La transmission c’est ma mère — Conversations estivales

TYPHAINE LECLERC-SOBRY

Illustration: Catherine Lefrançois

« On voulait te protéger de tout
Mais on t’a pas protégé de nous »
— Vilains Pingouins, cités par Sophie

 

Ce texte a commencé comme presque tous mes projets, avec l’illusion que ce ne serait pas si long à écrire. Je sentais que j’avais un bon filon. Une amie nous avait invité.e.s à la rejoindre quelques jours dans une maison de vacances coopérative où elle passait une semaine avec ses filles. En chemin, j’avais pensé à mobiliser quelques amies qui y seraient aussi pour parler de transmission. Il suffirait de retravailler un petit peu la transcription de notre conversation pour en faire un tout à peu près cohérent. Si ça leur tentait, et si les enfants ne s’endormaient pas trop tard, nous aurions quelques soirées autour du feu pour y parvenir.

C’est une autre illusion récurrente de ma vie de parent. Je pense toujours que les enfants vont s’endormir tôt et que je vais avoir du temps pour penser et parler.

Mais bon. Quelques personnes avaient l’air enthousiastes à l’idée de réfléchir ensemble à cette question. La première soirée, autour du feu, j’ai enregistré un total d’une minute et demie de contenu, dont la moitié était une citation des Vilains Pingouins. La deuxième soirée, rien du tout. Je commençais à moins croire en mon projet, mais le lendemain pendant qu’on préparait le souper, j’ai ramené l’idée sur le tapis une dernière fois.

Dans la cuisine – évidemment –, les langues se sont déliées. Nous étions quatre. Sophie, Hélène, Marie et moi. Je connaissais Sophie et Hélène, mais pas vraiment leurs histoires familiales. Je venais de rencontrer Marie. On a été interrompues encore et encore, mais la conversation s’est poursuivie jusqu’au lendemain. Des moments enregistrés, d’autres pas.

 

Sophie s’est lancée la première :

S : Les choses qu’on transmet bien malgré nous à nos enfants, on s’en rend compte seulement une fois qu’on les a transmises. C’est des choses dont on a hérité nous-mêmes pis qu’on est en train de reproduire de nouveau alors qu’en fait, c’est pas des choses qui sont utiles par rapport à notre vision du bonheur ou de ce qu’on veut être comme personne. Facilement, on va retransmettre des choses dont on hérite. On s’en rend compte pis on se dit : « Oh mon dieu! Je suis vraiment en train de reproduire les mêmes choses! »

T : Incluant des patterns que tu voulais pas nécessairement reproduire…

S : Ben non! C’est comme s’il fallait que ce soit transmis pour qu’on s’en rende compte. Comme hier, je parlais de l’habitude que j’ai d’être prompte dans mes réponses. Je me rends compte que mes enfants font pareil, pis je vais chez mes parents et ma mère parle de la même manière à mon père pis mon frère me parle de la même manière. Dans le fond, je suis en train de transmettre une espèce de banalisation d’une façon de se parler sans douceur. J’ai vraiment transmis ça à mes enfants. Elles ont pas appris ça ailleurs, elles ont pas appris ça à l’école, à se parler bête entre elles. C’est sûr que non! C’est moi qui leur ai transmis ça. Ça m’habitait dernièrement…

T : Essaies-tu d’agir là-dessus ou tu constates?

S : Non, non, là j’agis. Une fois que je m’en rends compte, là oui, j’agis. Je pense pas que c’est inévitable, je pense qu’on a un pouvoir. De le nommer, d’en parler.

T : Mais c’est tough de pas transmettre… des fois j’ai tellement l’impression de ressembler à ma mère ou à ma grand-mère dans des aspects qui ne sont pas nécessairement positifs.

****

Je fais tomber un verre par terre, qui éclate en mille morceaux. Le blé d’Inde est prêt et on appelle les enfants pour manger. Je fais une pause dans l’enregistrement.

On repart la discussion. Je suis curieuse d’entendre Marie, qui a grandi dans un milieu hors du commun : une communauté autogérée dans le Bas-du-Fleuve. Elle remarque d’emblée que Sophie s’est concentrée sur les aspects négatifs de la transmission alors qu’elle-même pense d’abord à sa mère, qui s’est dissociée de son propre héritage familial pour transmettre à ses filles « un paquet de valeurs dont elle n’avait pas hérité, dont l’éducation à la différence ».

Elle poursuit par rapport à « cette espèce d’acte conscient de transmission des valeurs », qui s’est produit entre autres pendant des séjours où Marie accompagnait sa mère lors de missions de coopération internationale. Et pendant les absences de sa mère qui allait travailler à l’étranger :

M : Elle partait parfois plusieurs mois et elle nous laissait dans la communauté.

T : Pis vous étiez sous la garde des autres adultes?

M : Ouais. Et ça fait aussi partie de mon héritage. J’ai vraiment grandi en étant en contact avec une diversité de personnes, de valeurs et de façons de faire. Ma mère trouvait ça important. La plupart des adultes autour de nous étaient des adultes significatifs qui avaient aussi le potentiel de nous éduquer, de nous transmettre leur vision des choses.

T : C’est hot, pareil, d’avoir plein d’adultes de référence comme ça. Ou peut-être pas « plein », mais plusieurs.

M : Plusieurs.

T : Plus que la plupart du monde.

M : C’est vrai. Je regarde la gang de jeunes qu’on a été ensemble et on a développé le réflexe d’aller vers l’adulte qui est l’expert de la situation qu’on vit. Dans une séparation, par exemple, on va se tourner vers une adulte en particulier, qui s’y connaît sur le sujet, et elle, elle a intériorisé que c’est sa job dans cette communauté-là. Nous, les enfants, on a accès à elle comme ça. Elle nous reçoit comme ses propres enfants quand on dit : « J’ai besoin de toi et de tes ressources. » Et c’est comme ça avec d’autres aussi. On a pu développer des affinités avec différents transmetteurs et entretenir ces affinités-là dans le temps.

T : Ça me fait penser à la discussion qu’on avait sur l’exclusivité dans les couples. Le modèle qu’on a en ce moment, c’est de se tourner vers nos parents pour répondre à tous nos besoins, pour nous transmettre des valeurs, nous aider, peu importe ce qui se passe dans notre vie. Ça m’interpelle parce que quand tu n’as pas de parents vers qui te tourner, t’as pas le choix de te tourner vers d’autres personnes pour répondre à tes différents besoins. Mais c’est intéressant que pour vous, vos parents biologiques ou ceux qui vous ont élevés sont peut-être encore là, mais vous avez la possibilité de vous tourner vers les personnes qui sont les plus capables de répondre à vos besoins. Vous étiez combien de familles environ?

T : Je trouve ça intéressant que tu continues de t’identifier au groupe « enfants », tout en étant maintenant dans un rôle parental. Mais dans ce groupe-là, tu fais partie des enfants par rapport à une autre génération.

M : Oui parce que ça a été le fait d’une seule génération. Avant de devenir parent, je suis retournée vers cette communauté de parents – et on a été quelques-uns à faire ça –, on s’est retournés vers nos parents et on a dit : « Maintenant, comment on fait nous autres pour reproduire ça? Vous, comment vous avez fait? » On s’est fait répondre : « Ça a été non réfléchi. Spontané. C’était un momentum. » Ils nous ont dit à leur manière : « Vous ne réussirez pas à le reproduire. C’est une question de timing. » D’abord, on ne les a pas crus, mais je pense qu’ils ont raison. Ça a fonctionné parce qu’autrement, ils étaient isolés et qu’ils se sont rassemblés à un moment précis, à un endroit précis où une gang de monde était sur la même longueur d’onde. J’ai tellement cherché ça tout le long de ma jeune maternité. Je dis pas que c’est impossible, mais c’est une question de momentum.

Marie a cherché à reproduire ce qu’elle a vécu, tout en étant critique de ce qu’elle a reçu de ses nombreux parents :

M : J’ai trouvé que c’était parfois très difficile. Leur mantra de parents, c’était de nous transmettre la réalité des choses. Mais c’est très dur quand tu es enfant. C’est quelque chose que j’essaie de ne pas transmettre à ma fille parce que je ne suis pas en accord avec ça. Je pense qu’il faut protéger l’enfance – et nous, on n’a pas été protégés. Du tout.

Malgré cela, encore maintenant que sa fille est plus âgée, elle fait le deuil de ce qu’elle ne pourra pas lui transmettre. Des valeurs, une vie en collectivité. Marie vit aujourd’hui avec deux des « enfants » avec qui elle a grandi, mais le reste de leurs frères et sœurs de cette communauté se sont investis dans leurs familles nucléaires. Plus tard dans la soirée, sans enregistreuse, on reparlera de ce que ça signifie pour elle de ne pas avoir pu recréer pour sa fille une communauté comme celle où elle a grandi.

*****

Dans notre propre petit moment de vie collective, le souper est prêt. Nos enfants rappliquent et la cuisine se remplit de leurs voix, des bruits d’ustensiles. Marie poursuit encore un peu sur ce que cette communauté a signifié pour elle, sa mère et sa sœur, comme un refuge pour quitter une situation de violence familiale. Il y aurait matière à documenter en détail toute cette expérience de vie en collectivité. Et ses suites. Mais le tourbillon de bruit autour de nous nous force à prendre une pause.

****

Le lendemain, je reprends l’enregistrement avec Hélène, dans la balançoire, au son des oiseaux et du vent dans les feuilles.

H : Ça me questionne, la transmission, du fait que je suis fille d’immigrant et d’immigrante, qui n’ont pas tant mis de l’avant la société d’origine. Mes parents n’ont pas voulu que j’apprenne le créole, même si je le comprends à 80 %. Ils étaient trop occupés à s’intégrer et à faire de nous des bons petit.e.s Québécois et Québécoise. C’était vraiment important pour eux. Dans Thongues of fire[1], bell hooks explique que les mères afro-américaines vont souvent être très dures avec leurs enfants pour qu’elles et ils puissent survivre à l’extérieur de la famille. Mes parents ont vraiment tenté de nous transmettre les clés de mobilité sociale dont bell hooks parle dans son essai. C’était vraiment important pour ma mère, l’éducation. Qu’on sache comment mettre un couvert, comment parler en société… Elle nous a vraiment transmis ça. Plus que la culture haïtienne, finalement. On avait d’autres familles autour de nous qui envoyaient leurs enfants à des cours d’histoire haïtienne tous les samedis. Mes parents voulaient pas que j’aille là. Ces enfants-là, leurs parents leur ont appris à parler créole.

T : Et êtes-vous allé.e.s en Haïti?

H : Une fois. On est allé.e.s une fois quand j’étais petite. Parce que pour mes parents, c’est vraiment douloureux. C’est douloureux d’être partis.

T : Et pour toi…

H : Ben oui, aussi. Ça leur a vraiment arraché le cœur de partir. Et ma mère disait : « Si Haïti est pas bon pour y vivre, c’est pas bon pour faire du tourisme. » C’est pour ça qu’on n’y est jamais retourné.e.s.

C’est émotif, cette question. Le passage d’une génération n’a pas fait taire la douleur. On prend une pause. Mon bébé, assise avec nous, gazouille. Après un moment, Hélène reprend :

H : Pour moi, la transmission, c’est ma mère. C’est ma mère, la féministe. C’est ma mère qui a fait mon éducation politique. Je dis pas que mon père ne m’a rien transmis – il s’est occupé de moi pis il m’aimait –, mais c’est vraiment ma mère qui… c’est elle qui m’a initiée au concept de double tâche. Très tôt, elle a fait mon éducation politique. Sur le colonialisme, sur l’importance de prendre la parole, de se tenir debout. Je pense que c’est ce que j’essaie de transmettre à mes enfants.

Mais ce qui me questionne, c’est : « Qu’est-ce que je peux transmettre qui ne m’a pas été transmis? » J’ai pas de réponse. J’ai essayé de me reconnecter, pas nécessairement à l’héritage haïtien, mais afro-américain. Quand j’ai eu vingt ans, j’ai commencé à lire Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon et j’ai commencé à faire ma rééducation politique. J’ai buzzé sur les Black Panthers, la musique, la littérature. Ça, c’est quelque chose que je peux transmettre à mes enfants. Mes parents sont métis et chez nous, ils ont davantage valorisé le côté blanc. Moi, j’ai lu pour m’éduquer sur le côté noir. Et je peux transmettre ça. Ça se fait par le biais de livres, de musique. Avec plus ou moins de succès. Petit pas par petit pas.

Nos enfants vont recevoir ce qu’on essaie de leur donner et, à leur tour, en prendre, en laisser, rejeter, remanier, retransmettre. Mes enfants sont encore jeunes; j’ai encore l’impression d’avoir du contrôle sur ce qu’il et elle deviendront. Et pourtant…

H : On se construit en réaction à ce qu’on a reçu – ben, je me suis construite en réaction à ce que j’ai reçu. Je viens d’un milieu bourgeois, je suis allée à l’école privée. Ça a fait capoter mes parents que je devienne militante, que j’aie fait le squat [du 920, de la Chevrotière, en 2002]. Mes parents étaient très, très, très sévères, très contrôlants. Là, ma fille a onze ans, elle veut déployer ses ailes. Elle veut chiller avec ses ami.e.s dans le quartier pis j’ai le même réflexe que mes parents : je veux qu’elle s’intègre, je veux qu’elle ait des ami.e.s. Je ne veux pas qu’elle soit celle qui est assignée à résidence, alors je travaille fort sur mes limites, je la laisse aller. Mais j’ai pas de référent alors je suis toujours en train de demander à d’autres parents. Moi j’avais pas le droit de prendre l’autobus au secondaire, ça a pas rapport. Alors j’essaie de donner à mes enfants des trucs que je n’ai pas eus. Mais en même temps, ça demeure que mon éducation me traverse. J’ai pas l’impression que c’est que de la merde, ce que j’ai reçu. Je porte en moi ce que mes parents m’ont transmis – ce qui est bon et ce qui l’est moins.

C’est compliqué de démêler les couches de ce qu’on nous a transmis, volontairement ou non, ce qu’on veut transmettre ou pas, ce qu’on réussit à donner à nos enfants, ce qu’on leur refile bien malgré nous. Nos parents ont aussi eu ces réflexions-là, j’imagine. Qu’est-ce qu’ils et elles ont voulu nous transmettre ou rejeter de leur propre éducation?

T : Je vois des parallèles entre ce que tu dis sur ta mère et la mienne. Elle avait à la fois une fibre militante, venait d’un milieu bourgeois et vivait de la culpabilité de classe. J’aurais vraiment aimé l’entendre là-dessus. Et sur son expérience d’immigration vers le Québec, peut-être motivée un peu par le besoin de prendre de la distance avec sa propre mère.

H : Ma mère, elle, nous a dit beaucoup : « Il fallait vraiment qu’on vous aime et qu’on aime la démocratie pour venir vivre ici, avec les hivers qu’on a. »

La démocratie et aussi, je suppose, la possibilité d’un avenir meilleur…

H : Mes parents ont voulu nous donner toutes les clés pour qu’on puisse s’en sortir même si on est Noir.e.s. C’était ben ben important et je pense que c’est quelque chose qu’eux aussi se sont fait transmettre. La mère de mon père est blanche et elle est raciste. J’ai grandi en entendant que j’étais une enfant à la « peau sauvée » parce que j’avais du sang blanc, que j’avais des cheveux de soie et pas de paille, qu’il ne fallait pas parler créole parce que ça ferait qu’on parlerait moins bien français. C’est des choses que j’ai beaucoup entendues. Mes enfants vivront pas ça.

Sophie se joint à nous. Elle vient nous parler logistique : sortie à la plage municipale, cueillette de bleuets, gestion de glacière. Je prends la balle au bond.

T : Est-ce que je peux te poser une question? Je t’enregistre, là! Toi, est-ce que tu penses que tu as eu des deuils à faire de choses que tu aurais voulu transmettre à tes enfants et que finalement, ça ne se passera pas?

S : Ben, un peu comme ce que Marie disait hier, des fois il faut faire le deuil d’un contexte de transmission. Moi, c’est clair que j’étais dans la vision traditionnelle de la famille. J’aurais aimé que mes enfants aient accès à leurs deux parents en tout temps. À partir du moment où tu te sépares, il faut vraiment que tu fasses le deuil de ça. On dirait que je rame beaucoup pour compenser ça, ce que j’arrive plus à leur offrir. Par exemple, je fais le compromis de partir en vacances avec le père de mes enfants même si on n’est plus ensemble, ou de l’inclure dans les activités familiales dans le temps des Fêtes. Parce que je me dis, au moins, elles vont encore avoir cette idée-là que des adultes peuvent bien s’entendre, que malgré la séparation, on est capables d’être en bons termes. Je me rends compte que je suis encore accrochée à cette vision-là. Mais j’essaie de m’en détacher parce que je vois qu’il y a d’autres manières de faire… Et nos enfants apprennent de chacun de nous même si on n’est pas ensemble. Je perds quand même le contrôle sur ce que mes enfants reçoivent quand elles sont pas avec moi. Il faut vraiment lâcher prise parce que par exemple, leur père a une nouvelle blonde. Elle, elle va leur transmettre des choses de sa propre culture familiale, et là, moi j’ai plus aucun contrôle. Pis heureusement, dans le fond. Cette partie-là m’appartient pas. Mais c’est dur pour l’ego – l’ego qui voudrait contrôler la transmission.

On poursuit notre exercice de conciliation famille-réflexion, mais ma fille chigne et les autres enfants jouent bruyamment autour de nous. Le vent souffle dans les buissons. Dans l’enregistrement, notre conversation passe au second plan. On entend de moins en moins, mais nos paroles s’entremêlent aux voix de nos filles et fils. On continue de parler de nos parents, des craintes, des valeurs, des habitudes qu’ils ont plantées en nous.

Chacune d’entre nous constate qu’elle ne réussira pas à transmettre tout ce qu’elle souhaiterait, qu’elle a aussi reproduit des façons de faire dont elle aurait voulu se détacher complètement. Entre la génération de nos parents et celle de nos enfants, nous aurons toutes des deuils à faire.


[1] Un chapitre du livre Sisters of the Yam: Black Women and Self-Recovery.