Transmission et injustices climatiques
Illustrations: Catherine Lefrançois
LAURENCE SIMARD
Entrevue avec Naélie Bouchard-Sylvain, coordonnatrice au Regroupement d’éducation populaire en action communautaire de Québec et Chaudière-Appalaches
L : Peux-tu m’expliquer ce qu’est le REPAC?
N : On est un regroupement d’organismes communautaires qui font de l’éducation populaire et de l’action communautaire autonome. Nos groupes membres œuvrent dans la défense collective de droits et luttent pour une meilleure justice sociale, en lien avec leur mission, qui est propre à chaque groupe. Par exemple, on a des groupes qui s’occupent d’aide au logement, de questions particulières aux femmes, et d’enjeux de pauvreté, surtout en lien avec l’aide sociale.
L’idée d’action communautaire autonome implique que nos groupes ont un mandat politique, qui va au-delà de la prestation de services. Certains de nos organismes membres donnent des services individuels. Mais les groupes qui font de l’action communautaire autonome ne sont pas tous dispensateurs de services, ou du moins pas directement. Ils se caractérisent par un engagement important envers l’éducation populaire, des luttes sociales, et un fort objectif de transformation de la société.
Nous, au REPAC, on fait beaucoup d’éducation populaire : des tournées de formation, et de la création d’outils d’éducation populaire, ancrés dans les préoccupations et les besoins de nos groupes membres.
L : Comment en êtes-vous venu.e.s à vous préoccuper des crises environnementales et des injustices climatiques?
N : Notre démarche est toujours ancrée dans les intérêts de nos membres, et dans une vision de transformation de la société. Et le fait d’être constamment en conversation avec nos groupes membres nous amène à changer nos conceptions de la justice sociale. On ne travaille pas spécifiquement en environnement, mais de plus en plus, on est interpellé.e.s par la question, on voit que les personnes qui viennent chercher nos services vont être touchées par les dérèglements climatiques et les catastrophes environnementales.
On a toujours eu nos chantiers majeurs, comme les luttes sociales, l’accès aux services publics, la reconnaissance de l’action communautaire autonome, les enjeux féministes, et la lutte au racisme. Mais récemment, nos membres ont amené en assemblée des préoccupations face à la crise climatique. Plutôt que de hiérarchiser nos orientations, on a décidé de mettre tout sur le même ordre de priorité. Parce que oui, tu peux te battre pour l’accessibilité des services publics, mais si tu ne prends pas en compte qu’il y a une crise climatique, et qu’on laisse la situation se détériorer, ça va affecter tes services publics. Il va y avoir plus de monde qui vont en avoir besoin, et ça va réembourber le réseau. Tous ces enjeux sont interreliés, c’est ce que nos membres nous ont dit. Alors à partir de là, on a pris le mandat de travailler sur la justice sociale climatique.
L : Qu’est-ce que tu veux dire quand tu dis que la crise climatique va avoir un impact sur les services publics? Comment est-ce que vous imaginez ça?
N : C’est dramatique pour tout le monde la crise climatique. Encore plus pour ceux et celles pour qui c’est déjà dramatique sans crise climatique.
C’est déjà difficile pour toute la population d’avoir accès à des services publics gratuits et accessibles, il y a déjà beaucoup de listes d’attente. Prends par exemple les logements sociaux. On dit qu’il y a une pénurie de logements, mais avec la crise climatique, Limoilou sera pratiquement inondé par la montée des eaux. Il va y avoir des déplacé.e.s, ils et elles vont devoir se trouver d’autres logements. Et les locataires en situation de pauvreté, qui souvent ont des logements mal isolés, vont devoir payer plus cher pour le chauffage l’hiver, la climatisation l’été.
Quand on parle de réfugiés climatiques, souvent on pense à d’autres régions du monde, mais même à Québec, ça va affecter les gens. Les crises climatiques impliquent des impacts réels et concrets. On l’a vu aussi avec la crise du verglas, durant laquelle les services de police ont noté une hausse de 46 % des appels des femmes qui vivaient de la violence conjugale. De la même façon, on peut imaginer que la crise climatique va avoir un impact sur nos maisons d’hébergement pour femmes survivantes de violence. Il y a du stress de plus, et c’est encore les femmes qui en font les frais.
L : Donc il y a déjà des axes de vulnérabilité notables dans la situation sociale actuelle qui vont s’exacerber dans un contexte de crise climatique?
N : Oui. Ça prend beaucoup de moyens s’adapter à une crise climatique. Et dans les plus pauvres, c’est souvent des femmes, c’est souvent les personnes âgées, les personnes autochtones, les immigrants et immigrantes… Ce sont souvent des personnes qui ont des expériences combinées de défi ou de marginalisation.
Pour les femmes, la crise climatique représente souvent une hausse dans le travail de soin, parce que ce sont elles en majorité qui sont proches aidantes. Ce sont donc elles qui vont s’occuper des personnes âgées et d’autres personnes qui nécessitent des soins, et qui sont aussi plus touchées par les événements météorologiques. Les personnes âgées, par exemple, sont plus vulnérables à la chaleur, et souvent, elles sont plus pauvres, alors elles se retrouvent dans des quartiers défavorisés, où il y a plus d’îlots de chaleur. Et les personnes qui vont avoir des problèmes de santé, souvent leur mobilité est plus restreinte, c’est plus difficile de se déplacer. Donc ce sont souvent les femmes, en tant que proches aidantes, qui vont gérer les soins, les visites, les déplacements, etc. Ça représente une charge plus lourde pour elles. Également, les femmes tendent à souffrir davantage de séquelles physiques et psychologiques des événements météorologiques majeurs, comme les catastrophes naturelles, parce qu’elles ne peuvent pas prendre de temps pour elles, pour s’en remettre. Elles doivent toujours s’occuper de tout le monde.
Nos groupes membres travaillent avec des gens pour qui les désavantages socioéconomiques vont s’exacerber avec les crises climatiques. On dit qu’il va y avoir moins de nourriture, que ça va être moins accessible. La personne riche va avoir de l’argent pour s’adapter, pour acheter d’autre chose. Les personnes les plus pauvres qui vivent à la semaine, pour elles, ça va être plus compliqué.
L : C’est assez épeurant comme perspective…
N : Oui vraiment. Et quand on y réfléchit, les inégalités socioéconomiques, c’est tout un même système qui produit la crise, le capitalisme pour ne pas le nommer. Et tu veux me parler de transmission, mais on sait ce qu’il ne faut pas transmettre. Cessons d’exploiter les autres humains, cessons d’exploiter la nature, parce que ce n’est pas un modèle viable. Ça ne fonctionne pas. Ça abandonne trop de monde.
L : Comment est-ce que politiquement, socialement et économiquement, on transmet un système ou une organisation sociale qui contribue, ou qui est le cœur même de la crise climatique? Est-ce que tu vois ça changer?
N : Je ne sais pas si ça va changer, mais je suis convaincue qu’il faut que ça change. Les grosses entreprises, les riches, la classe dirigeante… ce sont elles et eux qui contribuent le plus aux changements climatiques, alors que c’est nous qui sommes touché.e.s de plein fouet. Alors c’est juste ça. On le sait. Tous les coupables sont nommés. Il reste à se mobiliser, à reprendre la question politiquement.
Ce n’est pas un enjeu individuel d’utiliser ou non des pailles. C’est un enjeu éminemment politique. Parce que ce qu’on va laisser à nos enfants, qu’on utilise des pailles ou pas, c’est un monde détruit.
Je te parlais des impacts des crises climatiques sur les femmes, mais c’est aussi sur leurs épaules que repose souvent la charge de la transition écologique. Ce sont encore les femmes qui vont prendre sur elles pour réaliser des transformations à l’échelle de leurs vies et de leurs familles. Que ce soit les lunchs zéro déchet, ce genre de choses, pour diminuer l’empreinte écologique. Alors le but, c’est de les déresponsabiliser individuellement, et de les responsabiliser – nous responsabiliser – collectivement.
L : Et le travail de déresponsabiliser individuellement, et responsabiliser collectivement, ça passe par l’éducation populaire?
N : Oui. L’éducation populaire permet de mobiliser, de déculpabiliser individuellement, et de développer une analyse politique partagée.
L : Et comment est-ce que votre message se rend?
N : On fait en ce moment une tournée de formations publiques, auxquelles tout le monde peut aller. Le but, c’est d’être le plus accessible possible. Nos groupes membres peuvent toujours nous inviter. Je pense notamment aux centres de femmes, qui font souvent des cafés-rencontres ou des dîners communautaires.
L : Et qu’est-ce que ça change dans les pratiques de vos groupes membres le fait d’être face à des crises climatiques?
N : C’est sûr que la crise augmente leur charge de travail. Mais aussi, en tant que personnes, ils et elles sont préoccupé.e.s. Parce que les groupes communautaires sont faits de personnes qui à la base sont très sensibles aux enjeux de justice sociale. Donc cette situation les interpelle individuellement.
L : Est-ce que tu as l’impression qu’il y a un changement dans les cultures des milieux communautaires en réponse à la réalité des changements climatiques?
N : On est membre d’une organisation nationale, au niveau du Québec, le MEPACQ. Et la majorité des regroupements régionaux au Québec ont demandé à l’organisation nationale de bâtir des formations et des outils en lien avec la crise climatique, parce qu’ils ont tous des demandes de leurs groupes membres. Donc ça fait beaucoup de groupes communautaires qui parlent d’une même voix, à travers le Québec, et à travers toutes les particularités régionales. Sur la Côte-Nord, les gens ont d’autres enjeux qu’ici à Québec, par exemple, ou à Montréal. Mais on voit que c’est urgent et que c’est préoccupant pour la plupart des groupes. D’ailleurs, à travers la campagne La planète s’invite au communautaire, on va chercher des mandats de grève pour le 27 septembre, pour participer au mouvement de grève planétaire. Et il y a une forte réponse, en deux jours, autour de 300 groupes ont signé. Alors c’est vraiment dans l’air du temps.
L : Dans un contexte de crise climatique, est-ce que tu penses qu’il y a des choses qu’on va perdre, des acquis qu’on va échapper et qui n’arriveront pas à être transmis?
N : Les droits fondamentaux : le droit à manger, la santé, la sécurité, tout ça va être fragilisé. Simone de Beauvoir disait : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » Et à travers la crise climatique, c’est sûr qu’on va être encore perdantes. Chaque fois qu’il y a un bouleversement, nos maigres acquis s’effritent.
Ça sera extrêmement cher pour l’État de s’adapter aux changements climatiques. Et cet argent-là, il va la prendre où? Dans notre filet social? Ou en enlevant les subventions aux entreprises pétrolières? On ne le sait pas. Tout est très incertain, très dangereux. On voit très bien comment on peut perdre des droits facilement s’il n’y a pas de grosses mobilisations, et même là… Ça fait peur. Sans compter les réponses violentes à l’arrivée des réfugié.e.s climatiques. On va devoir être mobilisé.e.s et conscientisé.e.s sans relâche. Je pense par exemple à l’épreuve uniforme de français de secondaire cinq de l’an passé, où on demandait aux élèves de décrire des façons de s’adapter aux changements climatiques. Le gouvernement passait le message qu’il n’est même plus dans la lutte. C’est vraiment facile de passer ce genre de petites vites, par en dessous. Et qu’on se réveille et qu’il soit trop tard. Ça fait peur, pour nos enfants…
Nous, notre préoccupation, c’est que la transition écologique soit empreinte de justice sociale. Parce que sinon, ça n’a pas de sens, si on fait une transition en laissant encore de côté les personnes qui sont déjà marginalisées. Le capitalisme crée des inégalités. Si on reste dans le capitalisme, dans le patriarcat, mais qu’on émet zéro gaz à effet de serre… Tant qu’à bouleverser tout, est-ce qu’on ne pourrait pas faire un petit ménage?
J’ai conduit cette entrevue le 9 septembre dernier.
Le 27 septembre, des millions de personnes marchaient dans les rues à travers le monde pour réclamer des actions de leurs gouvernements contre les dérèglements climatiques. À Montréal, 500 000 personnes ont participé aux manifestations. À Québec, nous étions 30 000.
Les manifestants et manifestantes se sont rassemblé.e,s sous les trois revendications du mouvement planétaire de grève pour le climat :
- S’assurer à travers des campagnes de sensibilisation régulières que la population est pleinement informée de la gravité des dérèglements climatiques et de l’effondrement de la biodiversité;
- Adopter une loi climatique qui force à atteindre des cibles d’émission de GES recommandées par le GIEC pour limiter le réchauffement du climat à 1,5 degré Celsius;
- Interdire tout nouveau projet d’exploration et d’exploitation des hydrocarbures, et mettre un terme à toutes les subventions directes ou indirectes aux combustibles fossiles.
Au Québec, les signataires du mouvement La planète s’invite au communautaire ont ajouté une quatrième revendication :
- Créer des structures régionales permettant à la population de contribuer à une transition juste et porteuse de justice sociale.