Viril viral

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LORI SAINT-MARTIN

 

 

Annonce vue il y a quelques années dans le métro de Montréal, pour le shampoing Head & Shoulders : « Soyez sans pellicules visibles. Sentez virilement viril. » En la découvrant, j’ai eu le fou rire (« virilement viril », vraiment?), mais apparemment c’était sérieux, très sérieux même : dernièrement, un homme aurait tué une femme parce qu’« elle l’ignorait », bref on ne rigole pas avec la virilité.

Un esprit mal tourné comme le mien invente immédiatement des permutations : « masculinement viril », « virilement masculin » puis, pour voir, « fémininement viril » et, par goût de l’oxymore, « virilement féminin ». Pourquoi la redondance? Pourquoi ne pas se contenter de sentir « viril » (sentir le musc? le bouc? la vieille chaussette?) La terreur qu’on répand : que les attributs masculins et féminins se confondent. La promesse qu’on vend : la possibilité de s’immuniser contre la féminité menaçante. Du shampoing comme talisman, bouclier, potion magique : RIEN de la femme ne subsiste chez l’homme « virilement viril ».

Mais quel est le rapport, me demanderez-vous, avec le sport? C’est une autre campagne publicitaire, à la fois virile et virale, qui permet de faire le lien.

« Smell like a man, man. » Tel était le slogan au ton plus humoristique, mais fondé sur la même redondance, lancé par Old Spice. Des spots colorés et loufoques mettent en scène deux anciens footballeurs, Terry Crew et Isaah Mustafa, qu’on voit parfois seuls, parfois en compétition bruyante, toujours narcissiques : « Ladies, does your man look like me ? No. Can he smell like me ? Yes! ». Abandonnez les « lady-smelling body washes » et vous serez un « vrai homme » (je me demande toujours ce que c’est un « faux homme », mais enfin…)

Toute manifestation culturelle est codée, sexuée : le sport, au même titre que la guerre, la maîtrise du barbecue et la capacité de pisser debout (tous domaines avec lesquels il entretient certaines affinités), fait partie de l’ultra masculin. L’homme « virilement viril » est adepte (ou du moins spectateur) du sport. Pas n’importe quel sport, bien sûr, pas le patinage artistique ou la gymnastique ou la nage synchronisée, mais des vrais sports pour les vrais hommes (encore une fois, la redondance est lourde de sens).

Le sport, c’est la virilité : l’équivalence est claire. Le site Ask Men dresse la liste des 10 sports les plus virils, en commençant par la réflexion suivante : « There’s something deep down inside each one of us that makes us real men. It’s something primal that is at our very core. We can’t name it or say exactly what it is, but we know it’s there. Blame it on too much testosterone, an excess of those competitive juices or even our natural animal instincts, but men like danger. Let’s face it, the rougher the better. [1]»

Le mot « rough » est pour beaucoup d’entre nous inséparable en ce moment de l’expression « rough sex », qui repose elle aussi sur l’idée de la virilité dominante, et d’un certain procès où on tue à huis clos la réputation des femmes. Et voyez la justification : les hormones, l’instinct, ce petit quelque chose de primitif qui fait qu’on ne peut pas agir autrement… Mais passons. Pour la postérité, voici les dix sports les plus virils, dans l’ordre croissant : la lutte sumo, le golf (le golf?), le soccer, le motocross, les arts martiaux mixtes, le rugby, le hockey, la course automobile, la boxe et bien sûr, caracolant en tête, le football… Old Spice a vu juste, paraît-il [2]. Être un homme, c’est donner et recevoir des coups [3], cultiver la vitesse, braver la mort.

Mais pourquoi le golf, honnêtement? Apparemment, « golf is a real man’s game because you can go golfing with your buddies, have a few drinks while playing, talk business, shoot the breeze, and avoid having to listen to the girl nag you to death for five hours or so. And let’s not forget the 19th hole… » [4]. Male bonding, expulsion des femmes, références exclusivement masculines : on dirait le monde de la politique ou le Festival de la bande dessinée d’Angoulême. Le sport exalte le masculin, notamment en excluant les femmes : pouvoir, gloire, argent, éloge de la force, il consolide autant le pouvoir des hommes que les identités de genre figées qui renforcent à leur tour le statu quo.

Mais revenons à Head & Shoulders. Depuis la création du produit, les spots visant les femmes misent sur la terreur d’être prise en défaut : aucun homme n’aimera, aucun patron ne respectera, une pauvre fille pleine de pellicules. Quelques exemples : une jolie femme sort de la douche et virevolte jusqu’à tomber dans les bras d’un homme qui lui embrasse la raie des cheveux. Une jolie femme se cache sous la table d’un restaurant, en principe pour ramasser sa serviette, en réalité pour se gratter la tête à l’insu du beau garçon assis en face d’elle, puis se lève, fière de son astuce, mais décoiffée. On n’est pas si loin de la publicité des années 1960, qui montre une femme au bureau et parmi ses amis, ses épaules couvertes de pellicules, puis, après avoir utilisé le produit, en tête-à-tête avec un homme qui se dit « pretty hair ». Aujourd’hui comme hier, l’homme est juge de la « réussite » féminine.

Du côté des hommes de Head & Shoulders, c’est un autre monde, celui, précisément, du sport : les athlètes célèbres défilent, filmés dans le stade, dans le vestiaire, dans la piscine (Michael Phelps, « le plus grand Olympien de tous les temps »). Lionel Messi, Antar Yahia et bien d’autres : en uniforme, ils courent, frappent le ballon, font des accolades à leurs camarades de jeu. Naturellement, ils n’ont pas une seule pellicule, ils n’ont même pas peur d’en avoir; le regard admiratif de la foule porte sur eux, mais ils ne pensent qu’à gagner. Là où les femmes sont paralysées par la honte ou le doute, eux parlent de performance, de dépassement de soi, de porter sur ses épaules « les ambitions d’une équipe et la fierté d’une ville » [5]. Surtout, pas une femme n’apparaît à l’écran. Ils travaillent, jouent, gagnent, perdent, se soutiennent entre eux : le boy’s club vit et prospère.

Et plus ça change, moins ça change… La campagne Old Spice a beau pousser la parodie à l’extrême (à un moment, Isaah Mustafa joue aux échecs avec un lion), elle repose tout de même sur une dichotomie sexuelle presque absolue. Et Head & Shoulders, au lieu de valoriser des athlètes femmes, mise sur Sofia Vergara et sa famille. Dans un spot, elle sourit et jouit en se savonnant les cheveux sous la douche, puis, parfaitement coiffée et très court vêtue, se prépare un smoothie, le tout commenté, évidemment, par une voix off masculine [6]. Aux hommes, les stades, la montagne, le plein air; aux femmes, la salle de bains et la cuisine. À eux, la solitude des grands, mais aussi la robuste camaraderie virile; à elles, la recherche d’un regard masculin.

Les athlètes masculins sont des corps, bien sûr, mais des corps qui font; le corps des femmes doit plaire, vieille dichotomie. C’est en exploitant la beauté des femmes, et non leurs capacités sportives, qu’on fait fortune. Exemple extrême : l’émission la plus rentable du Mexique, El tiempo, un bulletin météorologique où défilent des « muñequitas » (petites poupées) très jeunes, minces, pulpeuses et à peine, mais vraiment à peine vêtues [7]. « C’est important d’avoir un bon physique, dit l’une d’entre elles. Qui veut regarder des gens laids? C’est assez pour vous faire changer de poste… » Pourtant, on voit un extrait du générique de la fin, où les présentatrices se déhanchent en compagnie des hommes qui font l’émission, vêtus jusqu’au cou, d’ordinaires à laids, et plus âgés qu’elles de plusieurs décennies (à peu de choses près, c’est les Oscar : hommes de tous les âges couverts jusqu’au cou, femmes en général jeunes et montrant de grandes quantités de peau).

Les Miss Météo « font partie de la culture mexicaine, et on ne peut aller contre le courant », affirme un commentateur, tandis qu’un autre dit sans rire que « les femmes ont un don spécial pour présenter les prévisions météorologiques ». Entre culture et nature, l’entente est parfaite : les mêmes vieux suspects distribuent les rôles de toute éternité. Pourtant, il faut une discipline corporelle immense, aussi grande sûrement que celle de l’athlète de point, pour ressembler aux chicas del clima (sans parler des chirurgies, bien sûr, mais c’est une autre histoire) : la quête de la beauté est aussi un sport extrême, qui tue peut-être aussi souvent que le football ou la boxe. Nelly Arcan, Micheline Charest et beaucoup d’autres en savaient quelque chose.

Quand j’étais une petite fille, j’adorais patiner — même si j’étais nulle — jusqu’à avoir les pieds si gelés que j’en pleurais de douleur. Mais on pouvait rarement y aller, mes copines et moi : la patinoire aménagée chaque hiver dans la cour d’école était monopolisée par les garçons qui jouaient au hockey. On n’aurait jamais osé s’aventurer dans cet espace où régnaient les lames et les bâtons et les cris des garçons. Ce n’est pas une si mauvaise image, au fond, du monde comme il va, encore aujourd’hui. Sauf que les filles ont commencé —heureusement — à exiger leur juste temps de patinoire. Même si les règles du jeu ne changent pas vite.

Le sport a mille vertus, bien sûr : c’est la force, la beauté, le dépassement de soi, l’effort solitaire ou collectif, l’adrénaline, la vitalité. Mais c’est aussi, et souvent, et peut-être avant tout, un puissant vecteur de la domination masculine.

 


 

[1] https://ca.askmen.com/top_10/sports/top-10-man-sports.html

[2] Il y a aussi, croyez-le ou non, les « 10 légumes les plus virils » et les « 10 chiens les plus virils ».

[3] Cette logique contamine d’autres sphères : le dernier numéro du Magazine littéraire s’intitule : « Le combat Cervantès-Shakespeare » et montre les « titans » armés de gants de boxe.

[4] Canular, cette idée selon laquelle le nom du jeu serait un acronyme  de « Gentlemen only, ladies forbidden »? Probablement, mais c’est tout de même l’absence des femmes qui fait la beauté du jeu, selon Ask men.

[5] https://www.youtube.com/watch?v=SG5CJsMsbDk

[6] https://www.youtube.com/watch?v=1inS6zRlI6E

[7] https://internacional.elpais.com/internacional/2016/01/20/mexico/1453260912_983797.html