La vie adulte ou l’âge des paradoxes
MARYSE ANDRAOS
Illustration : Nadia Morin
Dans une autre vie, j’ai enseigné le français à des étudiant.e.s qui avaient à peu près mon âge et qui, pour m’interpeller, n’avaient d’autre réflexe que de me donner du madame. « Madame », m’apostrophaient-ils d’une voix inquiète, « c’est à l’encre ou à la mine, on a-tu droit aux notes madame, expliquez-moi donc ce qu’on est censé.e.s faire; mes rêves étaient si doux pendant que vous parliez ».
C’était la première fois que j’étais ainsi sacrée madame à l’unanimité, et j’avoue en avoir subi un choc. J’avais passé l’été à me tenir avec des punks, à boire des cannettes de bière dans les parcs, à faire les festivals et à uriner dans des ruelles. On me cartait régulièrement à la SAQ et tous.tes les technicien.ne.s auxquel.le.s je m’adressais au cégep me prenaient pour une étudiante. La jeunesse, autant se le dire, n’était pas loin derrière. Et j’avais beau avoir postulé à cet emploi, passé une entrevue et un examen de sélection, c’est bête, je ne m’étais pas préparée à devenir aussi unilatéralement madame du jour au lendemain.
Quoi de plus naturel, pourtant? Aucune autre option ne tenait la route. Le titre de mademoiselle, daté et connoté, évoquait un destin marital, voire l’incapacité à trouver parti. Quant à mon prénom, il aurait fait l’affaire en garderie ou au primaire, mais certainement pas avec des étudiant.e.s de cinq ans mes cadet.te.s, voire parfois mes aîné.e.s, qui l’oubliaient volontiers dans la folie de la rentrée ou la brume d’un joint. Prête ou pas, il me fallait répondre à ces apostrophes comme à une identité première, car nul doute que l’appellation de madame est performative, et qu’à force de se faire attribuer un titre, on finit par être convaincue de sa vérité.
Ce qui me choquait, dans cette désignation, c’est qu’elle confirmait les conséquences inéluctables du début de ma vie professionnelle sérieuse, l’entrée dans le rang pur et dur des adultes, autant dire la fin du fun. Ma nouvelle fonction venait effectivement avec un arsenal de rigidités qui menaient en ligne droite à la vie casée. Être bien mise et organisée, avoir en permanence à ma disposition un bloc de papillons adhésifs (oui, c’est ainsi que l’on dit post-it en bon françâ) et une agrafeuse (pas une brocheuse), nettoyer soigneusement mes chaussures (je n’avais jamais imaginé que les gens faisaient une telle chose auparavant), ne plus sacrer, roter et m’asseoir sur n’importe quel morceau de béton pour fumer des cigarettes, bref, respecter un minimum de décorum pour être prise au sérieux, voilà ce qui était attendu. Tout prévoir, se soucier des apparences, embrasser la conformité : la plupart des milieux professionnels, à vrai dire, auraient exigé cela à un degré ou à un autre, et je réalisais à présent qu’être madame n’était peut-être pas tant une question d’âge que de fonction sociale.
Une recherche rapide dans le dictionnaire m’apprend que si le titre, à son apparition, marquait la haute naissance de l’intéressée, notre époque « démocratique » s’est chargée de lui enlever toute sa noblesse : une madame, dans le Québec moderne, c’est une « femme quelconque, non identifiée »; mieux encore, dans le langage enfantin, « tout individu de sexe féminin » (qui ne s’est jamais fait ordonner, dans un passé plus ou moins refoulé, de dire bonjour à la madame?). C’est donc la voie que finissent par prendre toutes les femmes à leur insu, une sorte de destin aussi inéluctable que l’apparition des rides, des cheveux blancs et de la nuque courbée. Comme aurait dit l’autre, on ne naît pas madame, on le devient : c’est la vie qui force la madame en soi.
Mais si on les regroupe toutes sous le même terme, force est de constater que les madames se déclinent en plusieurs variétés. Une avocate faisant claquer ses talons sur les parquets glacés du palais de justice de Montréal mérite tout autant ce titre qu’une horticultrice de région qui tricote des tuques le soir en écoutant des livres audio; pourtant, elles sont loin de faire partie du même clan, ni d’être soumises aux mêmes exigences. L’horticultrice se tient probablement avec d’autres madames bohèmes de Val-David qui la pressent d’avoir son propre compost et de s’enligner vers le zéro déchet; mais malgré ces relatives pressions, elle peut rester funky avec ses lunettes aux montures orange sans que personne mette en doute sa légitimité. L’avocate, elle, a un pouvoir et un statut à défendre. Elle doit s’acheter une garde-robe entière de tailleurs, de toges, de bas de nylon et de bottillons pour garantir sa crédibilité. Elle n’a pas de marge de manœuvre avec les apparences : toute sa vie est un rapport aux lois, à leur respect et à leur application.
À mi-chemin entre l’horticultrice et l’avocate, la madame prof que je me sentais tenue de performer occupait une posture d’autorité, mais gardait un certain droit à la wildness : manier le stylo rouge avec sérieux n’excluait pas le port d’un anneau dans le nez ou de quelques mèches de cheveux colorées. C’est du moins ce que je découvrais en rencontrant mes inspirantes (et rebelles) collègues. L’important, me disais-je en les observant du coin de l’œil, c’était d’être cohérente. Trouver une façon habile d’incarner et de défendre ses contradictions avec le système.
Comme elles, j’aspirais à négocier mon ipséité à l’intérieur du cadre, à trouver un moyen d’en dépasser les limites. Mais je croulais sous d’autres pressions. Les péripéties de photocopieurs, les soporifiques corrections jusqu’aux petites heures, la gestion de cellulaires en classe et de courriels d’étudiant.e.s angoissé.e.s à la maison faisaient prodigieusement mousser la broue dans mon toupet. Mon baby face n’aidant pas à ma crédibilité, il m’était plus souvent demandé qu’à d’autres de faire la preuve de mes compétences, alors que je m’occupais déjà très bien moi-même de me taper sur la tête, persuadée de n’être ni assez bonne, ni assez cultivée, ni assez éloquente. Si mon nouvel emploi m’accordait un statut privilégié, celui-ci restait flageolant et exigeait que je me montre en permanence à sa hauteur, un peu comme les transfuges de classe qui jouent les codes prescrits dans leur groupe social d’élection, rongé.e.s de terreur à l’idée d’être démasqué.e.s.
Je crois sincèrement que si j’avais eu la réelle prestance d’une madame, on m’aurait laissée tranquille. Être une madame, ça vieillit. Ça rend respectable. Ça donne surtout un rôle défini dans cette société.
En tant que jeune prof, j’ai finalement adopté les attributs de la madame bourge comme un pis-aller auquel on prend goût. Ça a débuté subtilement. Je me suis mise à fréquenter les boutiques du centre-ville au lieu de me greyer d’oripeaux chez Renaissance, collectionnant les articles de papeterie, les bottes en vrai cuir et les chandails rayés. Puis, n’en pouvant plus de corriger en écoutant mes colocs avoir la vingtaine festive, je me suis payé la joie d’avoir un appartement à moi seule nanti d’un grand bureau et d’une imprimante. Je fréquentais à présent d’autres bourgeois avec qui j’allais au restaurant munie de mon porte-monnaie Fossil et de mon manteau Kanuk. Ces nouveaux luxes étaient certes permis par mon salaire de madame, mais ils correspondaient à de réelles exigences professionnelles. Il m’était plus simple, dans un premier temps, d’endosser l’éthos prescrit, qui me paraissait tout ce qu’il y a de plus inoffensif.
Ma vie de nouvelle riche n’a cependant pas fait long feu : à force de vomir de nervosité dans l’exercice de mes fonctions, j’ai fini par abandonner cette madame étouffante. Mes revenus ont chuté dramatiquement. Et j’en ai été soulagée.
Quelques années ont passé. J’ai changé de vie, travaillé six mois dans un bureau, voyagé un peu. Progressif et inconstant, mon devenir-madame a fluctué au gré des milieux professionnels et des libertés retrouvées. Il y a eu des creux et des regains, des jobs d’adulte et des étés de festivalière, des phases en voiture et d’autres sur le pouce, une succession de paradoxes et de crises identitaires où j’ai déployé une polyvalence qui continue de m’étonner. Peut-être que c’était là une transition normale, que devenir madame, c’était avoir une double vie, épouser temporairement la norme et s’en délester comme on troque ses bas de nylon pour des joggings et sa blouse immaculée pour un coton ouaté informe en revenant du travail.
Un jour, je n’ai plus su quel était le véritable déguisement : celui de la partouze circassienne ou du cubicule cendré, de l’anarchiste ou de la bourgeoise, de la vagabonde débauchée ou de la studieuse nonne enfermée dans son cloître. Les hippies de Rainbow en Gaspésie me gossaient, les militant.e.s d’asso croisé.e.s dans des partys me mystifiaient, les homophobes de bureau me donnaient des rages froides. Je n’appartenais à aucun groupe et pourtant, d’un point de vue extérieur, chacun aurait pu m’attribuer l’étiquette de l’autre, me ranger dans la case de l’ennemi. Trop madame pour les un.e.s, vague rebelle adulescente pour les autres, je ne savais plus distinguer ce qui m’appartenait – ce que j’avais réellement choisi – et ce que j’avais momentanément reproduit pour me faciliter le quotidien.
La révélation s’est produite il y a un peu plus d’un an. Je séjournais alors dans une région éloignée du Québec où, le temps d’un spectacle, j’ai retrouvé une atmosphère familière : celle d’un groupe de musique à l’humour absurde qui me rappelait l’énergie de Mise en demeure. Des gars dans des déguisements d’animaux sur une scène truffée d’objets ridicules, des blagues étirées dans des refrains répétitifs, une atmosphère irrévérencieuse me projetaient sept ans en arrière, dans ma prime jeunesse de militante. Or, le public, au lieu d’être exclusivement composé d’une frange d’anarcho-uqamien.ne.s, réunissait des cégépiens, des mononcles et des matantes, des parents avec leurs jeunes enfants, et j’observais, amusée, tout ce beau monde se trémousser comme il le pouvait sur cette musique déconcertante. Mes voisines, des madames à la trentaine rebelle, déployaient avec talent et imagination une gestuelle un tantinet ringarde qui témoignait de ce qu’avait dû être leur adolescence dans les années 90, et je me suis prise à penser pour la première fois que je devais être exactement comme elles, me croyant dans le coup, mais en réalité irrémédiablement décalée.
C’est à ce moment précis que j’ai compris que je ne reviendrais plus en arrière. Que la madame imposée que j’avais incarnée par commodité était devenue avec le temps une partie intégrante de ma personne, modifiant insidieusement mes goûts, mes pensées, mon langage et ma gestuelle, à un point tel que je ne pourrais même pas cesser de l’être si je le décidais. J’étais condamnée à danser comme une madame, à rire comme une madame, à m’habiller comme une madame, à vivre, désirer, jouir et souffrir comme une madame.
J’avais déjà des habitudes bien établies. Un goût de plus en plus affirmé pour la propreté, les petites habitudes chez Costco, les comédies romantiques; une passion secrète pour les sœurs Boulay et Louis-Jean Cormier (je m’étais même surprise à glousser sous l’emprise de son charme à un de ses spectacles). J’étais bel et bien cette madame qui croit avoir une culture générale, lire les bons livres (ceux dont tout le monde parle), être au courant de l’essentiel, du bon et du beau, mais qui au fond ne pige que dalle aux véritables trends de l’heure, celle qui a beau faire sa course matinale sur les réseaux sociaux et les podcasts de Radio-Canada, elle ne pourra jamais rattraper ce monde dont la vitesse l’excède.
J’avais passé mon été, il faut le dire, avec des gens plus jeunes que moi, dont je goûtais l’intensité autant que je l’enviais. Je les regardais, ces gens, se coiffer, se vêtir, bouger, parler des théories en vogue dans le milieu universitaire que je ne fréquente plus, danser avec grâce au rythme de la musique pop queer world beat que je n’avais jamais entendue et que j’adorais, exulter de liberté sur les plages de sable blond et les vertes collines, et je savais que la coolness était en train de m’échapper. J’étais en décalage; je ne captais plus les codes.
Je n’étais plus celle qui se couche à pas d’heure à la belle étoile, ne se lave que dans la mer, vit en communauté dans une maison à l’abandon. Je n’en avais plus l’envie ni la force. J’aimais mon confort, ma voiture, ma douche, mon toit chèrement payés que j’en étais venue à considérer comme des besoins essentiels. Quand on a goûté au repos d’un bon lit, difficile de revenir vers le futon.
Et peut-être que c’était mieux comme ça. Peut-être que ma version de la madame, aventureuse mais un peu rigide, désorganisée à ses heures, mais bien ancrée dans les responsabilités du monde adulte, était plus près de moi que la bohémienne de dix-huit ans ou la punk de vingt-deux ans que j’avais été, libre mais astreinte à des codes de pensée étroits et sans nuances. Je me connaissais mieux. Me moucher à l’indienne au coin de Saint-Denis sur mon vélo d’hiver faisait autant partie de mon identité que d’aller magasiner un sac à dos en cuirette chez La Baie. Et les paradoxes, maintenant, ne me faisaient plus peur.