Un nom propre

ÉDITH PINEAULT

Illustration : Catherine Lefrançois

Une première version de ce texte est paru dans le journal Embargo le 12 mai 2019.

Catherine

Il était une fois une princesse qui s’appelait Sophie Frédérique Augusta d’Anhalt-Zerbst. C’est un très long nom, j’en conviens, mais tu n’as pas besoin de t’en souvenir. Souviens-toi seulement qu’elle habitait un grand château en Allemagne. Pour être exacte, je devrais dire en Poméranie. Tu as raison, moi aussi j’aurais préféré ce mot qui fait tellement plus conte de fées. Entendons-nous quand même pour Allemagne. Ce n’est pas tout à fait faux, bien que moins joli, et tu retrouveras l’endroit plus facilement sur une carte.

Je disais donc que Sophie Frédérique Augusta d’Anhalt-Zerbst habitait en Allemagne. À quatorze ans, par contre, elle dut déménager en Russie pour épouser (quelques années plus tard, quand même!) le prince Pierre III, qu’elle ne trouva ni particulièrement beau, ni particulièrement charmant. Ils ne vécurent pas heureux et n’eurent pas beaucoup d’enfants. Je sais, c’est un peu décevant pour une princesse.

C’est ce qui m’a portée à me demander si son pays, l’Allemagne, ne lui manquait pas terriblement. Si ce n’était pas un peu par nostalgie qu’elle invita ses anciens compatriotes à venir s’établir avec elle, en Russie. Les livres d’histoire que j’ai consultés sont très avares d’informations sur les sentiments que pouvait éprouver Sa Majesté. Wikipédia n’a rien pu m’apprendre non plus et, bien entendu, Sophie Frédérique Augusta d’Anhalt-Zerbst est morte longtemps avant d’avoir pu s’ouvrir un compte Facebook où nous partager ses états d’âme. J’ai tout de même réussi à lire sur Internet (tu trouverais la même chose si tu faisais des recherches) qu’en 1763, « la vallée de la Volga était une plaine peu habitée ». Sophie Frédérique Augusta d’Anhalt-Zerbst en était la reine et elle pouvait bien faire ce qu’elle voulait. C’est donc à cet endroit qu’elle fit installer les Allemands venus la rejoindre.

La Russie n’avait pas de loi 101, ni de cours de russification, ni d’école obligatoire en russe. D’ailleurs, même s’ils avaient voulu le parler parfaitement, tu te souviens que la Volga était, en 1763, une plaine peu habitée. Les occasions de pratiquer le russe avec des locuteurs natifs faisaient donc cruellement défaut. Ainsi, les Allemands qui s’y établirent conservèrent l’essentiel de leur langue et de leur culture, même plus de cent ans après. C’est à cet endroit que Johannes (Hans pour faire court), Annemarie, Martin et Maria, tes arrière-grands-parents, sont nés.

Fin

Ah oui, autre chose avant de terminer pour vrai, un détail que j’ai failli oublier : quelque temps après son arrivée en Russie, peut-être parce que Pierre III l’appelait Fifi juste pour l’achaler, peut-être parce que personne n’arrivait jamais à se souvenir de son nom au complet (encore une fois, mes recherches ne m’ont fourni que peu de réponses [1]), Sophie Frédérique Augusta d’Anhalt-Zerbst décida de se faire appeler Catherine. Catherine tout court. C’était beaucoup plus simple. Plus tard, par contre, une fois grande, les choses se compliquèrent un peu (mais très peu) : les gens l’appelèrent Catherine la Grande. Ça, tu peux t’en souvenir si tu veux.

Fin (pour vrai, pour le moment)

Victor Fisher

Victor, cela allait de soi. Surtout depuis leur départ de Saratov et toutes ces traversées. Celles en bateau, qui avaient pris des semaines et les avaient amenés en Amérique. Puis celles en train à travers un pays dont les plaines se déployaient aussi loin que l’œil pouvait voir : un océan d’herbes ondulantes dans toute sa démesure.

 

Oui, Victor, comme un enfant pionnier de la nouvelle famille qu’ils se construisaient, loin et malgré tant d’adieux. Victor, une victoire à chérir, premier trésor après toutes ces choses, petites et grandes, perdues en route, comme cette lettre abandonnée aux douanes. Oui, Victor, ce sera le nom de leur premier enfant né en sol canadien.

***

C’est l’automne 1917. Victor, l’aîné de Annemarie et Johannes, est assis au premier rang à l’école de Bottrel. Dehors, un arbre seul laisse tomber une feuille jaunie, puis une autre. Mr White, le nouvel instituteur, les regarde par la fenêtre, les yeux gris comme le temps. D’autres feuilles entre ses mains se froissent : le journal. En majuscules, on y voit le mot « conscription ». Aucun des enfants assis en silence n’en comprend le sens. Tout ce qu’ils arrivent à lire, c’est la colère dans les gestes de l’homme devant eux. Lorsque ce dernier commence à prendre les présences d’une étrange manière, Victor sait ce qu’il doit répondre.

« Victor, Fisher : F -I -S -H -E- R. Anglais! » articule-t-il dans sa meilleure prononciation avant de se recaler sur sa chaise, le visage rougi par le mensonge.

Le « c » perdu lui vaudra des « A ». Fisher sans « c », c’est anglais, pas allemand.

Cornelius Wilms

Un appel de la mère patrie était remonté jusqu’à lui, avait su clapoter jusqu’aux abords de la Volga. Cornelius acheta, aussitôt qu’il le put, cette terre en territoire allemand. Elle venait sans bâtiment ni bétail, sans rien, sinon des promesses plein le paysage. « Elle deviendra rentable, on paiera la dette, elle sera l’héritage de mes fils. » Il les regardait, tous les cinq, fier, aimant. Il se savait riche.

Puis vint la guerre.

En un seul jour, cinq télégrammes appelèrent les cinq fils. Aucun ne fut épargné. Pas même le plus jeune, Martin, âgé de seulement 14 ans. Ruiné jusqu’au fond de l’âme, Cornelius les vit partir, droits et raides dans leur uniforme, comme s’ils étaient déjà autant de corps dans des tombeaux.

Sa raison, morcelée, le quitta pour les tranchées. Quatre de ses fils en revinrent. Lui, jamais. Il mourut (du cœur, de folie, c’est la même chose) avant le traité de Versailles, avant que la frontière traîtresse ne se redessine à l’ouest; sa terre désormais en territoire polonais.

La terre fut vendue. Les quatre frères survivants peinèrent de longs mois à rattraper le tracé fuyant de la nouvelle République. Lorsqu’ils y arrivèrent, l’argent de la vente suffit de peine à leur payer un repas. La misère était telle, le pays détruit jusque dans leurs rêves. Il n’en restait rien. Sinon cet oncle, au Canada, qui pouvait peut-être les faire venir.

Martin Wilms

Martin, c’est l’homme qui disait chparrow au lieu de sparrow, Schläf gut et träum süß avant d’aller au lit. Autrement un homme de peu de mots, dit-on. Je ne l’ai connu que sur papier, à travers des photographies et une multitude de documents retrouvés dans des boîtes.

Dont cette photographie où il se tenait, vieux, appuyé sur sa canne dans un champ aussi jaune qu’un autobus scolaire. Au loin, une infime frange verte offerte par quelques arbres. Occupant presque la moitié de l’image, un ciel outrageusement bleu, comme sciemment complémentaire à la couleur de blé.

Dans son journal, petit livret de carton corné que nous traduit tante Klara, on apprend qu’il a passé deux ans en France à la fin de la Première Guerre. Un obus ayant explosé près de lui dans les tranchées, il en est revenu avec une canne en guise de cheville. Deux ans d’hospitalisation? Deux ans de prison? Pendant tout ce temps, a-t-il appris le français? Quelques bribes? Martin était un homme de peu de mots. Surtout lorsqu’il était question de la guerre. Surtout devant ses filles.

Justement, les voilà, Klara et Elfriede, assises sur les genoux de leur père. On les imagine piailleuses, tout sourire, lumineuses qu’elles sont malgré la grisaille du vieux cliché. Martin les tient d’une main. De l’autre, il enserre la taille de Maria, la femme avec qui, souvent, les mots étaient superflus, celle qui aurait pu terminer ses phrases, celle avec qui le silence était confortable.

Une autre photo montre une rue du village. Martin, jeune, tient sa canne d’une main, une cigarette dans l’autre. Derrière lui, l’épicerie où le propriétaire aussi était Allemand. Jadis, à Herbert, Saskatchewan, il n’était pas nécessaire de maîtriser l’anglais.

Puis, le passeport : sa loyauté dûment estampillée de page en page durant toute la durée de la Deuxième Guerre. Tendre ses papiers au policier qui faisait le contrôle, c’est la seule réponse qu’on attendait de lui; la seule réplique silencieuse vouée à prouver de mois en mois qu’il n’était pas l’ennemi. Il a dû attendre 1948 pour recevoir par la poste, sous la forme d’une lettre dignement écrite (et signée par le gouvernement!) tous les droits et privilèges réservés aux citoyens canadiens. On la retrouvera, dans son enveloppe d’origine, sous d’autres papiers jaunis.

Comme cette vieille page de calendrier pliée dans laquelle se cachaient des documents en polonais. L’acte de vente de la terre? Un visa? Et cette lettre tronquée? Martin parlait-il le polonais? La terre de son enfance était si près de la frontière. Cette région avait même été annexée à la Pologne après la guerre. Martin étant un homme de peu de mots, on n’en avait aucune idée.

Au fond de la boîte, les vieux cahiers d’école de Klara et de Elfie. Elles étaient arrivées à leur première journée d’école avec la seule langue que leurs parents avaient pu leur apprendre, puis en étaient revenues avec ces livres de lecture et de grammaire que Martin n’hésita pas à leur emprunter. Petit à petit, il apprit de ses filles et de leurs manuels scolaires l’anglais nécessaire à lire le journal et à converser avec les voisins. Il demeurera tout de même toujours cet homme de peu de mots qui disait chparrow, au lieu de sparrow, les origines bien collées à l’élocution.

Maria Steinhauer

Maria était l’aînée de plusieurs filles. Très jeune, on avait écourté sa scolarité afin qu’elle aide sa mère au foyer. Sa maladresse avec les mots, son écriture hésitante, sa lecture boiteuse, et la honte qu’elle en ressentait, voilà son droit d’aînesse! Elle se révéla par contre très habile cuisinière : Schnitzel Suppe, Küchen, Krebble, Klops Suppe devinrent des remparts contre l’embarras qu’elle ressentait auprès des autres filles de son âge : celles qui lisaient si bien à l’église. Elle priait alors pour que, si un jour elle avait des filles, elle puisse toutes les envoyer à l’école, longtemps.

On était au plus fort des moissons quand les frères Wilms, dépourvus, lui demandèrent de cuisiner pour eux. Martin, un an plus tard, demanda plus, demanda tout : demanda sa main. Elle avait 18 ans. La réponse fut facile : Maria aimait Martin. C’est la seule réponse qu’elle trouva d’ailleurs quand on lui demandait pourquoi, de tous les garçons Wilms, elle avait choisi l’infirme. Quand Martin s’en inquiéta, elle répondit qu’elle avait autant de jambes qu’un garçon, qu’elle l’aiderait sur la ferme. Il s’en trouva que chaque automne, au temps des conserves, Martin avait aussi autant de mains qu’une femme.

Ils eurent deux filles, Elfrieda (Elfie) et Klara, qu’ils envoyèrent à l’école. Longtemps.

Elfriede Wilms

Victor a 55 ans lorsqu’il rencontre Elfriede qui en a 35. Les trente années passées isolées sur la ferme paternelle avec ses trois frères l’ont mal équipé pour parler aux femmes. Les 25 autres, seul à élever des dindes sur son lopin de terre en bordure de Calgary, n’ont pu le transformer en conversationniste habile non plus. En fait, les rapports sociaux sont le lieu de l’expression de sa maladresse. Mais avec Elfriede, tout est plus simple. Elfriede sait parler de tout avec tous. Elle a mille amies. Tout le monde l’aime, Elfie. Il doit l’admettre, lui aussi. Beaucoup. Sa timidité voudrait remettre à plus tard ce moment, mais son âge ne le lui permet plus. Demain, il lui demandera sa main.

Elfriede dira « oui » et, le 7 août 1965, prendra le nom de Fisher.

Timothy Fisher

Tamara naît pratiquement neuf mois, jour pour jour, après le mariage. Jennifer, l’année suivante. Puis, Timothy, comme un vent de fraîcheur quand on n’espérait plus rien, dix ans plus tard.

C’est ce qu’Elfie se remémore lorsqu’elle inscrit 1910, 1930, 1966, 1967, 1977 sur le formulaire de recensement du gouvernement. Puis, à côté de Victor, elle coche « autre » et spécifie : allemand. Même chose à côté de son nom.

Pour chacun de ses enfants, elle coche « anglais » : c’est leur langue maternelle. Elle ajoute aussi le français, parmi les langues parlées, parce qu’ils sont tous allés en immersion à l’école.

Timothy regarde, par-dessus l’épaule de sa mère, le formulaire se remplir.

— Pourquoi vous ne nous avez jamais appris l’allemand toi et papa ?

— On voulait, au début, mais ton père et moi, on n’a pas le même allemand. On n’arrêtait pas de se moquer l’un de l’autre. Elfie regarde Vic, un sourire dans les yeux. On a fini par s’en tenir à l’anglais.

Dans quelques semaines, Timothy part pour Montréal. À l’université.

Assis aux côtés de sa mère, il remplit son formulaire de choix de cours. Il coche « allemand ».

Timothy selon Édith

Étudiant à Concordia, il venait de l’ouest. Primaire et secondaire en classe d’immersion.

Son français (excellent) a les charmes des accents. De son point de vue, la malléabilité d’une bicyclette négligée.

Practice french

Au sens figuré comme littéral :

l’hiver le plus chaud de Montréal.

Practice french

Dans l’intimité.

Practice french

Dans les lieux publics : se refuser sa langue. Rougir.

Chercher du regard les regards.

Inquiet d’être entendu

en anglais.

Loi 101 comme délatrice

à chaque détour.

Practice french

langue

fluide

au mariage

le « oui »

l’emporte

Practice French

La terre de son enfance

vendue

mutée en développement immobilier

des centaines de maisons y poussent

plus d’espace de garage que de charme.

Practice french

 Longtemps après, l’enfant est né

L’été suivant, le père est mort

Un an après, la mère n’est plus

Practice french

L’enfant parle

french

surtout

switch

Racines, ensevelies, écrasées par un bulldozer quelque part entre deux unifamiliales. Racines arrachées, coupées, une à une en deux étés.

Timothy flotte à Montréal, un fils en orbite qui déparle.

Lui-même cherche ses mots

autant qu’il se cherche

un interlocuteur.

Switch.

CPE temps plein en français

Calgary c’est loin en crisse

Switch

Nos soupers en anglais

switch

les « bonnes nuits »

good night, sleep tight.

« Schläf gut! » des fois

switch

Tisser la double identité de notre fils :

tension égale entre deux aiguilles.

Switch

un rang à l’endroit

un rang à l’envers

switch

un poème s’écrit

entre potty training

and making diner

switch

 

À défaut de racines, préserver les fruits

Hans

Je t’avais dit que c’était une longue histoire. Je sais, elle n’est pas toujours drôle, mais je pense qu’elle est belle. Surtout qu’elle se termine (non, elle se continue) avec toi, Hans. Hans Fisher, sans « c ».

 


[1] La conversion au christianisme orthodoxe ne me paraissant qu’un bon prétexte, une occasion en or, sans plus.