Une révolte aphone
LAURENCE PELLETIER
La colère a toujours été pour moi associée à un mode d’expression qui revenait aux personnes au caractère fougueux. Si on ne savait pas crier, si on était incapable d’engueuler, d’insulter ou de lancer quelque objet aux murs, on ne connaissait pas vraiment la colère et on ne pouvait être en colère. Car la colère convoque une réaction qui se devrait d’être proportionnelle en termes de violence à l’indignation vécue, à l’agression subie, à l’insulte reçue. Le cri, le hurlement, les coups s’avèrent ainsi des adversaires de taille, une juste mesure, une juste réponse à l’oppression.
La colère n’est pas que la verve insubordonnée, déchaînée, explosive; ce l’est, bien sûr, mais il me semble qu’elle répond aussi et beaucoup d’une grande maîtrise de la langue, du rythme, du ton et de la rhétorique. On n’a qu’à voir et écouter les envolées colériques de Pénélope Cruz dans Vicky Cristina Barcelona, celles d’Anne Dorval dans les films de Xavier Dolan, ou encore la cinglante tirade d’Anne-Marie Cadieux dans No de Robert Lepage pour comprendre ce dont je parle : des diatribes ponctuées par un enthousiasme enragé et une violence éblouissante qu’on se plaît à réécouter, comme une chanson, puisqu’elles sont organisées, harmonisées, suivant la cadence bien instituée du « pétage de coche ». C’est ce à quoi j’ai tendance à associer l’expression de la colère : une langue déliée, décomplexée; un verbe qui énonce le mot juste au juste moment. Dans la colère, il y a ce savoir-dire que je ne sais pas. C’est le sens de la réplique, l’art du revirement.
On dit de moi que je suis une personne douce et je crois que ça a beaucoup à voir avec ma voix : ma voix douce. Je suis physiquement, vocalement encline à la douceur. Et je me retrouve, de fait, plutôt indisposée à l’expression de la colère.
Cette voix douce est devenue avec le temps le truchement de ma délicatesse autant que de mon manque à dire (de mon manque à crier). De façon plus générale, parler en public, faire des exposés oraux, des conférences – qui sont des activités imparties au parcours de l’universitaire que je suis – ont représenté et représentent toujours les pierres d’achoppement contre lesquelles, physiquement, je me bute. J’ai conscience que cela peut concerner n’importe qui, toute personne indifférenciée. Mais il me semble que cela a beaucoup à voir avec ma féminité, la façon dont, corporellement, j’ai appris à me situer en société, en groupe, à l’école, en classe, en tant que fille. Comme l’a écrit Hélène Cixous dans Le rire de la Méduse, la parole a beaucoup à voir avec le corps :
Écoute parler une femme dans une assemblée (si elle n’a pas douloureusement perdu le souffle) : elle ne « parle » pas, elle lance dans l’air son corps tremblant, elle se lâche, elle vole, c’est toute entière qu’elle passe dans sa voix, c’est avec son corps qu’elle soutient vitalement la « logique » de son discours; sa chair dit vrai. Elle s’expose. En vérité, elle matérialise charnellement ce qu’elle pense, elle se signifie avec son corps. D’une certaine manière elle inscrit ce qu’elle dit, parce qu’elle ne refuse pas à la pulsion sa part indisciplinable et passionnée à la parole[1].
Jamais l’écart entre le dire et le vouloir-dire n’est autant ressenti que dans ces moments de prise de parole. Jamais je ne me sens plus inadéquate et plus en décalage avec celles et ceux présents dans une pièce que lorsque j’ai à tenir un discours soutenu, logique, continu; que lorsqu’il faut que je pallie les sursauts de mon corps, les saccades de mon souffle. Chaque fois, et malgré la plus grande fréquence de l’exercice, mon corps prend le dessus sur ma voix, sur mon désir de dire. Chaque fois. Malgré ce qu’on me dit, on ne s’habitue pas. Ça ne se tasse pas. Plus encore : on m’a déjà assuré que ça s’apprenait, parler en public, être articulée, contrôler sa nervosité; que ça se travaillait. C’est vrai, on apprend. Or, ce que j’ai appris, je crois, ce n’est pas tant à maîtriser l’oralité, plutôt que de moins faire paraître cette nervosité, à moins le faire paraître, ce corps indisposé. À dissimuler, au fond, à taire le plus possible tout ce qui déborderait d’un moi phonique. À effacer le plus possible afin que seul le charisme d’une présence vocale suffise et subsiste.
Dans son ouvrage La voix et le phénomène, Jacques Derrida, à travers la pensée philosophique de Husserl, s’intéresse à la différence entre la voix et le son, à l’inadéquation entre le « s’entendre-parler » et le parler :
Parler à quelqu’un, c’est sans doute s’entendre parler, être entendu de soi, mais aussi et du même coup, si l’on est entendu de l’autre, faire que celui-ci répète immédiatement en soi le s’entendre-parler dans la forme même où je l’ai produit. […] Cette possibilité de reproduction, dont la structure est absolument unique, se donne comme le phénomène d’une maîtrise ou d’un pouvoir sans limite sur le signifiant, puisque celui-ci a la forme de la non-extériorité elle-même. Idéalement, dans l’essence téléologique de la parole, il serait donc possible que le signifiant soit absolument proche du signifié visé par l’intuition et guidant le vouloir-dire. Le signifiant deviendrait parfaitement diaphane en raison même de la proximité absolue du signifié[2].
Bien que l’objet de Derrida soit ici les prémisses et arguments – bien pointus et spécifiques – de la philosophie phénoménologique, et qu’il utilise la logique propre à celle-ci pour la déconstruire, cela me permet tout de même de réfléchir à cet espace qui se crée entre mon vouloir-dire (signifié) et mon dire (signifiant), lorsque j’en viens à vouloir exprimer la colère. Alors que dans ma voix, mon dire – mon intention – devrait être absolument et immédiatement présent, je me retrouve immanquablement affectée par ce temps où se « répète immédiatement » le s’entendre-parler. Ce que je désire signifier trébuche dans cet intervalle et prend toujours du retard dans la temporalité du « dire ». Mon vouloir-dire manque toujours son cue. Et je vis dans ce constant décalage, cet espace abyssal entre le je-veux-dire et le je-dis. J’échappe (trop) souvent et malgré moi à cette expérience de la parole adéquate, s’il en est une.
Si j’en passe par ce détour théorique, c’est que je tiens enfin à parler de ce manque à dire qui se colle à ma colère singulière et mettre en évidence ce qu’il y a de féminin, selon moi dans cette expérience. Dans la mesure où le langage est ultimement phallogocentrique, comme l’a soutenu Derrida dans plusieurs de ses ouvrages – dont Marges – De la philosophie, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Parages, Éperons : les styles de Nietzsche –, c’est-à-dire où la parole est idéalisée à l’intérieur de l’économie du désir et de la sexualité, une économie qui par ailleurs est marquée du signe masculin[3], le féminin se manifeste dans la différence entre signe et signifiant, dans l’espace. C’est pourquoi Derrida entend l’écriture comme une opération féminine, car elle compromet l’adéquation entre le signifiant et le signifié, insère la différance (mouvement qui diffère et différencie)[4] dans la parole pleine : « Cette proximité [entre signifiant et signifié] est rompue lorsque, au lieu de m’entendre parler, je me vois écrire ou signifier par des gestes[5]. » Et j’ajouterai à cela, en reprenant encore une fois le propos de Cixous, que:
La féminité dans l’écriture, je la sens passer d’abord par : un privilège de la voix : écriture et voix se tressent, se trament et en s’échangeant, continuité de l’écriture/rythme de la voix, se coupent le souffle, font haleter le texte ou le composent de suspens, de silences, l’aphonisent ou le déchirent de cri[6].
Si la colère, nous l’envisageons davantage par ce « déchirement de cri », je crois qu’il faut donner à l’essoufflement, au bafouillage, au silence – qui ont pu être associés à l’expression d’une féminité effacée, soumise et dominée – leur pouvoir de déstabilisation et de révolte.
Au cours de mes recherches de maîtrise, j’ai eu l’opportunité d’étudier le film Dans ma peau[7] de Marina de Van. Malgré son petit budget et sa diffusion limitée, ce film a fait sensation dans le milieu du cinéma indépendant en France à sa sortie en 2002. Celui-ci raconte l’histoire d’Esther, jeune femme professionnelle, qui, à la suite d’une blessure à la jambe, commence à s’automutiler et à trouver dans cette pratique l’occasion d’une expérience érotique. Le récit, qui se résume à l’enchaînement de séances de mutilation et d’autophagie du personnage d’Esther, est extrêmement déconcertant. Or, ce n’est pas tant le thème et les images d’automutilation qui dérangent, mais plutôt la manière dont de Van les aborde et les met en scène. Cette pratique, qui devrait être de l’ordre de la détresse psychologique et d’une féminité pathologique, devient, dans le cadre de ce film, le lieu d’un souci de soi. L’histoire, peu élaborée, l’absence de narration et la quantité restreinte de dialogues ont pour effet de dépsychologiser le comportement du personnage d’Esther. Ce qui est fascinant dans Dans ma peau, c’est ce trouble que ces non-dits, ces silences imposent à notre raisonnement : il nous est impossible et défendu en quelque sorte d’expliquer le comportement d’Esther, de dégager la logique d’une telle expérience érotique (sexuelle) et de rendre cohérent un tel rapport au corps. Dans ma peau maintient les spectatrices et spectateurs en suspens, dans une inquiétante incertitude de la corporalité féminine.
Pour pousser la réflexion plus loin, je dirais que dans Dans ma peau, la mutilation met en acte, incarne – au sens littéral du terme – l’idée derridienne de l’opération féminine différante. Avec la coupure, Esther compromet les frontières de son intégralité corporelle, elle joue avec le danger de l’absence, de la négativité. Elle ouvre sa peau, mais elle ne la laisse pas guérir, gardant la plaie toujours ouverte, reprenant incessamment la mutilation. Cette peau à vif, qui laisse voir et couler le sang, ramène le corps à sa surface. En refusant la guérison, la cicatrice, Esther met la « vérité » – la « vérité » phallogocentrique de son médecin, de son copain et ses amis, de tous ceux qui veulent faire de son corps un corps féminin beau, sain, propre – sous rature. Tout est ramené et se passe dans l’acte de l’incision, celui de l’écartement et la marque de la femme, celle de l’indécidabilité, se lit, se voit et se matérialise sur/dans la peau d’Esther. Une autre corporalité féminine semble ainsi advenir par cette écriture différante, cette inscription disséminatrice du plaisir et de la sexualité féminine. Le corps d’Esther devient ainsi l’archétype du film, ramenant tous les aspects esthétiques et narratifs à ce geste technique et inscriptif de l’incision.
Si la colère, dans ce film, n’est pas exprimée de façon manifeste, je la lis pourtant dans les silences et dans le manque à dire qu’il oblige; sur le corps du personnage d’Esther, surtout, qui interdit toute effectivité au dire, au signifié. Le mal que j’ai à me débattre physiquement contre mon propre corps, contre cette féminité qui pousse sur moi et me coupe le souffle, pour accéder à la parole, pour maîtriser cette langue que j’ai peine à délier au profit de la belle, bonne, juste formule; ce mal, donc, qui me contraint aux bégaiements, aux hésitations, à une expression orale douteuse et désordonnée est tout à fait subverti avec un film comme Dans ma peau. Il me permet ainsi de penser la puissance de ma colère et ma révolte féministes dans l’« aphonique », dans et par l’inadéquation de ma parole.
Bibliographie
Cixous, Hélène, Le rire de la Méduse : et autres ironies. Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2010.
Derrida, Jacques, La voix et le phénomène, Paris, PUF, coll. « Quatrige », 1967.
————, Marges – De la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972.
———— , Éperons : les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978.
———— , La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, coll. « La Philosophie en effet », 1980.
———— , Parages, Paris, Galilée, 1986.
De Van, Marina, Dans ma peau, Rezo Films, 2002, 93 min.
[1] Cixous, Hélène, Le rire de la Méduse : et autres ironies, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2010, p. 47.
[2] Derrida, Jacques, La voix et le phénomène, Paris, PUF, coll. « Quatrige », 1967, p. 89.
[3] « il n’y a qu’une libido, donc pas de différence, encore moins d’opposition en elle du masculin et du féminin, d’ailleurs elle est masculine par nature », Derrida, Jacques, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, coll. « La Philosophie en effet », 1980, p. 510.
[4] « Premièrement, différance renvoie au mouvement (actif et passif) qui consiste à différer, par délai, délégation, sursis, renvoi, détour, retard, mise en réserve. […] Ce qui diffère la présence est ce à partir de quoi au contraire la présence est annoncée ou désirée dans son représentant, son signe, sa trace… […] Deuxièmement le mouvement de la différance, en tant qu’il produit les différents, en tant qu’il différencie, est donc la racine commune de toutes les oppositions de concepts que scandent notre langage, telles que, pour ne prendre que quelques exemples : sensible/intelligible, intuition/signification, nature/culture, etc. », Derrida, Jacques. Positions. Paris : Édition de Minuit, 1972, p. 17
[5] Derrida, Jacques, La voix et le phénomène, op. cit. p. 89. Voir aussi, sur cette question d’opération féminine, Éperons : les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978.
[6] Cixous, Hélène, Le rire de la Méduse, op. cit., pp. 126-127.
[7] De Van, Marina, Dans ma peau, Rezo Films, 2002, 93 min.