Un autre journal de calories
NOÉMIE DUBÉ
Illustration: Catherine Lefrançois
Avertissement : Vous êtes sur le point de lire une autre histoire de boulimique à la con, vous pouvez passer tout droit si ça vous dit plus ou moins de vous farcir encore un récit de restriction. Désolée de remettre pour une millième fois sur le tapis une des plus populaires névroses du millénaire, mais qu’est-ce qu’on peut faire quand on a mal à la nourriture?
Jour 12
Objectif de calories pour la journée : 1480
6h35 :
- 1 banane : 105
- 1 café latté : 150
Total : 255
Je gère. J’ai même pas faim.
7h11 :
- 375 ml de crème glacée vanille Coaticook : 360
Total : 615
Un petit écart, mais ça va. Je gère. Me reste de la place en masse.
7h30 :
- 1 café latté : 150
- 1 croissant : 200
Total : 965
C’est bon, j’ai pu m’arrêter. C’est viable. J’ai juste à me retenir jusqu’à 17h.
11h :
- 1 carotte : 35
Total : 1000
Trop tôt pour souper…
11h05 :
- 1 carotte : 35
Total : 1035
Trop tôt pour souper?
11h15 :
- 2 tranches de pain brun : 200
- 1 tranche de fromage cheddar : 100
- 3 tranches de dinde : 70
- 1 carotte : 35
Total : 1440
Quarante calories pour tenir jusqu’à demain matin. Ça se peut? Bin oui. No worries. Capote pas. T’as juste à oublier de manger. T’es capable. Oublie.
11h20 :
- 1 sac familial de chips Lays sel et vinaigre : 1350
- 3 petits cups de Reese : 210
- 1 Mars : 260
- 1 pomme : 85
- 1 carotte : 35
- Du pain blanc : ?
Trop tard. J’échoue, encore, à essayer d’arrêter d’avoir des problèmes avec mon poids. J’essaie encore de compter mes calories. J’ai recommencé à essayer de les dompter. Je voulais arrêter après avoir vu une vidéo sur YouTube sur une « nouvelle » façon de s’alimenter. C’était simple : accepte d’avoir faim, accepte de trop manger, accepte d’avoir envie de manger de la scrap, et accepte de prendre du poids jusqu’à ce que ton corps se régule de lui-même parce qu’il aurait compris, oui, il aurait compris le petit génie, que tu n’es plus en situation de restriction et qu’il n’a plus besoin de se pitcher sur un pot de crémage Betty Crocker ou de passer à travers un sac de Party Mix dans l’espace de quinze minutes. J’étais pleine de bonne volonté, mon cœur était léger, je pensais que mon corps suivrait, mais depuis cette vidéo, j’aspire tout. Plus qu’avant. Si la poussière avait bon goût, le plancher de mon appartement serait luisant. J’ai frappé le fond du baril quand je me suis reconnue dans Noo-Noo des Télétubbies. Impossible de m’arrêter, j’avais le droit de tout manger. Ma bouche et mes mains travaillaient en solo. Si mon garde-manger était plein, elles se faisaient une mission de le vider. Je mangeais jusqu’aux petites graines de faux bacon qu’on met sur les salades César. La question n’était même plus de manger. Ne pas mâcher était anormal. Pour ne pas faire une mauvaise reproduction du Titanic et me voir couler, impuissante, sous trois-quatre plis de bédaine, j’ai dû recommencer à compter. Et Dieu sait que compter, ça devrait juste être bon pour les calculatrices.
Manger, il est où le problème? Bonne question ou question stupide? Je sais pas, c’est ça, le problème. Je connais pas le problème, mais j’ai toutes les solutions pour le résoudre dans ma trousse d’Inspecteur Gadget du régime qui marche pas longtemps-longtemps. Je suis même allée jusqu’à écrire un mémoire sur le manger, pour me l’illustrer, pour essayer d’exorciser mon fantôme diététique. J’ai pondu un roman que j’ai fini par renier, comme mon problème. Je les enterre hebdomadairement avec deux-trois barres de nougats aux noisettes, gracieuseté de mon mari, qui, on s’en doute, n’a aucun problème avec la bouffe, si ce n’est que pour se souvenir qu’il lui en faut des fois. J’ai eu un contrat pour publier mon livre, aussi, mais je l’ai refusé. Deux ans de travail qui se retrouvent à mordre la poussière sur une étagère. D’écrire ça, ça me rend très mal à l’aise. Je peux pas en parler longtemps, même avec moi-même. J’arrête d’y penser quand je mâche à l’infini, les scrounch scrounch masquent bien le son de mes mixed feelings.
Faut dire que je suis un peu masochiste. Je me laisse aller à fantasmer des fois, quand je trouve un livre de la maison d’édition qui ne voudra sûrement plus jamais relire un manuscrit avec mon nom dessus. Je m’imagine où j’en serais, si j’avais été la fière auteure d’un livre qui aurait été vendu dans des librairies, où des vrais gens dépensent du vrai argent pour lire des livres faits de vrai beau papier. Je m’imagine à mon lancement. Je suis mince, évidemment, parce qu’atteindre ce but, ça voudrait dire cocher la case « perdre du poids » de la liste de mes résolutions jamais tenues. Ma petite voix bitch, au lieu de me traiter de grosse vache et de me dire que la seule possibilité pour moi d’être reconnue, c’est de devenir la prochaine star de Ma vie à 600 livres, deviendrait une douce petite biche qui me dirait : « Tu es auteure, wow, tu es une femme accomplie. J’en reviens pas d’être la voix dans la tête d’une AUTEURE. Lavez-moi les oreilles quelqu’un, j’arrive pas à croire ce que j’entends. Tu peux maintenant arrêter d’avoir des regrets et même d’avoir faim! Tu as tout. Tu n’as plus besoin de rien. Je t’aime. » Ma petite voix me dirait « je t’aime ». Mais, je me ressaisis toujours. Je m’envoie une fessée de réalité parce que ça goûte surette de ressasser des faux souvenirs. Ça goûte meilleur de manger pour ne pas penser à qui je suis, même si à la fin, tout goûte rien. Mes regrets n’ont pas un goût umami. La vérité, c’est que j’ai choisi de manière très éclairée de ne pas le publier. Comme mon corps, je n’ai pas pu aimer mon premier livre, trop difficile de le reconnaître et de le chérir. Je suis une mère-auteure indigne, mais je préfère vivre avec mon avortement littéraire que de traîner ce mioche fictif pour le reste de ma vie. Clairement, j’en suis pas remise et je prends fort probablement ça comme excuse pour m’enfiler une ribambelle de cochonneries. Mes rêves me pèsent, la balance me le fait remarquer.
J’ai aucune hygiène de vie. Non, c’est pas la vérité. Autant je peux me retrouver avec un TOC de l’hygiène de vie pendant deux semaines, si je suis généreuse, autant je peux sombrer dans l’accumulation excessive de mauvaises habitudes pour compenser le bien-être que je me suis vaguement souhaité. Moins manger ou trop manger. Faire trop le ménage ou ne plus rien nettoyer, même mon corps bourrelé. Aimer excessivement tout le monde comme si j’étais un prophète ou ne plus sortir du tout, convaincue que les gens voient une crotte de nez à la place de mon visage. Je finis par compter mes calories parce que je peux pas compter sur moi, mon intuition fait pas l’affaire. Ça veut rien dire, pour moi, avoir de l’intuition, je l’ai brisée, cette patente à gosse, et j’ai pas le guide de l’utilisateur pour la réparer. J’entends ceux qui me connaissent soupirer : « Eilleee làààà, reviens-eeeeeen. T’en n’as pas de problème, tu dramatises, comme tu fais tout le temps. On t’a jamais dit que c’est pas un beau look? C’est comme si t’avais les dents noires. » Oui. Ma petite voix bitch me le dit souvent. Je chiâle tout le temps. C’est pas une solution, le chiâlage. Je le remarque. Bien sûr, ce qu’on dit pas, c’est que ça remplit bien une bouche de se lamenter. Mais, ça change pas grand-chose. En plus de mon corps qui devient gros, ma personnalité devient laide. Y’a pas d’issue. Je compte parce que je sais pas manger. Je sais pas pourquoi j’ai un problème avec manger. Je sais pas pourquoi manger me pose problème. Je dois compter, même si je compte tout croche. Personne peut m’en vouloir, j’essaie de mieux gérer mes finances nutritives, de réduire mes dettes caloriques, pour économiser de l’espoir. On sait jamais, j’en aurai peut-être besoin un jour.
Total des calories de la journée : si on l’écrit pas, ça existe pas. Aujourd’hui, on va dire que ça comptait pas.
Jour 13
Objectif de calories pour la journée : 0
Je mange pu pendant deux jours.
8h15 :
- 2 cannolis : 748
- 1 croissant aux amandes : 400
- 1 danoise au fromage : 430
- 1 café latté : 150
Total : C’est pas possible.