Trash en rond
Fin des années 1990, Rouyn-Noranda. J’attache les lacets de mes Doc Martens noirs 10 trous. J’enfile le coton ouaté d’Overbass qui me sert de manteau. J’aime bien Overbass. Shantal Arroyo botte des culs et ce groupe, avec Banlieue Rouge et Anonymus, puisqu’il s’agit des premiers shows que j’ai vus, m’a donné envie de la musique qui bûche. Il m’a ouvert la porte bien grande pour apprécier plus tard les blast beats, les mélodies complexes, la guitare pesante et les chants gutturaux du death metal. Bref, c’est avec mes Docs et mon coton ouaté que je me prépare à rejoindre mes ami.es pour un show à la Scène Paramount. Nous avons encore bien frais en tête le souvenir du show de BARF dans le sous-sol de l’église ukrainienne. Cette soirée mythique où 400 représentant.es en règle de la jeunesse poil de Rouyn-Noranda se sont entassé.es pour scander, le poing levé bien haut, l’inspirante « Mouton noir » reprise de Plume : « Le monde couraille à gauche à drette comme un troupeau qui court dans bouette / Y’en a qui cale, y’en a qui arrêtent, pis toutes les autres leur pilent s’a tête / Certains ont le pied tellement pesant qu’y’en écrasent même les survivants / De c’te façon-là ben y sont certains, que ça va leur faire ben plus de foin ». Mais ce soir, c’est Quo Vadis que je m’apprête à voir sur scène. Tout le monde avait hâte de revoir ce groupe venu deux ans plus tôt dans notre patelin que nous aimons appeler avec un brin de chauvinisme « la capitale québécoise du métal ». On est fébriles. On attend bien patiemment à l’extérieur que les portes ouvrent. Il fait froid dehors, mais tout le monde est de bonne humeur ou gelé ou les deux, qu’importe.
La tension monte; je veux être à l’intérieur, rentrer dans le tas, me défouler, me défoncer. Le show commence enfin. Je suis à cran. Juste trop hâte de grossir les rangs du fameux et célèbre trash en rond rouyn-norandien. Impossible aujourd’hui de me souvenir de la première partie du spectacle. Qu’importe. À cet âge, la première partie d’un spectacle, c’est juste le moment de revoir les ami.es (qu’on n’a pas vu.es depuis quelques heures parce que de toute façon, nous allons tous à la même école), de se réchauffer le cœur et le sang. Et c’est ce qu’on fait. On jase, on rit, on se tape dans les mains ou on fait des yeux doux au beau guitariste d’un band local qui fera très certainement la première partie dans un prochain show. Puis, juste comme on est prêts, les gars (c’est toujours des gars, on ne s’en sort pas) de Quo Vadis entrent sur scène en conquérants. Moment magique. C’est la communion, la rencontre des esprits en mal d’adrénaline. Les musiciens n’en reviennent pas de nous voir scander les paroles de leurs chansons. Nous, on est ébahis par la qualité de leur prestation. Puis commence l’un des plus beaux trashs en rond de l’histoire du Paramount. (Nostalgie.)
C’est le temps! Je fonce dans le tas. Je prends ma place parmi les grands gars de six pieds, studs aux poignets et testostérone aux coui… veines. Je cours, poings levés. Mon cœur martèle au même rythme que le drum de la chanson qui joue. « Legions of the Betrayed », si je ne me trompe pas. D’aucuns diraient que je me sentais « one of the boys ». Moi je dis, non. Je me sentais moi, gonflée à bloc, dans un environnement qui pourrait sembler oppresseur, mais dans lequel je me sentais l’égale de mes camarades. Aussi folle, aussi crinquée, aussi envoûtée par la musique pesante. Qu’on se le dise : dans un trash, tu manges autant de coups que tu en donnes et c’est comme ça pour tout le monde. On varge, on ne sait pas sur qui, mais on varge. Une bande de guerrières et de guerriers qui se battent pour le plaisir, qui sont là pour avoir mal, qui éprouvent le besoin de souffrir pour se sentir vivre. Si tu choisis d’entrer dans la danse, tu choisis de faire partie du chaos et tu acceptes que ça va faire mal. Personne n’essaiera de te protéger parce qu’il te croit plus faible, personne ne te fera de cadeau. Personne ne tentera non plus de s’attaquer aux plus faibles. C’est impossible. Ça va vite, il fait noir, on est emporté.es par la musique. De toute façon, ce n’est absolument pas le but et personne n’est visé par les coups des autres. Puis, il y a toujours quelqu’un pour en aider un autre à se relever. Jamais je n’ai vu quelqu’un rester seul au plancher pendant un trash. Gars, fille, jeune, vieux, maigre, gros.se. Tu tombes, quelqu’un te ramasse et on continue son chemin. On est lié.es et on va tous dans le même sens, « comme un troupeau qui court dans bouette », disait Plume. Mais nous, contrairement à la célèbre chanson, on ne laisse personne se faire piétiner. Dans les trashs de ma région, on est tous de « braves p’tits moutons noirs ». Dans les trashs de ma région, il y a du monde debout, du monde qui tombe, mais il n’y a pas de faibles, pas de forts, pas de filles, pas de gars. Je voudrais que la vie soit un trash en rond.