UQAM champ de bataille: Histoire (incomplète) des actions féministes sur le campus

Universite

 

ANONYM@S

[version modifiée et mise à jour — hiver 2016]

 

 

Hier matin, un autre scandale à l’UQAM : «Les auteures de la campagne d’autocollants visant des professeurs de l’UQAM sont parvenues à “usurper” une liste d’envoi de courriels de l’administration» […] Les auteures de la campagne de diffamation affirment que l’«anonymat permet un rapport de force […]». Je ne crois pas que l’UQAM soit devenue un champ de bataille. L’anonymat de ces amazones leur permet de paraître plus nombreuses qu’elles ne le sont réellement. […] Elles nuisent aux véritables féministes qui militent pour l’égalité et la justice. […] Bref, elles nuisent aux idéaux de la Révolution tranquille dont l’UQAM, fondée en 1969, est le joyau. Vos «dénonciations», votre «justice transformatrice», on va s’en passer.

Maxime Bonin, 2014[1]

 En tant que féministe, je sais que la révolte des dominées prend rarement la forme qui plairait aux dominants. Je peux même dire : elle ne prend jamais une forme qui leur convient. Et aller plus loin : ce que les dominants attendent, c’est qu’on demande ses droits poliment, et que si on ne les obtient toujours pas […] on fasse comme si de rien n’était. Et c’est bien vrai que cela ne fait pas de différence, pour les hommes, si la violence masculine contre les femmes est éradiquée demain ou dans 100 ans. Et que cela ne fait pas de différence, pour les Blancs, si le racisme est éradiqué demain ou dans 100 ans. Ce qui est grave en revanche, aux yeux des dominants, c’est que les opprimés «se trompent de réponse». C’est cela qu’il est urgent de corriger, de réprimer, de mater.

 Christine Delphy, 2004[2]

 

Voici une brève histoire des actions féministes survenues sur le campus de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), en particulier celles menées en réaction à du harcèlement et des agressions sexuelles (mais pas uniquement). L’idée d’écrire cette histoire n’est pas originale ; elle circulait depuis quelques années déjà, avant que ne survienne le Stickergate à l’automne 2014, soit le placardage anonyme d’autocollants sur les portes de bureau de professeurs dénonçant le harcèlement et les agressions sexuelles.

L’histoire proposée ici reste malheureusement incomplète. Elle a été reconstituée à partir d’écrits sur le féminisme et sur le mouvement étudiant au Québec, de journaux, y compris de publications étudiantes et militantes, et surtout de témoignages livrés par un peu plus d’une douzaine de féministes actives à l’UQAM dans les années 1970, 1990 et 2000, dont certaines ont consulté d’anciennes amies pour raviver leurs souvenirs. Le matériel ainsi récolté est riche, mais il est possible que certains faits soient présentés de manière un peu déformée, les diverses sources n’étant pas toujours concordantes quant aux dates ou aux faits eux-mêmes. C’est que la mémoire peut faire défaut (ou jouer des tours) après tant d’années, tant d’actions, et tant d’agressions… De plus, chaque action ou mobilisation est ici décrite trop brièvement, sans prise en compte des réflexions et des débats entre militantes, du processus collectif et du bilan, ni des jeux d’alliance et des rapports de force. Bref, celles qui ont participé à ces actions ou qui en ont été témoins penseront certainement que bien d’autres précisions auraient pu être apportées pour saisir tous les aspects de chaque situation (pour cela, d’autres témoignages auraient dû être recueillis et d’autres sources consultées, comme les archives de certains groupes militants, d’associations étudiantes, de syndicats, etc.). Enfin, plusieurs féministes ont évoqué des actions importantes, mais qui ne sont finalement pas rapportées ici, ou que très brièvement, car elles se sont déroulées hors du campus de l’UQAM, soit en rapport avec des féministes d’autres universités, ou lors de mobilisations sans lien avec la vie universitaire.

 

Retour historique : la fondation de l’UQAM

L’UQAM a été fondée en 1969, à une époque où un «mouvement de la jeunesse» conteste l’ordre établi un peu partout en Occident, alors que les forces anticolonialistes se battent les armes à la main, hors de l’Occident. Même si le mouvement étudiant au Québec est très dynamique et contestataire, les militantes féministes se retrouvent surtout à l’Université McGill et à l’Université de Montréal. L’UQAM est alors une institution minuscule, surtout en comparaison des deux autres universités, plus anciennes. De son côté, le Front de libération des femmes (FLF), lancé en 1969, compte au tout début de son existence, une trentaine de membres, mais les étudiantes sont une minorité parmi ses militantes francophones: en effet, la plupart des militantes francophones du FLF occupent le marché du travail et proviennent de divers groupes de gauche de l’époque. Par contre, les étudiantes anglophones qui se retrouvent au FLF jusqu’en septembre 1970 sont nombreuses et viennent toutes de l’Université McGill, comme Karen Messing (à l’époque connue sous le nom de Karen Aldroos, de par le nom de son mari), et qui sera professeure à l’UQAM à partir de 1976, au département des sciences biologiques [3].

S’il n’y avait pas une majorité d’étudiantes universitaires chez les militantes francophones du FLF, il y en avait bien quelques-unes parmi les sept membres de la cellule X ou Action-choc qui ont mené l’Action des jurées, le 1er mars 1971. Action féministe de subversion, — alors que le Québec est encore sous la Loi des mesures de guerre — effectuée sous le double objectif de mettre le nouveau féminisme «sur la mappe» et de protester contre l’exclusion des Québécoises de la fonction de jurée, sept militantes jusqu’alors assises dans la salle d’audience se lèvent, criant en chœur « Discrimination ! » et « La justice, c’est de la marde ! », marchent jusqu’au prétoire et vont occuper le banc des jurés. Ces militantes écoperont d’une sentence de quatre semaines de prison pour cinq d’entre elles et de huit semaines pour les deux autres. Les femmes du Québec seront finalement admises dans les jurys, le projet d’amendement à la loi sexiste étant déposé trois semaines après leur sortie de prison et la nouvelle loi étant sanctionnée à Québec le 18 juin 1971.

Parmi les militantes ayant participé à cette action, Louise Toupin était assistante de recherche en science politique à l’Université de Montréal. Nicole-Ange Dostie avait participé à l’automne 1968 à l’occupation pendant six semaines de l’École des beaux-arts, par la suite incorporée à l’UQAM. Arlette Rouleau était passée en coup de vent à l’UQAM. Et Marjolaine Péloquin, qui travaillait au Conseil de développement social de Montréal, avait suspendu pour un temps ses études de baccalauréat en histoire à l’Université de Montréal, études qu’elle terminera à l’UQAM à l’hiver 1972, après la dissolution du FLF fin novembre 1971. Parmi les sympathisantes du FLF, on comptait Lise Landry, peintre et chargée de cours en arts à l’UQAM, et son étudiante Michèle Gosselin-Gauthier, qui va mourir le 29 octobre 1971 d’une crise d’asthme fatale provoquée par la violente répression policière d’une manifestation d’appui aux travailleuses et travailleurs de La Presse en lock-out [4].

Marjolaine Péloquin sera donc brièvement étudiante à l’UQAM en histoire à l’hiver 1972 : elle y suivra les quatre cours facultatifs nécessaires pour terminer son baccalauréat en vue de l’obtention de son diplôme à l’Université de Montréal. L’ex-militante du FLF a alors participé à la réflexion animée par la professeure Yolande Cohen pour la mise sur pied du premier cours sur «la condition féminine». Il sera offert en 1972 sous la forme d’un cours multidisciplinaire enseigné en collaboration par des professeures et des chargées de cours (ces dernières étant payées à même le salaire des professeures à temps plein[5]). La même année, l’Université McGill offre aussi un cours sur les femmes. Il faudra attendre 1975 pour que l’UQAM offre un autre cours sur la «condition féminine[6]», alors que l’année précédente huit cégeps anglophones avaient proposé des cours sur ce thème. L’Institut Simone de Beauvoir est fondé en 1976 à l’Université Concordia, le McGill Centre for Women’s Studies en 1978, le Groupe interdisciplinaire d’études et de recherches féministes – GIERF – à l’UQAM en 1978, qui deviendra en 1990 l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF)[7].

Pour replonger dans l’ambiance politique et intellectuelle de l’époque, on lira avec intérêt le roman Maryse, de Francine Noël. Elle raconte l’histoire d’une étudiante en arts puis en littérature, au tout début de la «nouvelle université populaire, bidulaire et débonnaire». Maryse se retrouve en couple avec un étudiant marxisant très prétentieux, machiste et qui finira par la battre à coups de poing, avant de feindre s’intéresser à la «condition féminine». Un passage particulièrement marquant traite de manière humoristique et surréaliste de la «Guerre des murs», soit le bras de fer entre un groupe étudiant anonyme qui prend les murs de l’UQAM comme lieux d’expression politique et artistique, et l’administration qui essaie d’identifier ces vandales et de les arrêter. Selon un des personnages du roman, enseignant à l’UQAM (et qui aura une relation amoureuse avec une de ses étudiantes au destin tragique), ce conflit «demeurait un des litiges universitaires les plus significatifs de la décennie soixante-dix» ! Il s’agissait d’«une épopée ubuesque où s’affrontaient l’Imagination et le Crétinisme[8]». Dans ce même roman, une étudiante, amante clandestine d’un autre professeur de littérature, expliquera : «[j]e ne contrôle rien, je suis celle qui cède, celle qu’on cache, je suis la doublure, l’ombre [9]».

Dans son autobiographie Depuis toujours (2013), Madeleine Gagnon, qui a été professeure de littérature à l’UQAM à la même époque, se rappelle pour sa part de l’impact positif de l’arrivée du féminisme à l’université :

Les conversations et les discussions s’ouvrirent à cette nouvelle conscience de la condition féminine. De nouvelles exigences avaient désormais des répercussions sur nos contenus de cours de même que sur notre vie syndicale et sur certains articles de notre convention collective. Un comité intersyndical sur la condition féminine fut créé auquel siégèrent des étudiantes. Nous fûmes tous bouleversés, garçons et filles, de ce que nous venions de mettre en place. Des professeures, employées de soutien, chargées de cours et étudiantes discutaient ensemble des mêmes questions brûlantes. Naquirent des problèmes que nous avions ignorés jusque-là, liés au harcèlement, aux dominations indues, aux séductions violentes [10].

Il y avait aussi des «groupes de conscience» qui permettaient de nommer les problèmes entre femmes. Cela dit, des femmes contactées dans le cadre de cette recherche historique se rappellent que l’ambiance était plutôt libertine à l’UQAM à la fin des années 1970 et au début des années 1980, en particulier dans des «modules» (le nom des départements d’alors) de sexologie, communication et sociologie. Les professeurs étaient souvent jeunes, plusieurs étaient progressistes et apparaissaient aux yeux des étudiantes plutôt charismatiques et séduisants. À la fin des années 1970, un jeune professeur en communication, marxiste flamboyant et proféministe affiché, séduisait régulièrement des étudiantes, ce dont sa conjointe se plaignait à d’autres étudiantes. Après plusieurs plaintes de la part de collègues femmes, il a quitté l’UQAM au milieu des années 1980 (il n’est pas assuré qu’il ait été congédié, ou qu’il ait démissionné sous la pression).

 

Les années 1980

 Une féministe qui a étudié en sexologie au début des années 1980 se souvient d’une histoire quelque peu semblable :

Le spectre du SIDA n’était pas encore présent et […] [l]a barrière entre profs, chargés et chargées de cours et étudiantes/étudiants était très poreuse et nous ne remettions pas cela en question. Je me souviens d’un prof (excellent pédagogue, par ailleurs) qui avait sa maîtresse-étudiante chaque session. Il choisissait une fille, vive, intelligente, belle et, loin de la favoriser, la maltraitait tout au long de la session avec des remarques désobligeantes et humiliantes. On en parlait peu et si je trouvais le comportement du prof odieux, j’avais plutôt tendance à blâmer les filles qui avaient la naïveté de se placer dans cette situation. J’en ai un peu (beaucoup) honte maintenant. J’en avais encore beaucoup à apprendre sur les subtilités des rapports de pouvoir.

Elle poursuit ainsi son témoignage :

À ce moment-là, j’étais déléguée du module de sexologie à la Plénière intermodulaire (PIM) de l’AGEUQAM [Association générale des étudiants de l’UQAM]. C’était la première fois que “sexologie” s’impliquait dans l’association étudiante. Le simple fait d’étudier dans cette discipline provoquait des fous rires chez les plus progressistes et une brochette de farces salaces portant essentiellement sur les examens pratiques. Déjà, la simple mention d’être étudiante dans cette matière vous rendait sexuellement disponible […]. [Mais] pour être franche, nous parlions peu, voire TRÈS peu, des diverses agressions à caractère sexuel. Le milieu militant était loin d’être conquis aux idées féministes, mais nous étions quelques-unes, solides et unies, et nous tentions d’imposer quelques règles comme la féminisation du langage par exemple. Lors des réunions, à chaque omission de féminisation, nous devions mettre 25 sous dans un pot. Des gars arrivaient aux rencontres avec des poignées de 25 sous qu’ils lançaient tout au cours de leurs interventions…

Cela dit, une femme chargée de cours à l’UQAM dans les années 1980 se souvient qu’au début de cette décennie, le Comité de condition féminine du Syndicat des chargées et chargés de cours de l’UQAM (SCCUQ) avait fait adopter une résolution spécifiant qu’il ne défendrait pas les membres accusés de harcèlement ou d’agression sexuelle, même si cette décision contrevenait à une obligation syndicale. Les féministes du syndicat menaient aussi des actions collectives. Par exemple, quand une plainte était déposée au sujet d’un chargé de cours pour harcèlement ou agression, trois ou quatre femmes du Comité de condition féminine l’«attendaient» à la sortie de sa classe pour lui «parler dans le casque». Elles l’informaient qu’elles étaient au courant, lui rappelaient que le syndicat ne le défendrait pas et lui indiquaient qu’elles étaient prêtes à ébruiter l’affaire s’il recommençait. Ce type d’action collective a aussi été mené lorsqu’il n’y avait pas de plainte formelle, mais «des rumeurs suffisamment persistantes». La tactique semble avoir porté ses fruits.

C’est en apprenant que le SCCUQ avait adopté cette décision de ne pas défendre ses membres harceleurs et agresseurs, que des militantes féministes du Syndicat des étudiant.es employé.es de l’UQAM (SÉTUE) ont avancé une proposition similaire en assemblée générale, en février 2014. Le SÉTUE avait déjà déclaré à l’assemblée du 16 janvier s’opposer «à toute forme d’oppression et d’inégalité, notamment au patriarcat, au racisme et à l’hétérosexisme» et avait affirmé adopter «des pratiques et discours féministes». Le syndicat a donc décidé «[q]u’advenant un conflit portant sur un cas d’agression sexuelle ou de harcèlement de la part d’un-e membre du SÉTUE, que le SÉTUE puisse ne pas représenter ce membre contre l’employeur. La décision de représentation de ce membre incombe au comité exécutif, et doit être exposée au conseil syndical suivant la décision. […] Qu’advenant qu’une personne de l’équipe syndicale du SÉTUE soit accusée d’agression sexuelle ou de harcèlement, que la participation de cette personne à l’ensemble des instances du SÉTUE sur lesquelles elle est élue ou nommée soit suspendue».

Dans les années 1980, des étudiantes se mobilisaient contre des professeurs qui n’incorporaient pas d’approches féministes dans leur enseignement. Il s’agissait par exemple de remettre en question l’approche hétéronormative hégémonique dans le module de sexologie. Le cours «Déviances sexuelles» a été renommé «Variations du désir sexuel», mais l’approche restait celle de la déviance. Le Comité des femmes en sexologie avait chanté cette chanson lors du premier sexo-show, sur un air western :

Tu sais je suis étudiant en sexologie

et j’suis d’accord avec le mouvement féministe

Ce que j’aimerais c’est d’apprendre une nouvelle technique

pour te cruiser sans que tu m’demandes que j’m’implique

 

J’t’aime pour ta tête et pour tout ce qui a dedans,

c’pas ton body, je l’avais même pas remarqué

C’est vrai c’est beau parler de l’égalité,

un coup ça dit on pourrait peut-être bien procéder

 

Viens-tu chez-nous, j’aimerais bien pouvoir te montrer

Mon dernier livre sur le véritable art d’aimer

 

Ben non, mon gars moi les gars ça fait pas triper

J’t’ai tu dis ça ma blonde a s’en vient me chercher

OK, OK, c’t’encore une maudite enragée

Une autre femme étudiante à la même époque se souvient d’avoir participé à une action de perturbation d’un cours d’un professeur (en science politique ou en sociologie) misogyne et masculiniste, et qui considérait de plus que le féminisme n’était pas un mouvement social. Des militantes avaient perturbé son cours avec des pancartes féministes, pour lui montrer que le féminisme existait bel et bien.

Dans les années 1980, les étudiantes féministes priorisaient la lutte pour le droit à l’avortement (criminalisé jusqu’en 1988) et se mobilisaient contre la pornographie. Un militant a été dénoncé publiquement, car il consommait de la pornographie, et les étudiantes de l’UQAM ont participé à quelques manifestations et actions autonomes dans le Quartier latin devant des bars de danseuses nues[11] et des magasins de vidéos pornographiques (des vitrines avaient été fracassées). Sans qu’il n’y ait de lien entre les deux phénomènes, c’est à peu près à la même époque à Vancouver, le 22 novembre 1982, que la Wimmin’s Fire Brigade attaquera à coups de cocktails Molotov trois succursales de Red Hot Video. Dans leur communiqué, les militantes expliquaient que cette chaîne vendait des «vidéos qui montrent des femmes et des enfants être torturé-e-s, violé-e-s et humilié-e-s. Nous ne sommes pas une propriété que les hommes peuvent utiliser et abuser. Red Hot Video fait partie de l’industrie multimillionnaire de la pornographie qui enseigne aux hommes à associer la sexualité à la violence. […] Il s’agit d’un acte d’autodéfense contre la propagande haineuse[12]».

Quant au mouvement antichoix, il était très présent sur les campus, et une centaine d’étudiantes et d’étudiants ont perturbé la présentation du film antiavortement Le cri silencieux, à l’UQAM. L’animateur radiophonique Gilles Proulx avait par la suite accusé en ondes un des étudiants ayant participé à l’action d’avoir brimé la liberté d’expression. Des étudiantes de l’UQAM ont aussi pris part à des contre-manifestations face à des vigiles antichoix devant l’Hôpital général, et avaient répondu à l’initiative d’un groupe autonome de féministes lesbiennes qui était parvenu à perturber à l’Université McGill une conférence sur la False Memory Syndrome (le syndrome des faux souvenirs) en criant des slogans et en lançant des bombes puantes. Le chroniqueur Richard Martineau avait critiqué l’action, y voyant de la censure et une entrave à la liberté d’expression. «On se faisait souvent traiter de fascistes», se rappelle une femme qui étudiait à l’UQAM à l’époque.

Du côté du mouvement étudiant institutionnalisé, le milieu était «très mâle», et contrôlé par des «mâles dominants» marxistes-léninistes très articulés, très organisés. Leur pratique militante dirigiste avait en effet sur l’expression du féminisme. Des textes à paraître dans le journal étudiant L’Unité pouvaient être retravaillés avant la parution sans que l’auteure en soit informée ; cela était vrai aussi pour des textes féministes. Les militants des groupes marxistes-léninistes complotaient souvent dans les toilettes des hommes pour préparer leurs manœuvres en assemblée générale (Lyse Payette déplorait elle aussi, alors qu’elle était ministre dans le gouvernement du Parti québécois, que plusieurs tractations importantes survenaient dans les toilettes des hommes). Ces militants s’opposaient à la création d’un Comité femmes, au nom de la priorité absolue à accorder à la lutte de classe et à l’anticapitalisme[13].

Le principe d’un forum des femmes (non mixte) a tout de même été adopté en mai 1981, au 14e Congrès de l’Association nationale des étudiantes et étudiants du Québec (ANEQ – il faut attendre 1987 pour que l’ANEQ adopte l’acronyme ANEEQ, pour rendre visible les étudiantes[14]). Mais un article paru dans la Gazette des femmes rappelle que les féministes étudiantes sont la cible d’attaques dans les années 1980[15]. Charlene Nero, coprésidente de l’Association étudiante de l’université (CUSA), affiliée à l’ANEQ, avait reçu des menaces de mort pour ses prises de position féministes et un individu lui avait assené un coup de poing en pleine figure alors qu’elle marchait dans les couloirs de l’université. Rappelant l’existence de l’Organisation des femmes de l’ANEQ (ODFA), fondée en 1981, la journaliste de la Gazette des femmes explique que «[l]’alternance des interventions des hommes et des femmes au micro lors des congrès, l’autonomie et la non-mixité de l’ODFA font toujours l’objet de remarques qui les remettent en cause. Les gars se sentent bousculés et peu d’entre eux admettent facilement la légitimité du féminisme. Les cas de discrimination et de harcèlement sexuel n’épargnent pas les exécutifs des associations étudiantes[16]». En 1983 et 1984, l’ODFA avait mené dans les cégeps deux campagnes nationales portant sur la violence contre les femmes. Dans le document Viol et harcèlement (sans date, mais paru après 1983), l’ODFA rappelait que le harcèlement sexuel peut aussi se produire entre un militant et une militante. À la fin des années 1980, en plus du Comité femmes, il semble que l’ANEEQ avait un comité de griefs contre le harcèlement sexuel, composé uniquement de femmes[17].

De leur côté, les féministes du Regroupement autonome des jeunes (RAJ), composé de libertaires et d’écologistes, se mobilisaient contre la pauvreté des femmes, pour le droit des femmes à la libre disposition de leur corps, et contre la venue du pape à Montréal en 1984.

L’UQAM a adopté en 1989 une politique contre le harcèlement sexuel (Politique 16) et a mis sur pied le Bureau d’intervention et de prévention en matière de harcèlement. Cette politique «prévoyait des mécanismes de “redressement” dans le cas où les plaintes étaient fondées[18]». À l’automne 1989 paraissait La revue des étudiantes de l’UQAM (un seul numéro a été retrouvé, soit le premier – et c’est peut-être le seul publié), dans laquelle des femmes discutaient du collectif Bêtes et méchantes/Rebelles contre la violence des hommes (logé au local J-M220), qui voulait «sensibiliser la communauté universitaire» du campus. À la suite de l’attentat antiféministe contre les femmes de l’École polytechnique à l’Université de Montréal, le 6 décembre 1989, des enseignantes féministes à l’UQAM ont ressenti de la peur et décidé de verrouiller la porte de leur classe.

Les années 1990-1995 et la Brigade rose

Au début des années 1990, il importait surtout de réactiver l’ODAF un peu essoufflée : «[d]ans une petite salle de l’UQAM, une quinzaine d’étudiantes participent au forum des femmes, une journée de réflexion précédant le congrès général de l’ANEEQ […] La première invitée brosse un historique du mouvement des femmes au sein des associations étudiantes. Simonne Monet-Chartrand séduit son auditoire. Les anecdotes se succèdent rapidement. On rit. Le message passe». La journaliste de la Gazette des femmes qui rapporte cet événement cite une militante, Julie Leblanc : «Je pense que maintenant les filles ont peur de porter l’étiquette de féministe. Il existe un tabou autour des comités femmes. Certaines filles pensent que l’égalité est atteinte[19].»

Cette rencontre a donné l’assurance nécessaire à des étudiantes pour dénoncer un permanent de l’AGEUQAM particulièrement agressif et antiféministe, qui avait été élu sur l’exécutif national de l’ANEEQ. Il était associé à la tendance gauchiste-souverainiste (ainsi que des membres de Gauche socialiste), alors très influente dans le mouvement étudiant, et qui reprochait aux féministes leur internationalisme. Des étudiantes qui s’étaient portées candidates pour être élues à l’exécutif national de l’ANEEQ avaient été bloquées à l’UQAM. Après leur défaite, certains étudiants avaient entonné la chanson «Ding ! Dong ! The witch is dead» («Ding ! Dong ! La sorcière est morte», une chanson du Magicien d’Oz). Les comportements violents du permanent avaient finalement été dénoncés en congrès national de l’ANEEQ.

Le 8 mars 1992 est organisé un grand spectacle par et pour des femmes, «Les 8 marsiennes», avec Les Sorcières, une troupe féministe artistique et théâtrale (l’événement est boudé par les femmes marxistes-léninistes). Le milieu étudiant étant alors traversé de clivages selon les alignements politiques (maoïstes, trotskistes, etc.), et plusieurs débats informels avaient lieu entre militantes pour comprendre pourquoi il était si difficile de s’allier et d’attaquer collectivement les militants problématiques d’une faction, alors que des femmes des diverses tendances marxistes-léninistes protégeaient leurs camarades par loyauté idéologique. En assemblée générale se perpétuaient des attitudes machistes, y compris au micro ou dans la file d’attente pour parler au micro, où des femmes étaient la cible d’intimidation sexiste et de harcèlement.

En mars 1992 paraissait Écrits d’elles, le «journal du comité femmes UQAM» (seul le premier numéro a été retrouvé). Plusieurs thèmes y étaient abordés, dont «Encore la question de la mixité !» et «Du harcèlement à l’UQAM», en plus de proposer des textes sur les «sœurs amérindiennes», sur un «Québec pluriel» et sur le tchador. On pouvait aussi y lire une entrevue avec Diane Polnicky-Ouellet, responsable à l’UQAM de recevoir les plaintes pour harcèlement sexuel, mais qui était avant tout adjointe au directeur général des bibliothèques et directrice des services techniques[20]. Quand on l’appelait, il fallait laisser un message sur un répondeur. Elle-même admettait qu’«en plus de mes activités régulières, je m’occupe du service de réception des plaintes». Elle déplorait qu’il n’y ait «pas assez eu de promotion et de publicité pour faire connaître le bureau de réception des plaintes» mais notait que «les personnes victimes de harcèlement sexuel ont souvent tendance à ne pas s’exprimer» parce qu’elles ne savent pas où s’adresser, espèrent pouvoir se débrouiller seules, ou consultent à l’extérieur de l’UQAM. Heureusement, disait-elle, «[o]n révise présentement la politique de sorte que son application soit plus facile et plus rapide[21]». L’entrevue était accompagnée d’un texte intitulé «Harcèlement : des mesures incomplètes», signé par l’étudiante en sociologie Julie Leblanc. Elle soulignait le «courage» de celles qui portaient plainte, d’autant plus courageuses que «le coupable est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Pendant ce temps, on ne se préoccupe pas de l’insécurité vécue par la victime[22]».

Sous le slogan «Combattons le harcèlement sexuel !!!», le Guide de survie (un agenda) de l’AGEUQAM annonçait dans son édition de 1992-1993 l’apparition de la Brigade rose (nom inspiré des Brigades rouges, en Italie). Ce collectif était issu du Centre des femmes de l’UQAM, lui-même créé à la suite d’une mobilisation du Comité femmes de l’AGEUQAM qui avait réalisé un sondage, lancé une pétition et organisé des manifestations dans l’UQAM pour exiger l’ouverture d’un espace non mixte (le premier local du Centre de femmes sera situé dans la Place Dupuis). La Brigade rose était un collectif «féministe radical» autonome, non hiérarchique, qui portait un projet de société non sexiste, non raciste et non violent[23]. Le noyau était composé uniquement de femmes, mais les actions pouvaient inclure des hommes. Le Collectif masculin contre le sexisme avait déclaré son appui à la Brigade[24]. L’idée de créer cette Brigade avait émergé de l’expérience des militantes de l’AGEUQAM à qui des femmes témoignaient avoir été harcelées ou agressées, et ne pas savoir vers qui se tourner pour demander de l’aide. La situation était à ce point problématique sur le campus que des toilettes de femmes étaient verrouillées.

Le Guide de survie précisait qu’«[à] compter de septembre [1992], une brigade d’intervention contre le harcèlement sexuel occupera les locaux et les classes de l’université. Vêtu-e-s de rose et maquillé-e-s de blanc, des étudiantes et des étudiants dénonceront, par une action non violente et silencieuse, les responsables d’une situation depuis trop longtemps tolérée[25]». La Brigade rose «s’impose et s’oppose au harcèlement sexuel, à l’intimidation, à la peur, à la pornographie, à la violence faite aux femmes et au sexisme sous toutes ses formes», elle «dénonce le sexisme institutionnel, les pratiques bureaucratiques qui se donnent une allure de justice camouflant et endossant des milliers de gestes d’agression». La Brigade rose proposait de raccompagner le soir les femmes hors du campus, distribuait des condoms dans les fêtes étudiantes et réclamait des tables à langer et des chaises hautes pour bébés à la cafétéria, et une halte-garderie gratuite (en 2015, il n’y a toujours pas de halte-garderie à l’UQAM). La Brigade rose s’en prenait aussi à la publicité sexiste par des autocollants et des affiches[26]. Pour en savoir plus, il était suggéré de communiquer avec le Centre des femmes de l’UQAM.

L’annonce dans Le Guide de survie était précédée d’un texte intitulé «Du harcèlement sexuel à l’UQAM ?», qui rappelait qu’il y avait depuis trois ans une politique contre le harcèlement, mais que les procédures restaient trop souvent inefficaces. Le Centre des femmes offrait tout de même la possibilité d’accompagner d’éventuelles plaignantes.

Le 20 février 1993, La Presse a publié un article sur la Brigade rose, sous le titre «Elles vont traquer les harceleurs sexuels». Dans le même journal, Agnès Gruda a signé un éditorial intitulé «Chasse à l’homme», s’y insurgeant contre «le projet dément de la Brigade rose» qui relève du «terrorisme social» et s’opposant à la «dénonciation publique [qui] ressemble drôlement aux pratiques des pays totalitaires». Elle rappelait avec insistance l’importance de «la présomption d’innocence». Le 26 février 1993, dans Le Journal de Montréal, Jean-V. Dufresne dénonçait à son tour les féministes de la Brigade rose qui seraient «aussi fascistes que les skinheads», indiquant au passage qu’il trouvait «plus saines» les danseuses nues[27]. Pour sa part, Élaine Teofilovici, directrice du Centre des femmes de Montréal, considérait que «[l]a Brigade est un symptôme de l’inefficacité des appareils existants. Ce n’est pas seulement le problème de l’UQAM, c’est un problème généralisé. […] Le fait que les étudiantes combattent elles-mêmes la violence faite aux femmes, c’est fantastique[28] !»

La Brigade rose attira à nouveau l’attention des médias lors d’une conférence de presse spectaculaire, le 11 mars 1993. Les militantes exigeaient que l’UQAM émette une «déclaration publique reconnaissant l’importance du harcèlement sexuel» et «engage une femme extérieure à l’université, formée en relation d’aide et en intervention féministe, pour intervenir auprès des femmes victimes de harcèlement, d’agressions sexuelles et de viol» (ce que l’UQAM fera finalement en décembre 2014, soit plus de vingt ans plus tard… une ex-brigadiste, Sonia Haddad, constate alors que «[c]’est révoltant de voir que, 20 ans plus tard, le problème persiste. L’UQAM bouge en réponse aux dénonciations. Ça montre que, parfois, il faut sortir des structures pour faire bouger les choses[29]»).

Les féministes du noyau initial ayant lancé la Brigade rose n’ont finalement jamais organisé d’actions de perturbation. Néanmoins, le recteur de l’époque, Claude Corbo, a déposé au Conseil d’administration de l’UQAM, le 23 mars, un document intitulé État de la question sur la politique contre le harcèlement sexuel, et trois comités ont été formés, l’un pour proposer des moyens de formation, d’information et de sensibilisation, l’autre pour mener des enquêtes à la suite d’une plainte, le dernier pour assister les plaignantes (ou plaignants)[30]. Dans un entretien accordé en mars 1993 au journal étudiant de l’AGEUQAM, L’Unité[31], une membre de la Brigade rose, Julie Leblanc, constatait que leur conférence de presse «avait fait bouger le dossier du harcèlement plus vite en une semaine que les groupes déjà en place en dix ans. Ça montre qu’il y a une place pour un féminisme radical encore aujourd’hui[32]». Son constat s’inspirait des confidences d’une femme dans l’administration. Pour sa part, Claude Corbo niait avoir réagi en lien avec la conférence de presse de la Brigade rose, mais concluait tout de même que «[s]euls les historiens seront en mesure de dire si c’est le fruit d’une coïncidence heureuse ou s’il y a eu une relation de cause à effet[33]».

Des féministes proches de la Brigade rose organisèrent aussi une action clandestine de placardage d’affiches dans les toilettes de femmes pour dénoncer un professeur harceleur (sans doute au département d’études littéraires, selon la femme rapportant ce souvenir).

À l’époque, les étudiantes féministes de l’UQAM avaient l’appui de Francine Lajeunesse, une secrétaire départementale membre du Syndicat des employées et employés de l’UQAM (SEUQAM) et ouvertement féministe. Elle appuya par exemple la Brigade rose en présentant son analyse lors d’un événement dans le cadre de la Semaine des femmes, organisée par le Centre des femmes, où s’exprimait aussi Jeanne-Mance Charlish, une Innue traditionaliste. Le Centre des femmes de l’UQAM avait lancé une campagne avec dépliants et macarons sur le thème «Solidaires dans nos différences contre les violences faites aux femmes». La Brigade rose a aussi participé à l’organisation d’une manifestation pour «le droit à l’avortement libre et gratuit» et à la manifestation pour femmes seulement «La rue, la nuit, femmes sans peur/Take back the night» (d’ex-brigadistes participeront aussi à la mobilisation contre la venue de Human Life International à Montréal du 19 au 23 avril 1995, en alliance avec le Comité des sans-emploi – mobilisation qui sera infiltrée par une policière qui procédera à l’arrestation d’un des organisateurs).

De son côté, en février 1993, l’ODAF (où siégeaient des féministes de l’UQAM) a lancé la campagne «Combattons l’intolérable harcèlement sexuel», et a produit dans ce cadre des affiches et des macarons[34]. Un dépliant diffusé alors proposait une définition du harcèlement, des informations pour «comment le reconnaître» et «comment le combattre» et des réflexions au sujet des comités contre le harcèlement sexuel qui devraient être «indépendants de l’administration» des établissements d’enseignement et qui devraient être «non mixtes». Dans le cadre de cette campagne, Sonia Haddad de l’ODFA rapporta au Journal de Montréal qu’«il y a eu quatre viols au département de musique. L’administration a refusé de reconnaître le bien-fondé des plaintes[35]». D’autres macarons circulaient alors, frappés de slogans tels que «Brisons le silence» et «Pas de silence avec les harceleurs». Des étudiantes réclamaient aussi des caméras pour assurer leur sécurité quand elles travaillent très tard à l’UQAM, en particulier dans les ateliers artistiques du pavillon Judith Jasmin, où des cas d’agression avaient été rapportés. Dans Le Québec étudiant de novembre 1993, un court texte est titré «Mettre fin au harcèlement» qui indique que le «[p]hénomène est souvent sous-estimé dans les établissements d’enseignement[36]».

Si les ex-brigadistes interviewées pour cette recherche ne se souviennent pas que la Brigade rose soit finalement passée à l’action, une autre femme, ayant étudié en histoire de l’art au début des années 1990 et qui était membre de l’ODAF, se rappelle avoir participé masquée à une action menée par 5 ou 6 étudiantes. Elles étaient entrées en silence dans une classe et y avaient pointé du doigt un étudiant au sujet de qui des étudiantes s’étaient plaintes de harcèlement. Selon ses souvenirs, il y aurait eu sans doute une ou deux autres actions de ce type, soit contre un étudiant et une autre contre un professeur.

En avril 1995 paraît le premier numéro de la revue Féminétudes, par et pour les étudiantes (et étudiants) associées à l’IREF. En page couverture, un seul sujet est annoncé : «La vague antiféministe». L’éditorialiste Audrey Côté expliquait que «[l]e recul du féminisme et la progression de l’antiféminisme constituent les thèmes privilégiés du dossier de notre premier numéro». On y présentait les résultats d’une enquête menée auprès de soixante-dix étudiantes de l’UQAM choisies au hasard à l’hiver 1995, qui révèlent que 77% d’entre elles considèrent le féminisme comme encore nécessaire, 60% se déclarant «féministe» (proportion encore plus importante chez les plus jeunes)[37].

Mais en 1993, il n’y a presque plus de comités femmes dans les associations membres de l’ANEEQ[38]…

Années 2000 : Victorgate et multiplication des groupes féministes

En 2000, un Comité femmes de l’UQAM nommé «Les Insoumises» est mis sur pied. Il lance un journal (un seul numéro) et organise des réunions non mixtes et des ateliers mixtes, par exemple «sur le sexisme en milieu militant» (5 octobre 2000). À l’hiver 2001, Les Insoumises invitent Les Sorcières (un nouveau collectif de féministes radicales, dont plusieurs uquamiennes[39]) à animer un atelier sur la langue macho. En 2002, les activistes de l’UQAM étaient encore enthousiastes suite à la fondation de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) et aux mobilisations contre le Sommet des Amériques et l’accord de libre-échange (Québec, avril 2001). C’est dans ce contexte qu’est survenu le Victorgate, du prénom d’un membre de l’exécutif de l’ASSÉ qui a agressé une étudiante dans un bar[40]. Elle l’a dénoncé lors d’une assemblée publique qui s’est tenue à l’UQAM le 22 mars, et qui avait été convoquée pour discuter collectivement des problèmes de harcèlement et d’agression sexuelle dans le milieu militant étudiant, mais surtout uquamien. Les suites de cette assemblée se sont révélées particulièrement turbulentes, le milieu étudiant radical se scindant et les féministes étant la cible d’un backlash qui prenait selon elles plusieurs formes :

(1) une remise en question du droit d’une femme à prendre la parole et à nommer son agresseur, (2) une relativisation du geste de l’agresseur sur la base du passé sexuel de la personne qui a subi ces gestes, (3) la dénonciation d’un “procès” et d’un “mouvement d’exclusion” qui n’ont jamais eu lieu, (4) la remise en question du droit d’association autonome des femmes, (5) une tentative de solidarisation) macho autour d’actes machos passés, (6) des attaques stratégiques contre les féministes qui ont défendu le droit à la prise de parole et dénoncé le backlash, les accusant d’être des féministes machos ou/et autoritaires ou/et fascistes, (7) la victimisation de l’agresseur, (8) la remise en question de certains principes fondamentaux de l’analyse féministe (comme le caractère politique du privé). […] On a pu voir apparaître à l’UQAM également, plusieurs graffitis antiféministes répugnants. Malgré tout, ce sont les féministes qui ont été visées prioritairement et qui sont ainsi la cible d’attaques stratégiques antiféministes, car comment mieux attaquer l’organisation des femmes qu’en attaquant les femmes elles-mêmes[41].

Fondé au début des années 2000 en partie par des étudiantes féministes à l’UQAM, le groupe autonome Cyprine a participé à plusieurs actions et mobilisations, mais souvent hors du campus. On les retrouve dans la Coalition antimasculiniste (avec d’autres groupes, dont Les Sorcières), qui s’est mobilisée de 2004 à 2005 contre le colloque Paroles d’hommes, présidé par le psychologue Yvon Dallaire, et qui devait initialement avoir lieu à l’UQAM (il sera finalement déplacé à l’Université de Montréal, en avril 2005). Elles ont aussi organisé une marche non mixte «La nuit, la rue, femmes sans peur», alors que leurs alliés masculins du groupe Hommes contre le patriarcat (HCP) distribuaient à quelques coins de rue de là un tract pour conscientiser les hommes au sujet de leurs comportements pouvant faire craindre aux femmes d’être menacées. Lancé environ au même moment que Cyprine, HCP, composé d’étudiants proféministes de l’UQAM, fera de l’ombre au collectif féministe. En effet, HCP se verra consacré un article dans la revue Féminétudes, mais pas Cyprine et HCP recevait sans difficulté une aide financière de la Plénière intermodulaire (PIM), Cyprine se la voyait refusée[42].

Vers 2003 ou 2004, dans le cadre de l’initiation du département de science politique, une équipe s’attribue le nom «Vive les vagins libres !». En réaction à des dénonciations féministes, l’exécutif de l’association convoque une assemblée publique, animée par un professeur du département de science politique, Lawrence Olivier. À peu près au même moment, des féministes et des hommes proféministes se sont mobilisé-e-s contre la volonté d’ouvrir un Centre pour hommes à l’UQAM. Non seulement les porteurs du projet étaient identifiés comme des «masculinistes», mais l’un d’eux, qui étudiait en sexologie, avait été reconnu coupable d’agression sexuelle sur mineure, alors qu’il était entraîneur sportif à Longueuil. Des affiches reprenant une copie de l’article de journal sur le sujet, et une photo de son visage avaient été placardées sur les murs intérieurs de l’UQAM.

À l’hiver 2005, des actions ont été menées pour expulser un étudiant qui suivait des cours en sciences juridiques pour se défendre seul, face à des accusations d’agression sexuelle sur une mineure. Après la fondation d’une Église évangélique, il avait épousé une fillette de 8 ou 9 ans, avec qui il a été en couple jusqu’à ce qu’elle ait 13 ans, en 2003, moment ou la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) est intervenue[43]. Il s’était inscrit au cours «Droit des femmes», qui se donnait le matin. Un jour, avant le début d’une séance, tous les murs de la classe, ainsi que le tableau, ont été placardés d’affiches dénonçant ce pédocriminel. Cette action avait été menée par un nouveau collectif autonome, les Féministes radicales de l’UQAM (FRUes), qui a aussi mené une action de surveillance et de protection contre un agresseur lors de la grève de 2005.

En novembre 2005, plusieurs militantes de l’UQAM ont participé à la mobilisation «Avortons leur congrès», contre un rassemblement antichoix à Montréal. Aux côtés des Panthères roses (queers féministes radical-e-s) se retrouvaient des activistes de Cyprine, Hommes contre le patriarcat et l’Association facultaire étudiante des sciences humaines (AFESH) – UQAM.

Le 4 mars 2008, alors que l’UQAM est dans la tourmente financière en raison du fiasco de l’Îlot Voyageur, les militantes des Amazones, un groupe autonome d’étudiantes féministes, se sont ruées nues, le corps couvert de slogans, dans une séance du Conseil d’administration siégeant à l’Hôtel Hilton (quelques mois avant la première action des FEMEN en Ukraine). Sans que l’action vise spécifiquement le silence entourant les agressions sexuelles à l’UQAM, l’objectif était de critiquer «une logique de marchandisation et de privatisation des services publics essentiels», a expliqué une participante, qui a précisé : «Moi, je résiste. Mon corps, c’est tout ce qui me reste». Elles ont distribué un tract intitulé «Nos corps hurlent notre parole» :

Comptables, administrateurs, directeurs, gouvernants de tout acabit/Vous voulez notre peau/Vous allez la voir/Vous déniez nos paroles/Vous refusez d’entendre nos voix/Vous déniez notre capacité d’action politique/Vous refusez d’entendre nos revendications/Vous déniez nos mouvements de grève […] Alors nous irons plus loin/Nos corps, nos chairs, voyez-les! Voyez les messages politiques qu’ils portent […] Nous exhibons nos corps/Afin d’exhiber notre existence […] Afin de vous forcer à entendre notre parole […] Nos corps ne sont que des instruments/Notre action est notre message/Nos corps hurlent notre parole déniée/Cessez de nous ignorer ! […] Vêtues de nos corps et de notre parole/Entendez-nous[44]!

De l’aveu d’une participante, l’action a été d’autant plus efficace que les gardes de sécurité en faction devant la porte du conseil n’ont pas su comment réagir en voyant foncer ces femmes au corps nu, n’osant ni les bloquer ni les agripper, ce qui a permis aux féministes de forcer leur chemin jusque dans la salle. Les Amazone ont aussi procédé à de l’affichage sauvage dans des toilettes de bars de Montréal, pour dénoncer un projet de loi cherchant à recriminaliser l’avortement (projet de loi C-484).

Pour sa part, l’Action du 8 mars 2010 fut organisée par le Collectif Alter 8 mars, qui se présentait comme un regroupement de «militantes qui désirent offrir, au-delà du 8 mars, une critique de la société patriarcale, capitaliste et hétérocentriste». Les objectifs affichés (sur leur site Web) était de «Radicaliser les actions féministes ; Perturber les milieux radicaux et élitistes où l’on ne parle exclusivement des auteurs et penseurs masculins [et] où les femmes sont marginalisées ou effacées de l’histoire […] Décentraliser les actions du 8 mars.» Selon leurs propres mots, l’Action du 8 mars 2010 était une « action de perturbation » dont l’objectif était de «Prendre d’assaut deux cours [pour] Présenter NOTRE vision du féminisme ; […] Clamer haut et fort que “LES FEMMES PENSENT ET ONT PENSÉ AUSSI !” ». Cette action se doublait d’un affichage dans les départements de philosophie de l’Université de Montréal et de l’UQAM, offrant à lire des citations de femmes philosophes et de philosophes masculins aux propos sexistes. La perturbation des classes consistait pour quelques femmes vêtues de noir à entrer dans la salle, interrompre l’enseignement, et distribuer deux documents intitulés Certaines philosophes, philosophes féministes et précurseures de la pensée féministe (à connaître) et Certaines définitions clés du féminisme, ainsi que des copies d’un manifeste avant de le lire, devant la classe. Elles s’y déclaraient, entre autres choses, «Contre la domination des hommes sur les femmes ; Contre le sexisme et le machisme ; […] Contre l’éducation centrée uniquement sur le savoir masculin ; Contre la marchandisation du corps des femmes ; Contre l’hypersexualisation des femmes et des jeunes filles ; Contres les publicités sexistes ; Contre la violence faite aux femmes ; Contre la banalisation de toutes les formes de violence (sexuelle, verbale, physique et psychologique)» [45]. À l’UQÀM, un étudiant a sifflé les militantes lorsqu’elles ont évoqué les agressions sexuelles.

 

Lendemain de grève (2012)

Les suites de la grève de 2012 (le Printemps érable) ont été douloureuses : plusieurs militantes ont été agressées, parfois par des supermilitants et même de prétendus «proféministes», et elles les ont dénoncés publiquement, anonymement ou non. C’est plus précisément à l’automne 2012 que sont survenues les premières dénonciations publiques dans le milieu étudiant, ce qui a donné l’occasion d’une journée de réflexion. Une proposition a été lancée par des militantes du Comité femmes et d’autres féministes de comités de l’ASSÉ, pour le congrès du 3 novembre 2012, à l’UQAM, de tenir deux assemblées non mixtes, une pour les femmes et l’autre pour les hommes. Ces assemblées ont réuni presque toutes les déléguées (environ 30 à 40 personnes dans chaque assemblée), avec la participation d’intervenantes du Mouvement contre le viol et l’inceste (MCVI). Le 8 décembre 2012 s’est déroulée une Journée de réflexion en mixité et non-mixité, au Centre communautaire Alexandre-de Sève, encore avec l’appui du MCVI. Environ 80 personnes y ont participé.

Cette turbulence qui a suivi Printemps érable n’a pas surpris l’ancienne secrétaire à la coordination de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), Katherine Ruault. Candidate à la maîtrise en travail social à l’UQAM, elle rédige un mémoire sur le sexisme dans les organisations mixtes. Selon elle : «lors des moments de lutte, il y a toujours plus de cas de harcèlement et d’agression sexuelle. Les militants sont toujours ensemble, ils vivent des émotions fortes, ils se retrouvent dans les partys. Les limites deviennent floues, les conditions sont plus propices aux dérapages». Cela dit, elle ajoute que «[c]e qui semble nouveau avec la grève de 2012, c’est l’importance du nombre de dénonciations. Selon mes recherches, ça ne s’était jamais vu. On dirait que les femmes ont finalement osé dénoncer malgré l’important capital politique de certains agresseurs qui sévissaient depuis longtemps[46]».

À peu près au même moment, soit en octobre 2012, paraissait un zine d’une quinzaine de pages intitulé Initiations UQAM 2012 : Une riposte féministe. Cette brochure anonyme dénonçait le caractère raciste (déguisements en «Autochtones» et en «Arabes»), sexiste, homophobe et transphobe des initiations étudiantes, et suggérait de «créer des ateliers sur le consentement pour les organisateurs-organisatrices afin qu’il se produise, par la suite, un transfert et un partage des connaissances avec les nouveaux-nouvelles étudiantEs.» Informer sur le consentement ne doit pas se limiter à répéter que «No means no !/Non c’est non !» (selon le slogan d’une campagne célèbre lancée dans les années 1990 par la Canadian Federation of Students/Fédération canadienne des étudiantes et étudiants). Il s’agirait plutôt de comprendre que seul oui signifie oui, et que sans oui, c’est non. Surtout quand il y a des rapports de pouvoir. Reprenant la définition du Centre de lutte contre l’oppression des genres de l’Université Concordia, le zine «définit le consentement comme étant “l’autorisation, souvent donnée verbalement, de se livrer à tout acte (même si elle se réfère généralement à l’autorisation donnée dans un contexte intime, personnel et sexuel). C’est une décision éclairée : la personne qui le donne est au courant de ce qui est négocié, et les personnes engagées sont d’accord avec les effets et les actions qui peuvent survenir”».

C’est aussi à ce moment qu’est né la Collective féminisme et droit UQAM, «suite à une prise de conscience commune partagée par des étudiantes en droit de la discrimination et du machisme véhiculés dans une culture juridique dominante qui prend d’abord racine au sein des facultés de sciences juridiques[47]».

À la rentrée d’automne 2013, une lettre collective signée par des étudiantes, des chargées de cours et des professeures et professeurs a été envoyée à la direction de l’UQAM en réaction à une initiation étudiante en communication marquée par des propos sexistes. Des équipes étaient désignées par des noms tels que «putes zèbres» et «pimps zèbres», et on y proposait des affiches de femmes associées à des phrases comme «Ma dickschick [ou poupée à queues] aime les grosses queues[48]». En réaction, la direction de l’UQAM a invité des signataires à participer à une réunion des Services à la vie étudiante (SVE) en novembre 2013. Le vice-recteur Marc Turgeon, qui présidait la réunion, promet alors de produire une bannière qui pourra être suspendue à l’intérieur de l’UQAM, pour informer de l’existence de la Politique 16 «contre le harcèlement sexuel». Il promet aussi de réfléchir à la possibilité qu’il y ait à l’UQAM un Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS). Le Comité de la Politique 16, coquille vide jusqu’alors, est enfin mis sur pied. Y siègent des membres institutionnels, et des représentantes étudiantes, chargées de cours et professeures. Le Comité s’est réuni une première fois en mai 2014, puis à plusieurs reprises pendant l’été et l’automne 2014 et par la suite. Son principal mandat est de réviser la Politique 16 et d’en proposer une nouvelle version.

À l’automne 2013, alors que les inscriptions ne faisaient qu’augmenter dans le programme d’études féministes, les dénonciations publiques se comptaient par dizaines, le plus souvent sur le Web[49]. C’est alors qu’est lancé le collectif Alerta Feminista, offrant une plate-forme Web aux dénonciations anonymes[50]. Ce groupe se présente comme étant composé de «féministes radicales voulant lutter contre la culture du viol et du silence, contre les systèmes patriarcaux et capitalistes, ainsi que tous les autres systèmes d’oppression[51]». Pendant ce temps, des féministes peignaient une murale «À bas la culture du viol et du silence !» sur un des murs intérieurs du pavillon Hubert Aquin à l’UQAM, près des locaux des associations étudiantes. Des militantes ont aussi organisé des rencontres publiques mixtes et non mixtes pour se former à des modes de résolution de crise, dont la justice réparatrice et transformatrice. Le 22 janvier 2014, par exemple, s’est tenu un atelier au Café des arts (salle J-6170) organisé par le Syndicat des étudiant-e-s employé-e-s de l’UQAM (SÉTUE), intitulé «La justice transformatrice : confronter les violences interpersonnelles sans police ni tribunal» (la méfiance envers la police et les juges n’est pas surprenante, considérant que le mouvement étudiant a été la cible de milliers d’arrestations depuis 2012). Y participaient Pascale Brunet, féministe queer et militante antioppression, et Lena Carla Palacios, féministe queer chicana de l’Université McGill.

Cette rencontre s’inscrivait dans la série d’assemblées étudiantes qui s’étaient tenues à la suite de la grève étudiante de 2012. Un atelier non mixte pour femmes s’est tenu au Café Aquin de l’UQAM, organisé par des féministes de plusieurs groupes, avec la participation de Maude Chalvin, chargée de projet, et de Michèle Roy, organisatrice communautaire du Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS) et d’une intervenante du MCVI. Environ 50 à 60 femmes y ont participé. Enfin, un forum sur la justice transformatrice s’est tenu le 6 avril 2014 au Comité d’éducation aux adultes de la Petite-Bourgogne et de Saint-Henri (CEDA), et environ 25 personnes y ont participé.

Le processus alternatif de justice transformatrice prévoit que la parole de la survivante soit crue, que ses alliées agissent selon ses volontés, qu’un comité puisse être mis sur pied, que l’agresseur soit rencontré et que lui soit demandé, selon les cas, de se plonger dans des lectures sur le consentement, de ne plus entrer en contact avec la survivante et ses alliées, de se tenir hors de certains espaces ou réseaux, etc.[52] Cela dit, la justice transformatrice est seulement possible lorsque la personne dénoncée reconnaît sa violence et qu’elle se responsabilise par rapport à celle-ci. Évidemment, ce travail militant n’empêcha pas le backlash, les féministes étant accusées, entre autres, de favoriser les allégations mensongères («que faites-vous de la présomption d’innocence ?»), de ne pas laisser la parole à l’homme accusé et de diviser le mouvement.

La situation à l’UQAM a transformé cette institution en cible pour des féministes se mobilisant à l’extérieur de ses murs. Le 7 mars 2014, des collectifs féministes autonomes (Montreal Sisterhood, Les Sorcières, le Collectif libertaire de Montréal) organisent une manifestation sous le thème de «Fight Rape Culture !» («Combattre la culture du viol !»). La manifestation partie de la rue Cressent s’est arrêtée devant l’UQAM, où les féministes ont entonné le slogan «Proféministes de façade, vous n’êtes pas nos camarades !»

Les sites Web féministes se sont multipliés. En avril 2014 est apparue la plate-forme Web Hyènes en jupons (en référence à une insulte lancée contre Mary Wollstonecraft), derrière laquelle s’activait un collectif de «féministes radicales et anarcha-féministes» proches de l’UQAM et qui proposaient divers textes d’analyse[53]. Lancé en novembre 2014, le groupe Les Hystériques se présentait sur son site Web comme un «collectif d’actions et de sensibilisation au sexisme et à l’antiféministe dans les milieux universitaires et militants. Via nos pages Facebook et Tumblr, le Collectif souhaite créer un espace de dénonciation anonyme des propos sexistes et antiféministes à l’UQAM et dans les milieux militants[54]». Apparaissait à peu près au même moment la plate-forme Web Collectif opposée au sexisme à l’UQAM (auquel participaient des signataires de la lettre envoyée en septembre 2013 à la direction pour dénoncer l’initiation en communication), se présentant comme une «[m]obilisation d’enseignantes, d’enseignants, d’étudiantes, d’étudiants et d’employées, employés en colère contre les comportements sexistes et de harcèlement à l’UQAM et dans l’enseignement supérieur», et diffusant des textes d’analyse et d’information[55].

En novembre 2014 se tenait à l’UQAM la Foire des médias alternatifs. Des étudiantes féministes y ont perturbé une table ronde à la Salle des boiseries, auquel participaient des membres du comité éditorial du média Ricochet[56]. Ces féministes s’en prenaient à Ricochet après plusieurs interpellations publiques au sujet du refus de répondre de la collaboration du chroniqueur Jean Barbe, condamné pour agression sexuelle en 2003, mais qui se présenterait «comme victime» et qui «n’était pas prêt à reconnaître le comportement raciste et misogyne qu’il avait eu» (selon la déclaration lue sur place, par une des militantes)[57].

 

Le Stickergate (automne 2014)

Le 27 octobre 2014, des portes de bureaux de professeurs de l’UQAM[58] ont été couvertes d’autocollants pastichant la campagne de sensibilisation contre le plagiat (Règlement 18). Ces autocollants rappelaient la Politique 16, pour sa part pas du tout publicisée par la direction (malgré la promesse émise un an plus tôt par le vice-recteur Turgeon de produire une bannière à ce sujet). Sur ces autocollants placardés anonymement, on pouvait lire : «Harcèlement, attouchements, voyeurisme, agressions : tolérance zéro[59] !» Cette action directe et clandestine survenait dans un contexte particulier : depuis des semaines, des milliers de femmes au Canada et au Québec témoignaient publiquement sur diverses tribunes, anonymement ou non, avoir été la cible d’agressions sexuelles. De plus, une certaine prise de conscience se faisait sentir de la part de la majorité de descendance européenne quant à la tragédie des femmes autochtones disparues et assassinées (sans doute plus de 3000).

À la suite de l’action clandestine, des photos de trois des six portes placardées ont été diffusées sur le Web. Le chroniqueur Mathieu Bock-Côté associe cette action, dans Le Journal de Montréal, à «une guerre civile» et à du «terrorisme»[60]. Le 20 novembre, une trentaine d’étudiantes et d’étudiants, portant des masques, ont défilé dans l’UQAM derrière une bannière marquée d’un sigle anarcha-féministe, et frappée du slogan «Professeurs agresseurs décalissez ! UQAM on t’watch». Lors de cette manifestation, des portes de bureaux de professeurs ont à nouveau été placardées d’autocollants et les murs d’affiches arborant le slogan «Nous demander le silence, c’est aussi violent : mettons fin à la culture du viol et du silence». Quelques jours plus tard, une main anonyme traçait au feutre, sur la porte d’un professeur ciblé : «Plusieurs plaintes déposées/Aucune conséquence/Appliquons la Politique 16». Enfin, le 29 novembre, des milliers de personnes ont reçu par des courriels de l’UQAM une lettre anonyme au sujet du Stickergate, défendant notamment l’anonymat :

Nous restons anonymes, non pas pour nous cacher, mais pour occuper l’espace public en nous protégeant du backlash. […] Ce n’est pas à nous de subir l’exclusion et la stigmatisation parce que nous avons été victimes de comportements atroces. […] L’anonymat permet un rapport de force […] [O]n l’a fait [l’action des autocollants] parce qu’on était écœurées que ces comportements [des agresseurs] soient sus par quelques personnes bien placées, mais restent dans l’ombre du privé ou de la discussion de corridor. Alors, vos “présomptions d’innocence”, vos “fausses dénonciations”, on va s’en passer.

Le Stickergate a provoqué tout un tumulte dans la communauté uqamienne, et son lot de communiqués de la direction, d’assemblées syndicales et départementales (dont certaines ont adopté des résolutions condamnant l’action, mais encourageant un renforcement de la Politique 16), ainsi que des lettres ouvertes dans les journaux, dont certaines de professeures et professeurs niant les rapports de pouvoir à l’université[61]. Prévu depuis des mois, le colloque «Sexe, amour et pouvoir», organisé par des étudiantes et une professeure en études littéraires, s’est déroulé le 14 novembre 2014, en pleine tourmente. Tant de gens voulaient y participer qu’il a fallu tenir l’événement dans une salle plus grande que prévu[62]. Au moment venu, la salle était pleine à craquer. Toujours lors de l’événement, deux étudiantes en études littéraires ont annoncé qu’elles avaient mis sur pied un petit groupe auquel pouvaient s’adresser les victimes de harcèlement et d’agression sexuelle pour trouver écoute et appui. Quelques semaines tard, des étudiantes et étudiants de science politique ont mis sur pied une structure similaire.

Cette turbulence encouragea plusieurs personnes à déposer des plaintes au Bureau du harcèlement, à celui de l’ombudsman et auprès de certaines directions de département[63]. Alors qu’il n’y avait eu aucune plainte déposée concernant le harcèlement sexuel en novembre et décembre 2013, il y en a eu sept pour ces deux mêmes mois en 2014, soit dans les semaines suivant l’action des autocollants. «[L]’incident a donné de la visibilité au bureau d’intervention et de prévention en matière de harcèlement à l’UQAM», selon Dominique Jarvis, sa directrice[64]. La direction de l’UQAM encouragera même le dépôt de plaintes par un courriel envoyé aux diverses instances, y compris les syndicats et les associations étudiantes, mais pas directement à l’ensemble des personnes travaillant et étudiant à l’UQAM.

Une ancienne étudiante à la maitrise en science politique a déposé plainte contre un professeur, en novembre 2014, ayant tergiversée trois ans avant de le dénoncer. La plainte se reçue et il y aura enquête, mais 7 mois plus tard, le bureau contre le harcèlement conclue qu’il n’y aura aucune sanction, parce que l’événement est survenu hors du campus, lors d’une fête privée, même si l’enquête a pu déterminer qu’il y avait bel et bien eu harcèlement sexuel. L’affaire sort dans les médias [65].

Sur proposition étudiante, la Commission des études demanda qu’un encart présentant la Politique 16 soit inséré dans les plans de cours à partir de la session d’hiver 2015. Une proposition en ce sens avait déjà été adoptée par l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF). Certains départements refuseront de se plier à cette demande, l’assemblée départementale de sociologie ayant même décidé de rejeter une proposition étudiante similaire, avant la résolution de la Commission des études. Finalement, en pleine période d’austérité budgétaire, la direction annonça l’ouverture d’un poste en intervention en relation d’aide. La personne embauchée, entrée en fonction en janvier 2015, devait avoir «une bonne connaissance du milieu universitaire et de l’approche féministe de l’aide aux victimes d’agression à caractère sexuel». Elle a comme mandat «d’accueillir, soutenir et accompagner des personnes employées et étudiantes qui vivent des situations d’agression à caractère sexuel». Pour sa part, le Centre des femmes de l’UQAM a annoncé que sa priorité pour l’année 2015 serait d’implanter un centre d’aide indépendant pour les femmes victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle.

Cette turbulence a attiré l’attention des médias qui ont déversé leur fiel contre les féministes (anonymes) qui seraient responsables de l’action des autocollants, mais aussi contre des groupes qui recueillent et publient des divulgations (ou dénonciations) anonymes sur les réseaux sociaux, tels Alerta feminista, désigné comme un «groupe féministe radical proche du milieu anarchiste», ou plus méchamment comme des «fachos de gauche[66]». Le chroniqueur Richard Martineau, du Journal de Montréal, a dénoncé le groupe féministe «les Hystériques et autres agités du bocal», suggérant que «[c]’est comme ça que le fascisme s’est installé en Europe dans les années 30[67].» Quoique plus confidentielle, une vidéo de «Génération Gaëtan» avec «Stu Pitt», intitulée «Féminazis à l’UQAM», proposait une analyse antiféministe et masculiniste des dénonciations. Selon les deux protagonistes de cette vidéo, il n’y aurait plus de société patriarcale, les femmes occuperaient le terrain universitaire tandis que «ces féminazies nuisent au discours féministe[68] ». Pour sa part, la présidente du Centre des femmes de l’UQAM, Audrey Lefrançois-Coutu, évoque le backlash antiféministe suite à cette action : «On ne se sentait pas vraiment en sécurité durant les événements des dernières semaines. Les gens cherchaient les coupables des dénonciations et on se faisait pointer du doigt», en particulier sur les médias sociaux. Sans oublier que le Centre est constamment la cible de graffitis haineux dans l’environnement de son local, et sur ses affiches (voir aussi le texte «Le backlash» du collectif Hyènes en jupons[69])[70].

À la rentrée d’hiver 2015, l’administration avait une fois de plus déployé une bannière rappelant l’existence du Règlement 18 (sur le plagiat), bien visible dans l’agora du pavillon Judith Jasmin. Mais toujours pas de bannière pour la Politique 16, malgré une promesse en ce sens exprimée par le vice-recteur à la Vie universitaire, à l’automne 2013 (à la suite des initiations sexistes). Des étudiantes ont pris l’affaire en main, déployant une bannière sur laquelle on pouvait lire : «En dépendant des profs pour notes & salaires/le consentement est illusoire/abattons les rapports de pouvoir». À peu près à la même époque, une affiche anonyme est apparue en plusieurs exemplaires, sur les murs du Pavillon Hubert Aquin, frappé de cette seule phrase : «Si t’es un gars, gère tes shits : le polyamour n’est pas synonyme d’irresponsabilité affective.»

Du 24 au 28 août 2015 a lieu à l’UQAM le 7ième Congrès international des recherches féministes dans la francophonie (CIRFF). Une des activités du « Colloque sur les luttes contre les violences sexuelles dans les milieux militants, à l’intersection entre art, militance et recherche[71] » consistait à créer collectivement une murale sur un des murs du Café Aquin, avec la féministe muraliste bolivienne Norka Paz-Rodo (de son nom d’artiste : Knorke Leaf). Elle a ainsi témoigné de son expérience, sur sa page Facebook :

Il est très difficile pour moi de décrire l’intensité de la force, de l’énergie, de la sororité, des tristesses, des histoires, des confidences partagées dans le processus de création de la murale à partir des voix de tant de femmes dans le monde. Les causes se font chaque jour plus évidentes. La peur va changer de camp, parce qu’après la douleur causée par les violences sexistes, nous sommes sorties de la tempête plus fortes et unies. […] Parmi les détails de la fresque murale que nous avons réalisé en 3 jours, se trouvent une femme avec des mots écrits par toutes les participantes sur son vêtement (à gauche), une femme du Gulabi gang et sur le foulard de cette dernière, un hommage aux femmes autochtones du Canada disparues et assassinées, ou encore un oiseau commémorant la tuerie misogyne de Polytechnique du 6 décembre 1989. La murale se trouve au Café Aquin, à l’UQAM (A-2030)[72]

 

Quelques semaines plus tard, soit le 1er octobre 2015, le Syndicat des étudiant-e-s employé-e-s de l’UQAM ( ) émettait un communiqué pour dévoiler qu’en mars de la même année, «un professeur du département de sociologie a déposé une plainte officielle au Bureau d’intervention et de prévention en matière de harcèlement de l’UQAM contre une étudiante qu’il suspecte d’avoir participé au stickergate. […] Dans la plainte formulée par le professeur en question, on y comprend qu’il souhaite poursuivre cette étudiante pour diffamation pour avoir publié sur Facebook une photo des portes des deux professeurs couvertes d’autocollants, dont le bureau du plaignant. […] Seulement quelques jours après la diffusion des autocollants dans les médias à l’automne 2014, l’UQAM s’est également empressée de faire une refonte complète de l’image de sa politique, nous donnant l’impression qu’elle prenait la question très au sérieux… Malgré la mise en place d’un comité institutionnel dédié à la modification de la politique 16, brandie sur toutes les tribunes par le vice-recteur, aucun changement n’a été adopté pour le moment. Nous sommes portées à croire que non seulement l’UQAM encourage la “culture du silence”, mais elle ne fait rien pour créer un environnement sain et sécuritaire pour ses étudiantes et ses employées. Sans compter le fait que l’UQAM joue le jeu de la vendetta envers celles qui dénoncent.»

Un collectif autonome, Les Gamines, vont placarder les murs d’une affiche représentant une femme vêtue de noir et cagoulée, et proposant ce slogan : «Une dénonciation ne sera jamais violente. C’est l’agression qui l’est». Finalement, à la suite d’une enquête, la plainte du professeur est jugée non fondée.

Facebookgate (décembre 2015-janvier 2016)

 Le 7 décembre 2015, des étudiants du baccalauréat en relations internationales et droit international (BRIDI) ont la curieuse idée d’inviter une camarade à rejoindre leur discussion sur Facebook. Craintif, un des comparse s’inquiète qu’elle pourrait lire «les historiques» de la conversation, ce à quoi un autre répond, pour le rassurer : «non mais si ta fourre tu lui réciteras quelques passages». L’invitation est finalement envoyée, et l’étudiante va visionner l’ensemble de l’échange, saturé de références à la drogue, mais aussi de propos sexistes et antiféministes. Elle décide alors de tout copier pour en révéler le contenu à d’autres étudiantes. Dans ces échanges, des étudiants se vantent de harceler des femmes : «je stalk la fille qui travaille la» (dans un café en face de chez l’étudiant). Des propos particulièrement dégradants sont exprimés au sujet de certaines étudiantes de l’association : «ces des chattes srx [sérieux]/des vraies ptites moules/pas fraiches en plus».

Certains propos sont ouvertement antiféministes, ciblant les «osti de feministes/ssssss/feminissssse/Fe(mini)sse», les «fuck les criss de feministes!!!!!!!/Yeah man/[…] avoue on va toute les peter la cenne [sodomiser]!!!!!», qui seraient des «gwines» [gouines, ou lesbiennes]. Plus ou moins sérieusement, les protagonistes se lancent des défis : «t’enlèvera l’œuvre des féministes au café aquin», «LA MURALE oui», «hahah». Ce qui va surtout provoquer une mobilisation, c’est la suggestion d’un des étudiant qu’il pourrait droguer au GHB (dite «drogue du viol») une étudiante, lors de la soirée «vins et fromages» organisé par l’association, le vendredi 11 décembre, après s’être lamenté qu’elle ne répondait pas à ses messages : «not a single word/mais yo/mercredi/je l’attends[…]/30 min avant le cours/a passeras pas par 4 chemins […] ah non, ça passe ou ça casse […] après c’est le Ghb au vin fromage haha».

Des étudiantes de l’association vont alors communiquer avec une responsable du Service à la vie étudiante qui réagira en cherchant à calmer les esprits, et à minimiser les faits, avançant qu’il s’agit simplement de l’expression maladroite d’un amour de jeunesse. Le service de sécurité où une plainte est déposée la rejette, sous prétexte qu’il n’y a là rien de plus sérieux que des plaisanteries de vestiaires d’équipes de hockey. Alors qu’un professeur de science politique, Justin Massie, prend la décision d’exiger de l’étudiant ayant évoqué le GHB de ne pas se représenter dans sa classe, le doyen de la Faculté de science politique et de droit tergiverse, affirmant qu’il ne faut pas agir trop vite, et qu’il faut éviter que des féministes récupèrent l’événement à des fins idéologiques, ou que les étudiants soient diffamés. Il va finalement réunir des représentantes des associations étudiantes, rencontrer la cohorte du BRIDI, devant laquelle viendront aussi parler Dominique Jarvis et Audray Lemay-Lewis, du Bureau d’intervention et de prévention en matière de harcèlement. Les quelques jours qui passe avant que le doyen commence à réagir sont trop longs, et un tract anonyme, repris dans le journal étudiant Union libre, rend l’affaire publique. Curieusement, la direction de l’UQAM va se fendre d’un communiqué réagissant à ce tract anonyme, pour « rectifier les faits » et affirmer que le tract présentait «des extraits modifiés ou incomplets d’une conversation entre étudiants sur les réseaux sociaux qui en altèrent le sens». Selon la directrice de la Division des relations avec la presse, Jenny Desrochers, «il manque des informations, des “haha” […] il manque des bouts. Il y avait des différences». Le recteur Robert Proulx a repris cette même ligne argumentative pour dénigrer le tract, lors de son allocution devant la Faculté de science politique et de droit, quelques jours plus tard. Pas de chance, une journaliste du Devoir avait mis la main sur les échanges Facebook, et a confirmé que les extraits «qui ont été recopiés dans le tract sont semblables en tous points, fautes d’orthographe incluses». La journaliste a également révélé que Jenny Desrochers n’avait en fait pas lu le document originel, sur lequel elle se prononçait [73]. Le tract révélant cette affaire et dénonçant l’UQAM, qui a été repris sur le site Web de l’ Union libre, s’est attiré une dizaines de commentaires, la plus part ouvertement misogynes et antiféministes : «Voyons, vous êtes les responsables du mauvais climat présentement, personne d’autre! Vous faites tout en votre pouvoir pour créer le conflit, bravo les championnes»; «vous n’êtes que des putains de princesses intransigeantes […], j’espère profondément vous voir être simplement effacée de l’humanité et que l’histoire ne se rappelle pas de vous. Vous êtes pathétiques.»

En février 2016, alors que le SÉTUE est en grève depuis plusieurs semaines, son «comité bien-être» propose un atelier-discussion animé par des féministes du collectif Les Sorcières, «dont l’objectif est d’identifier les comportements qui perpétuent les rapports de domination au sein de nos groupes et nos organisations militantes. Ensemble, nous développerons des outils et des pistes de réflexions afin d’éviter de les reproduire.» Et l’UQAM participe à l’enquête par questionnaire diffusé six campus, intitulée «Sexualité sécurité et interactions en milieu universitaire», sous la direction de la professeure de sexologie Manon Bergeron. Pendant ce temps, le Comité de la Politique 16 est totalement paralysé : Dominique Jarvis est en absence pour raison de santé, et le Secrétaire général de l’UQAM, Normand Petitclerc, empêche le Comité de se réunir de manière autonome. Ce Comité qui devait y réviser la Politique 16 pour en proposer une nouvelle mouture a été constitué en mai 2014. Près de 2 ans plus tard, il n’a encore abouti à rien. Plus personne ne discute de l’idée d’ouvrir un CALACS à l’UQAM, et l’UQAM n’a même jamais produit la fameuse bannière promise par le vice-recteur Marc Turgeon, qui devait publiciser la Politique 16.

Bien plus efficace, l’Association facultaire étudiante des sciences humaines (AFESH) a lancé une campagne d’affichage sur le consentement sexuel, ces affiches expliquant qu’il s’agit d’«un accord explicite» qui «doit être libre […] éclairé […] et enthousiaste» et qu’«il peut être retiré à tous moments et […] doit être renouvelé à chaque nouvelle pratique sexuelle.» D’autres affiches donnent à lire des questionnements, entre autres : «Essaies-tu parfois de faire changer d’avis une personne qui t’as signifié un refus ? Penses-tu que c’est souhaitable ?», «Penses-tu que c’est facile de dire non à une personne qui t’impressionne ?»

Conclusion

Le lectorat uquamien ressentira peut-être une certaine tristesse, voire une lourdeur à la lecture de ce texte, et après avoir constaté que les mêmes situations sont dénoncées encore et toujours, et que les mêmes insultes («fascistes !») et arguments (parfois mot pour mot) sont utilisés pour discréditer la parole et les actions de celles qui agissent pour se défendre ou pour soutenir et appuyer celles qui sont les cibles des agresseurs. L’objectif de ce texte n’est certainement pas de susciter ces émotions, bien au contraire, mais de rappeler l’histoire pour y puiser énergie et inspiration.

Cela dit, ce texte a été écrit dans l’urgence. Comme il est indiqué dans l’introduction, l’histoire présentée ici est incomplète et manque sans doute de précision, malgré la générosité des femmes qui ont témoigné et parfois même ouvert leurs vieilles boîtes de carton pour en sortir des journaux fripés, des macarons et des tracts. Les actions collectives présentées ici à partir des souvenirs d’une seule femme, ou d’un seul article de journal, étaient pensées et menées collectivement, évaluées ensemble, souvent dans la joie et la solidarité, parfois dans la douleur et le conflit. Bref, il aurait souvent été important de pouvoir introduire des nuances et de présenter une autre mise en perspective sur les mêmes événements. La recherche menée pour la rédaction de cette histoire s’est aussi heurtée aux problèmes des trous de mémoire et des zones d’ombre, les femmes ayant témoigné appartenant à certaines cohortes et à certains réseaux. Il manque, par exemple, de témoignages pour la fin des années 1990, quand la droite prend le contrôle de l’AGEUQAM (aussi connue sous l’acronyme AGEsshalcUQAM, qui sera dissoute par référendum en 2001).

Enfin, la militance féministe est concentrée dans quelques départements : communication, histoire de l’art, science politique, sociologie, sexologie, et dans certains réseaux militants (gauche et extrême gauche). Ces militantes racontent leur histoire, et donc parlent des espaces qu’elles connaissent. On peut très bien imaginer que d’autres récits mériteraient d’être racontés au sujet d’autres départements, d’autres réseaux, d’autres organisations militantes (jeunes péquistes, groupes étudiants écologistes, groupes de pastorale, etc.), les équipes sportives, etc. Mais on peut aussi imaginer qu’en raison de la faible concentration de militantes féministes, il est d’autant plus difficile de s’y mobiliser collectivement pour lutter contre le harcèlement et les agressions sexuelles.

Dans la foulée du Stickergate, des militants étudiants hors de l’UQAM ont confié à La Presse, sous couvert de l’anonymat, qu’il s’agit d’une «exagération en raison de réseaux sociaux qui laisse croire à tort en une crise ou un fléau de viols dans le mouvement étudiant». De son côté, à la Fédération des associations étudiantes du campus de l’Université de Montréal (FAECUM), un ancien représentant confiait — toujours sous couvert de l’anonymat — n’avoir rien à rapporter au sujet du harcèlement et des agressions sexuelles : «[i]l serait faux de penser que ça affecte le mouvement étudiant en général». Enfin, un «ancien militant influent» avançait même que «[c]es dénonciations et cette logique de tribunaux populaires sont le fait d’une poignée restreinte d’anarchistes d’une extrême gauche très montréalaise, très “uqamienne”, qui refuse par principe de collaborer avec les forces policières et les tribunaux[74]». Désolidarisation, antiféminisme ordinaire, aveuglement volontaire, justification…

Or le raisonnement peut évidemment être pris à l’inverse : cela «arrive» à l’UQAM justement parce que les féministes y sont nombreuses, dynamiques, organisées, solidaires et qu’elles passent à l’action. On peut même imaginer qu’il y a peut-être moins de cas de harcèlement et d’agression à l’UQAM parce que le féminisme y est dynamique, même si on entend parler de plus de cas justement parce qu’il y a des féministes pour en parler. Si on poursuit le raisonnement, on peut aussi penser qu’on n’entend pas parler de situations similaires ailleurs non pas parce qu’il n’y a pas de problème, mais parce qu’il y a moins de féministes. Qui sait ? Il y en a peut-être plus encore dans d’autres campus, mais la loi du silence y est plus lourde et le rapport de force y est clairement à l’avantage des agresseurs. À titre d’exemple, la faculté de gestion compte pour 30% du corps professoral et étudiant à l’UQAM. Il serait surprenant qu’il n’y ait pas là aussi des cas de harcèlement et d’agression sexuelle entre professeurs et étudiantes, et entre étudiants et étudiantes, y compris dans l’association étudiante. Comment y réagit-on ? Comment y survit-on ? Et en médecine à l’Université Laval ? Et à l’École polytechnique de l’Université de Montréal ? Et à l’École nationale de police de Nicolet ? Et ailleurs ?

Puisque tant d’hommes, y compris progressistes, n’entendent pas raison, il faut que la peur change de camp.


 

[1] Maxime Bonin, «La guérilla féministe», La Presse, 3 décembre 2014, https://www.lapresse.ca/debats/votre-opinion/201412/02/01-4824616-la-guerilla-feministe.php.

[2] Christine Delphy, «Intervention contre une loi d’exclusion . À propos de la loi interdisant le voile à l’école», site Les mots sont importants.net, 9 février 2004, https://lmsi.net/Intervention-contre-une-loi-d.

[3] À la suite de la parution de la première version de ce texte, en mars 2015, la revue Françoise stéréo a reçu un message de Marjolaine Péloquin, ex-membre du FLF qui a été prisonnière politique féministe à la Prison Tanguay en mars-avril 1971, et auteure de En prison pour la cause des femmes : La conquête du banc des jurés, Montréal, Remue-ménage, 2007. Elle indiquait des erreurs et des inexactitudes au sujet de la période des années 1970, plus précisément au sujet de FLF. Dans cette nouvelle version du texte, ses informations et précisions ont été intégrées. Qu’elle soit remerciée de cette démarche et de son travail, qui permet de relater l’histoire de manière plus complète et plus précise.

[4] Marjolaine Péloquin, op. cit., p. 241.

[5] Collectif Clio, L’Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Montréal, Le Jour, 1992 (nouv. éd.), p. 579 ; Marjolaine Péloquin, op. cit., p. 214.

[6] Martine Lanctôt, La genèse et l’évolution du mouvement de libération des femmes à Montréal, 1969-1979, Montréal, département d’histoire, UQAM, 1980, p. 175.

[7] Collectif Clio, op. cit., p. 560; Martine Lanctôt, op. cit.

[8] Francine Noël, Maryse, Montréal, Leméac, collection Bibliothèque québécoise, 1994, p. 256.

[9] Francine Noël, ibid. p. 139.

[10] Madeleine Gagnon, Depuis toujours : récit autobiographique, Montréal, Boréal, 2013, p. 249.

[11] Dans les années 2000, l’ASSÉ produira pour sa part des milliers d’autocollants «Sale pub sexiste», frappés de son logo. Vers 2012-2013, les devantures de bars de danseuses nues près de l’UQAM seront régulièrement décorées avec ces autocollants. Un soir, un permanent au bureau de l’ASSÉ recevra la visite de deux hommes se présentant comme des journalistes, mais qui se révéleront être des hommes de main d’un des bars ciblés. Ils expliqueront au militant que s’il y avait encore des autocollants apposés sur la devanture du bar, ils reviendraient et seraient moins gentils…

[12] Ann Hansen, Direct Action: Memoirs of an Urban Guerrilla, Oakland-Edinburgh, AK Press, 2001, p. 487.

[13] Voir aussi Benoît Lacoursière, Le mouvement étudiant au Québec de 1983 à 2006, Montréal, Sabotart, 2007, p. 23.

[14] L’Association nationale des étudiants du Québec (ANEQ) insérera dans son nom «et étudiantes», en 1980 (Benoît Lacoursière, Le mouvement étudiant au Québec de 1983 à 2006, Montréal, Sabotart, 2007, p. 32 et p. 38).

[15] Danielle Stanton, «En quête d’un second souffle», Gazette des femmes, 1er janvier 1993, https://www.gazettedesfemmes.ca/5437/en-quete-dun-second-souffle/.

[16] Ibid.

[17] Voir aussi Benoît Lacoursière, op. cit., p. 23.

[18] Selon Diane Polnicky-Ouellet, dans «Entrevue : du harcèlement sexuel à l’UQAM», Écrits d’elles, vol. 1, no 1, mars 1992, p. 8.

[19] Danielle Stanton, op. cit.

[20] Suzanne Colpron, «L’UQAM interdit à la Brigade rose de faire des chichis», La Presse, 24 février 1993.

[21] Selon Diane Polnicky-Oullet, dans «Entrevue : du harcèlement sexuel à l’UQAM», Écrits d’elles, vol. 1, no 1, mars 1992, p. 8-9.

[22] Julie Leblanc, «Harcèlement : des mesures incomplètes», Écrits d’elles, vol. 1, no 1, mars 1992, p. 9.

[23] Benoit Renaud, «Entrevue avec deux membres de la Brigade rose», Unité, vol. 20, no 10, 15-28 mars 1993, p. 10-11.

[24] Ibid.

[25] AGEUQAM, Guide de survie 1993-1994, p. 137.

[26] Ibid., p. 138-139.

[27] Jean-V. Dufresne, «Viens t’asseoir ma belle», Le Journal de Montréal, 26 février 1993.

[28] Marc Fortin, «Alter rose : Un retour au féminisme radical ?», Montréal campus, mars 1993 (reproduit le 5 janvier 2015 sur le site du Montréal campus, https://montrealcampus.ca/2015/01/alerte-rose/).

[29] Citée dans Sophie Allard, « Dénonciations à l’UQAM — À l’origine d’un cri. Un phénomène qui ne date pas d’hier», La Presse, 20 décembre 2014, https://plus.lapresse.ca/screens/266df1b7-ae9d-460a-adde-9cb1afd46cb4%7CE2_YgQGO-HEi.html.

[30] Marc Fortin, «Le recteur à la rescousse : harcèlement sexuel à l’UQAM», Montréal campus, 1993 (reproduit le 5 janvier 2015 sur le site du Montréal campus,https://montrealcampus.ca/2015/01/le-recteur-a-la-rescousse/).

[31] Benoit Renaud, op. cit., p. 10-11.

[32] Ibid.

[33] Marc Fortin, op. cit.

[34] Voir le verso du journal de l’ANEEQ, Le Québec étudiant, vol. 17, no 2, novembre 1993. Voir aussi Claire Harting, «Une campagne contre le harcèlement sexuel dans tout le réseau scolaire», Le Journal de Montréal, 11 février 1993.

[35] Voir aussi Claire Harting, ibid.

[36] Le Québec étudiant, op. cit., p. 3.

[37] Nathalie Larose, Sylvie Lamarre, «Féministes de l’UQAM, agissons, mais pas trop !», Féminétudes, vol. 1, no 1, avril 1995, p. 5-7.

[38] Benoît Lacoursière, op. cit., p. 81.

[39] Voir : https://www.lessorcieres.org

[40] «Introduction au blogue», https://victorgate.blogspot.ca.

[41] «Lettre collective contre le backlash», signée par 17 personnes (des initiales uniquement), https://victorgate.blogspot.ca/2013/11/lettre-collective-contre-le-backlash_26.html. Ce texte se trouve sur un blogue intitulé «Le Victorgate : une histoire oubliée», qui présente aussi un texte antiféministe.

[42] Mélissa Blais, «Féministes radicales et hommes proféministes : l’alliance piégée», Francis Dupuis-Déri (dir.), Québec en mouvements : idées et pratiques militantes contemporaines, Montréal, Lux, 2008, p. 155.

[43] «Daniel Cormier coupable d’agression sexuelle», La Presse, 15 octobre 2008, https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-affaires-criminelles/200810/15/01-29647-daniel-cormier-coupable-dagression-sexuelle.php; «Un dangereux religieux d’extrême droite coupable de pédophilie ! L’histoire de Daniel Cormier», La Commune : Blogue d’information politique (Union des communistes libertaires de Montréal), https://nefacmtl.blogspot.ca/2008/10/un-dangereux-religieux-dextrme-droite.html.

[44] Les militantes préservaient leur anonymat : «On veut attirer l’attention sur le message, pas sur nous», selon l’une d’elles, se prénommant «Stéphanie» (voir : «Le féminisme radical : Les actions des Amazones, un groupuscule d’étudiantes de l’UQAM, font jaser», Le Journal de Montréal, 10 juin 2008). Voir : https://cybersolidaires.typepad.com/ameriques/2008/03/8-femmes-nues-d.html

[45] Pour info, voir cette vidéo, réalisé par Abeille Tard : https://vimeo.com/13132169.

[46] Sophie Allard, op. cit. Voir aussi Marie-Ève Surprenant et Mylène Bigaouette (dir.), Les femmes changent la lutte . Au cœur du Printemps québécois, Montréal, Remue-ménage, 2013, p. 59-71.

[47] https://collectiffeminismedroituqam.wordpress.com/a-propos/

[48] Marie-Christine Lemieux-Couture (en collaboration avec Véronique Grenier), «Initiation à la honte», Voir, 4 septembre 2013, https://voir.ca/marie-christine-lemieux-couture/2013/09/04/initiation-a-la-honte/, et Alexandra Nadeau, «Initiations controversées : Les initiations en communication à l’UQAM font polémique», Le Délit, 10 septembre 2013, https://www.delitfrancais.com/2013/09/10/initiations-controversees/.

[49] Sophie Allard, op. cit.

[50] https://fr-fr.facebook.com/alerta.feminista

[51] Sophie Allard, op. cit., p. A3.

[52] Sophie Allard, op. cit., p. A2-A3.

[53] https://hyenesenjupons.com/qui-sont-les-hyenes/

[54] https://collectifleshysteriques.tumblr.com

[55] https://antisexisme-uqam.org et https://www.facebook.com/collectifantisexisme

[56] https://www.youtube.com/watch?v=f8Ijoi1Thnw

[57] https://hyenesenjupons.com/2014/11/03/ricochet-sur-jean-barbe/

[58] Deux en sociologie, un en études littéraires, un en géographie, et un professeur et une professeure en science politique.

[59] Voir photo : https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-affaires-criminelles/201411/12/01-4818426-denonciations-dagressions-sexuelles-luqam-dans-la-tourmente.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_vous_suggere_4817117_article_POS2.

[60] Mathieu Bock-Côté, «Délation et vengeance à l’UQAM», Journal de Montréal, 13 novembre 2014 ; Voir aussi photo, La Presse, 20 décembre 2014, p. A2-A3.

[61] Voir la lettre d’Anne Élaine Cliche, cosignée par huit de ses collègues : «Lettre aux collègues de l’UQAM», LeHuffington Post, 24 novembre 2014, https://quebec.huffingtonpost.ca/anne-elaine-cliche/lettre-aux-collegues-de-uqam_b_6214008.html.

[62] Mélanie Loisel, «Allégations de harcèlement sexuel. Climat de tension à l’UQAM», Le Devoir, 15 novembre 2014 ; Annabelle Blais, «Le harcèlement à l’université : une “bombe à retardement”», La Presse, 15 novembre 2014.

[63] Caroline Montpetit, «Harcèlement sexuel dans les universités. Des campagnes qui visent à accroître le nombre de dénonciations», Le Devoir, 3-4 janvier 2015, p. A3.

[64] Caroline Montpetit, op. cit., p. A3.

[65] Rima Elkouri, «Désolé pour votre agression…», La Presse, 11 septembre 2015 [https://plus.lapresse.ca/screens/e98203ad-1916-48a6-8586-3f8e83949b53%7C_0.html].

[66] Hugo Pilon-Larose, «Dénonciations d’agressions sexuelles : l’UQAM dans la tourmente», La Presse, 13 novembre 2014 ; Yves Boisvert, «Fachos de gauche», La Presse, 14 novembre 2014.

[67] Richard Martineau, «UQAM : comment faire déraper une cause», blogue du Journal de Montréal, 19 novembre 2014, https://www.journaldemontreal.com/2014/11/19/uqam-comment-faire-deraper-une-cause.

[68] https://www.youtube.com/watch?v=J3mZ9s7QtvM

[69] https://hyenesenjupons.com/2014/11/17/le-backlash/

[70] Prisca Benoit, «Lutter dans l’unité», Montréal Campus, 3 décembre 2014, https://montrealcampus.ca/2014/12/lutter-dans-lunite/.

[71] Organisé par Mélissa Blais, Laura Carpentier-Goffe, Marie Soleil Chrétien, Émilie E. Joly, Emeline Fourment, Solveig Hennebert, Laurence Ingenito, Norka Paz-Rodo.

[72] https://m.facebook.com/knorkeleaf/photos/a.340560742651079.82880.317933608247126/1060625963977883/?type=3

[73] «Une fois de plus, l’UQAM essaie d’étouffer une situation de harcèlement et d’agresse», Union libre, vol. 10, no. 1, 12 janvier 2016 [https://www.unionlibre.net/unefoisdeplus/]; Marie-Michèle Sioui, «L’UQAM critiquée pour sa gestion d’une plaine — harcèlement sexuel», Le Devoir, 15 janvier 2016 [https://www.ledevoir.com/societe/education/460347/harcelement-sexuel-l-uqam-critiquee-pour-sa-gestion-d-une-plainte].

[74] Sophie Allard, op. cit.