hache et d’avoir formulé mon texte de telle façon qu’il ne pouvait être refusé.
Ces femmes ont toutes quelques années de plus que moi, alors que je vois beaucoup d’hommes plus jeunes qui ont pris leurs aisances dans ce milieu depuis belle lurette. Elles ont une posture privilégiée par rapport à leurs collègues féminines dont elles ne sont peut-être pas conscientes, mais cette posture est fort peu enviable dès qu’on les compare à leurs collègues masculins. Une amie me confiait récemment qu’elle a été invitée à la toute dernière minute à remplacer un homme sur un panel, lorsque les organisateurs se sont rendu compte, oh surprise, qu’il ne comptait aucune femme. La décision a été prise en catastrophe, si bien que le nom de l’homme remplacé figurait encore sur le programme au moment de la présentation. Ça, c’est la façon dont on traite les rares femmes qui ont atteint les hautes sphères dans le milieu des sciences sociales.
Quand j’entends ces histoires, ça me rend folle de rage. Je dois dire que j’en ai plus que marre de ces ouvrages collectifs d’hommes, de ces revues d’hommes, de ces panels d’hommes et de ces réunions d’hommes. Je me fous de savoir si j’ai moins lu, si ma présentation sera moins solide, si ma voix va trembloter, si mon texte aura moins de notes de bas de page, s’ils n’y ont « tout simplement pas pensé » ou s’ils ont « essayé mais personne n’était disponible ».
Cette situation ne peut tout simplement plus durer. Je le dis et je le répète, même si je suis déjà épuisée : être féministe, ce n’est pas juste une belle petite étiquette qu’on rajoute après anticapitaliste avec une trâlée d’autres termes un peu creux pour se flatter dans le dos. Être féministe, c’est une lutte quotidienne contre un ordre dominant, ce sont des choix et des sacrifices afin de remettre les femmes de l’avant. Les hommes qui ne sont pas prêts à faire ces efforts ne peuvent tout simplement pas être des alliés du féminisme. Les milieux qui ne sont pas prêts à faire de la place aux femmes ne sont pas féministes. Et nous ne demandons pas seulement une place, mais LA place qui nous revient, c’est-à-dire la moitié.
Sinon, on va devoir arrêter de demander gentiment et commencer à exercer un rapport de force. On n’est pas assez bonnes pour militer avec vous ou contribuer à vos réflexions théoriques? Parfait, alors j’imagine qu’on n’est pas assez bonnes non plus pour corriger vos textes, pour fourrer, pour taper les PV ou pour vous torcher. La mixité ne peut pas advenir seulement quand ça vous arrange, quand vous avez besoin d’un reposoir. Vous faites des efforts? Faites-en plus! Vous allez pas crever.