Univers intimes—Comme un réflexe à déprogrammer

Preliminaire

LE COLLECTIF

Illustration:   Préliminaire, Jessica C. https://jessicac-portefolio.com

 

 

Catherine : La honte est un sentiment qui revient souvent dans ce numéro. C’est drôle parce que c’est sûrement le moins intime des sentiments, le plus social de tous. C’est le groupe qui suscite la honte lorsque l’individu transgresse un tabou, une règle importante, voire une banale convention. Comme le dit Martine Delvaux dans ce numéro, on fait honte aux femmes qui écrivent, en particulier à celles qui écrivent sur leur vie, « des histoires intimes, privées, minables, dépourvues d’universalité ». Ce n’est pas de la littérature. On fait honte aux femmes qui dénoncent l’inceste, le viol, la banale violence, le sexisme, le racisme, le capacitisme. Elles portent toujours l’odieux des agressions dont elles sont victimes, par un retournement de la réalité qui est proprement stupéfiant. On dénigre celles qui s’engagent, socialement, politiquement, si elles semblent être mues par des raisons personnelles. Reste chez toi, femme, parle de tes petites choses intimes à tes amies de filles. Laisse les hommes parler des choses importantes, des grandes choses, des choses de l’esprit. Écoute le psychanalyste, le philosophe et l’économiste te dire la vérité de ta sexualité, de ton âme, de ton ménage. Toi, tes amies, vos sex toys, vos aspirations et votre gestion quotidienne de vos jobs/études/enfants, vous en savez si peu. Et si tu tiens absolument à devenir toi-même quelque chose qui s’apparente de près ou de loin à ce qu’on appelle dans les médias un « expert », tu ferais mieux d’éloigner le plus possible tes recherches de ton expérience personnelle, intime, surtout si tu as l’intention d’en faire quelque chose de politique. Un, c’est pas objectif; deux, on ne va quand même pas, en plus de t’accorder un diplôme et de la crédibilité, te permettre de défendre les intérêts de tes semblables par la même occasion. La politique, laisse ça à Mathieu Bock-Côté.

Julie : Parce que des femmes qui parlent de libido, d’avortement, de poils, de harcèlement de rue, de masturbation, de vergetures, des femmes qui choisissent de courir un marathon sans tampon alors qu’elles ont leurs règles, des femmes qui dénoncent la culture du viol qui règne sur plusieurs campus universitaires, ça ramasse pas beaucoup de cotes d’écoute et ça fait pas vendre beaucoup de journaux. Et, on va se le dire, quand des femmes osent prendre la parole ou la plume dans l’espace médiatique, il se trouve toujours un autoproclamé représentant de l’opinion publique pour venir leur dire qu’elles ne s’y prennent pas de la bonne manière. Facile de ridiculiser la prise de parole et les idées de quelqu’un quand on te donne une chronique dans le Journal de Montréal ou une émission au FM93. Pourquoi offrir une tribune à des femmes qui souhaitent témoigner d’une expérience traumatisante qu’elles ont vécue, dénoncer un phénomène social ou simplement parler du fait que c’est vraiment plate de devoir jeter une belle paire de bobettes parce que tu l’as tachée avec du sang menstruel? Les journaux intimes, c’est fait pour ça, non?

Marie-Michèle : C’est à se demander pourquoi ce thème a été si populaire auprès de nos collaboratrices. Personne ne veut entendre parler de l’intimité, mais tout le monde veut s’exprimer sur le sujet. Quand tu veux parler de ta dépression avec ta famille, tes collègues de travail ou une bonne connaissance, rares sont les personnes qui s’intéressent vraiment à tes états d’âme. Parler de son intimité sans y être clairement invitée, ça crée toujours un malaise et ce malaise nous renvoie à beaucoup de codes sociaux qui sont bousculés ces temps-ci. Les réseaux sociaux contribuent grandement à cette distanciation entre ce dont il nous paraît socialement acceptable de parler et ce qu’il faudrait taire. Je ne pense pas que cette nouvelle réalité soit à l’avantage des femmes.

Certes, on pointe du doigt les professeurs agresseurs, on publie sur les réseaux sociaux le portrait d’un pédophile, mais c’est aussi l’endroit où on dénigre l’habillement d’une adolescente, où on affiche la vie sexuelle de jeunes filles qui ont voulu (on ont été forcée de) perdre leur virginité dans un party de finissants. « Le privé est politique » des féministes des années 1970 a pris dernièrement une drôle de tournure. Est-ce que ce slogan s’est retourné contre les femmes d’aujourd’hui? Est-ce que la surexposition du privé des femmes ne leur rajoute pas une pression supplémentaire?

Valérie: Quand tu parles de la sexualité des femmes, y’a ben des chances qu’on finisse par te dire qu’elles en montrent trop, ou encore pas assez, que c’est trop cru, ou que c’est juste du « minouche minouche ». Autrement dit : « Vous, les femmes, tenez-vous-en au juste milieu, pis on va s’assurer qu’il soit le plus étroit possible. » À un moment donné, le « Allez donc chier », même s’il est libérateur, n’est plus satisfaisant : on veut agir. Mais comment? Y’a pas de solution magique, mais parler de sexualité, la montrer, la démystifier, la désacraliser, aussi, ça ne peut être qu’un pas dans la bonne direction. Et, dans cette veine, le projet photo de Satya tombait pile dans nos préoccupations. Mais c’est quand même drôle : parmi toutes les photos que Satya nous a soumises, laquelle a suscité le plus de commentaires pendant nos rencontres de travail? Ben oui : celle du pénis en gros plan. Même que ça nous est passé par la tête, à quelques-unes, pendant quelques secondes, de mettre cette photo en évidence pour le lancement de la revue. Pas juste parce que certaines d’entre nous n’en voient pas souvent, mais aussi parce que, tsé, ça aurait fait big, un pénis, sur un carton d’invitation. Un genre de statement. Mais bon, ça a duré cinq secondes, puis Catherine nous a ramenées à l’ordre : « Les filles, dans un numéro qui se consacre aux univers intimes féminins, on peut-tu, s’il vous plaît, ne pas mettre à l’avant-plan une photo qui suggère que notre intimité passe nécessairement par les hommes? » Bien entendu. Évidemment. Franchement, ça aurait été le boutte! Mais reste que ça m’est passé par la tête. Comme un réflexe. Un réflexe à déprogrammer parmi plein d’autres. Le patriarcat, tout en réduisant notre intimité à quelque chose de futile, ne s’est pas gêné pour l’investir.

Marie-Andrée: Un numéro sur l’intimité parce qu’on ne devrait avoir honte ni de nos goûts, ni de ce que nous vivons en tant que femmes et féministes, ni de ce que nous sommes. Un numéro sur l’intimité parce que les écrits des femmes ont trop souvent été dévalorisés à tort, sous prétexte d’être trop personnels. Un numéro sur l’intimité parce qu’on jouit, ou pas. Parce qu’on rit, on pleure, on s’aime, ou pas. Un numéro sur l’intimité comme manière d’entrer dans la lutte. Un numéro sur l’intimité parce qu’on se bat.


 

Un immense merci à Satya Jack de nous avoir permis d’utiliser les images issues de son projet sur l’intimité pour illustrer les articles de ce numéro. Vous pouvez voir son travail au www.jackraw.com et lire la description de son projet ici.