Tranches de vie
CATHERINE LEFRANÇOIS
LAURENCE SIMARD
Illustration Anne-Christine Guy
Manifestement les filles, si vous vous sentez débordées, si vous rencontrez de la résistance, si vous êtes stressées, c’est de votre faute. Vous ne planifiez pas assez, voyez-vous ? En vérité je vous le dis, manger et faire manger votre famille santé, avoir des enfants détendus qui ont une mère reposée et souriante, ne jamais être pressée, réduire sa trace écologique, C’EST FACILE ! Il vous suffit de quelques trucs et le tour est joué. Évidemment, il vous faut vous organiser. Allez, pas de temps mort !
Premier conseil. En planifiant chaque tâche et chaque activité, dans votre tête, mais idéalement aussi par écrit (pourquoi ne pas commencer à tenir un bullet journal? quelle belle façon d’exploiter votre créativité!), vous ne serez jamais prise au dépourvu. Chacun vous saura gré d’avoir pensé à emporter des chaussettes de rechange ou encore d’avoir cuisiné d’avance un plat pour le soir où vous avez une réunion et où vous ne pouvez pas rentrer pour le souper.
Une année sur deux je m’abonne au Devoir – l’année de vaches grasses où j’ai un peu de cash, et où l’angoisse du papier journal qui s’accumule arrive un peu moins haut dans l’échelle de mon senti que l’espoir de devenir une personne qui lit le journal.
J’aimerais ça être une personne qui lit le journal.
Tous les matins, comme d’aucunes font leur Kegel. Au lieu d’ouvrir Facebook et de scroller le temps au même rythme que mon wall, la cadence régulière et confortable de mon doigt sur le touchpad camouflant le fait que je suis au top de la glissade vertigineuse de la journée inévitablement et irrémédiablement perdue.
Comme d’aucun-es fument leur clope, boivent leur café, font leur yoga, se lavent, que sais-je d’autres, font ce qu’il-les ont à faire pour s’annoncer à eux et elles-mêmes qu’après ça, fini de niaiser, la coupure doit être faite d’avec le magma confus de l’ensommeillement, des tites douleurs, de l’angoisse, de la vaisselle sale, de l’encombrement mental, si on veut pouvoir se colletailler avec cette autre journée que le Bon Dieu amène. Si j’étais la personne que je veux être, le journal serait la colonne vertébrale de mon temps disponible au travail (de 8h15 à 15h30 les jours où les étoilent sont alignées, sauf le mercredi pm bien sûr, merci commission scolaire de la Capitale), sur laquelle j’accrocherais toute velléité d’incarner une productivité attentive et orientée sur la tâche.
J’aimerais ça lire le journal comme une « technique de soi », c’est Foucault qui dit ça, une de ces « procédures […] proposées ou prescrites aux individus pour fixer leur identité, la maintenir ou la transformer en fonction d’un certain nombre de fins, et cela grâce à des rapports de maîtrise de soi sur soi ou de connaissance de soi par soi ». (J’ai lu ça vite, vite dans Dits et écrits, section 304 – Subjectivité et vérité, p. 1032. Le lien est peut-être un peu boboche, désolée d’avance aux foucaldiens.)
Le journal, en soi, individuellement, m’intéresse peu, sauf pour les sudokus. C’est le rapport de maîtrise de soi sur soi, ou de maîtrise de soi dans le temps. S’accrocher à des pratiques de vie qui rythment le temps. C’est la passe toff, n’importe qui ayant traversé une dépression vous le dira.
J’aimerais ça être une personne qui lit le journal – une personne informée, au fait, les mains ancrées fort dans quelque chose de tangible, qui sera assez solide (on l’espère du moins) pour être portée à flots sur le courant vertigineusement rapide du temps qui passe un jour après l’autre. Lire le journal serait une technique de soi réitérative – comme se laver les pieds, idéalement chaque jour, sales pas sales.
Est-ce que Foucault fait le lien avec le temps? La répétition incessante et l’effort toujours renouvelé des techniques de soi? Le fait qu’un rapport à soi est jamais achevé – donc toujours potentiellement mis en échec? Vous nous écrirez pour nous le dire.
Pendant ce temps-là, le temps se déploie, dans l’oscillation continue entre attendre que le temps passe (« la vie, c’est court, mais c’est long des tits bouttes ») et l’angoisse de la vie qui défile.
C’est vendredi, à nouveau, « vous l’avez lu, vous, l’odieuse chronique de Christian Rioux? »
Et d’autres marqueurs de temps surgissent, plus charnières.
« Ayoye, t’as ben des cheveux blancs! Quand j’ai commencé à te les couper, t’en avais pas! »
Je l’sais man, j’en ai arraché une dizaine ce matin. Devant mon miroir, en bobettes, je me suis perdue en hypnose – j’aurais pu y passer la journée. Pendant ce temps-là, le journal se lit pas.
Deuxième conseil. Quand tout le monde est couché et que la maison est propre, mettez-vous enfin au travail en toute quiétude afin d’alléger le matin qui s’en vient : préparez les lunchs et les tenues de chacun et pensez surtout à assembler et à réfrigérer ces petits déjeuners minute dont tous raffolent. Pourquoi ne pas accompagner cette activité de musique relaxante?
C’est drôle, pour moi, le journal représente une tout autre chose. Six matins sur sept, je le reçois dans ma boîte aux lettres. J’ai vraiment hâte d’aller le ramasser. Ça veut dire que le plus gros est fait : j’ai réussi à me sortir du lit, la plus jeune a bu son lait, les enfants sont assis devant leur petit-déjeuner, je peux maintenant m’asseoir et relaxer 10 minutes. Des fois 15 quand les lunchs sont déjà prêts. La semaine, j’ai un objectif bien modeste : lire plus d’articles sur papier que je n’en lirai à l’écran pendant la journée, au rythme des partages Facebook. Au moins y’a pas de crisses de commentaires de patriotes de marde.
Le samedi, c’est plus sérieux. « Maman lit son journal et prend son thé. » Pour une fois, il est encore chaud. Y’a rien qui peut se passer pendant ce temps-là : je peux mettre un dessin animé ou stopper une hémorragie, that’s it. Mes enfants grandissent avec l’idée que c’est ce que les grandes personnes font la fin de semaine. Et que moi aussi j’ai le droit à un break.
Lire le journal ne répond pas simplement au besoin de m’informer. Je pourrais m’informer en écoutant la radio, ce qui me permettrait de vaquer en même temps à des tâches ménagères. C’est une des raisons qui ont fait le grand succès de la radio à ses débuts dans les années 1920 : elle accompagnait la journée de travail des femmes au foyer, qui constituaient un de ses principaux publics. Même si on syntonise un « programme », on peut tout de même faire la cuisine, la lessive, le ménage, la couture, etc. Le journal, c’était pour papa, qu’on ne devait surtout pas déranger pendant cette lecture oh! combien sérieuse. Quand je lis le journal, j’ai l’impression de réclamer du temps pour moi, mais de réitérer que je suis une adulte dans la cité, et non pas seulement une mère au service de sa famille.
Troisième conseil. Il vous reste un peu de temps avant le dodo? Pourquoi ne pas en profiter pour surfer sur le Web à la recherche de trucs pour vous faciliter la vie? À chaque problème sa solution, et il y a assurément d’autres femmes qui ont des tonnes de bons conseils à vous donner. Entre femmes, on se comprend tellement, wink wink ! À ce stade de la journée, vous êtes probablement assise : profitez-en pour faire vos Kegel.
Ma bonne résolution cette année, c’était de méditer. Je l’sais, c’est niouf les bonnes résolutions, mais rendue où j’en suis, je me vouerais à n’importe quel-le saint-e, m’adonnerais aux rituels les plus inavouables, si j’avais l’espoir d’ainsi retrouver l’impression, même fugace, que je suis au centre de mon propre temps. Avoir le sentiment réconfortant d’une subjectivité circonscrite, sur laquelle je pourrais avoir une pogne, plutôt que l’état de perpétuelle passoire à travers laquelle le temps passe incessamment, porteur de besoins et catastrophes multiples, mal gérées et jamais achevées. Le temps me traverse, accentue la porosité de mon être au fur et à mesure que j’accomplis (ou non) des tâches desquelles anyway il ne restera rien, ou si peu, tant « la mer efface sur le sable les pas des amants désunis » comme disait l’autre.
Une adulte dans la cité, encore faut-il avoir un sentiment de cohérence interne, un semblant au moins d’atomicité (ça se dit-tu en français ça?) – surtout suivant la rationalité (néo)libérale dominante de ladite cité.
Faque je me disais, j’vais méditer. Mais asti, j’y arrive pas. Pis c’est même pas par manque de temps. Je suis monoparentale à mi-temps – théoriquement, j’en ai du temps libre, que je pourrais structurer à ma guise, et en même temps me structurer moi-même. Sauf qu’entre les journées où les enfants sont là et où il-les n’y sont pas se crée une alternance ontologique : entre une subjectivité orientée sur la dépendance, les interruptions continues et toujours réitérées des besoins des autres, et la liberté de l’autonomie (et encore là, la menace d’un appel de l’école ou d’un rendez-vous à prendre chez dentiste/médecin/éducatrice spécialisée/travailleuse sociale du CLSC plane toujours). Ce passage-là d’un état à l’autre, j’arrive jamais à m’en remettre, de toute façon c’est jamais fini, c’est toujours pour seulement une ou deux journées encore.
Pourtant, se ménager du temps à soi, se structurer le temps, c’est l’hygiène de base des grands penseurs (voir le texte de Suzy Boudreault dans ce numéro). Kant, lui, écrivait seulement une heure par jour, le matin. L’après-midi, il prenait sa marche toujours à la même heure. À la même place. C’est cute, Deleuze en parle dans son abécédaire – une petite bizarrerie attachante.
L’affaire, c’est que Kant avait yink ça à faire. Structurer son temps, prendre des marches pis écrire une tite heure. Kant était pas une passoire comme moi, traversé d’impératifs inéluctables, toujours répétés, et impossibles à contingenter. Kant accomplissait un travail reconnu, bien délimité – de telle heure à telle heure pis après ça basta.
Pour moi, le temps, et les charges qu’il porte, arrête juste pas. Même pas le temps de méditer.
Quatrième conseil. PRENEZ SOIN DE VOUS. Un esprit sain dans un corps sain, tenez-vous-le pour dit. Pour bien s’occuper des autres, il faut d’abord s’être occupé de soi-même.
Parce qu’en plus de tout faire, on voudrait EN PLUS qu’on se sente bien dans notre peau. C’est tellement partout cette injonction-là, ça fait même vendre du savon.
Heille.
Je suis même pas capable de me laver chaque jour sans que ça déborde ailleurs. Mais j’essaie quand même. De prendre soin de moi, je veux dire. Chaque fois que je suis déprimée, fatiguée, un peu en crisse, je me dis : wo fille, c’est pas si pire, tout va bien, prends sur toi. Faque j’écoute de la musique, j’essaie de faire quelque chose que j’aime, je m’achète une pâtisserie, je me replonge dans un projet, je fais une activité imprévue avec les enfants, juste pour le fun, yolo sti.
Je relativise. Je suis la reine de la relativisation. Tellement qu’aujourd’hui, même sur le point de me mettre à brailler dans le bureau du médecin, j’ai été incapable de dire à quel point ça va pas depuis quelques mois. Parce que ben non, c’est pas si pire, franchement, moi je ne m’apitoie pas, c’est pas mon genre. Et de toute façon, quand j’aurai commencé à me soigner, ça va aller mieux tout de suite, n’est-ce pas ? C’est sûrement juste ma thyroïde.
Tout ce temps qu’on passe à « prendre soin de soi », on ne le passe pas à réfléchir sur les causes profondes de ce malaise-là. Et comme je suis la reine de la relativisation, j’ai une bonne explication pour tout.
Quelques exemples.
Je peux prendre plus long de congé de maternité si je ne le partage pas avec mon chum, yé. Mais je vais être toute seule par exemple.
Je ne suis pas certaine de retrouver ma job à l’université après ledit congé, et je vogue encore de contrat de trois mois en contrat de trois mois. Le prochain ne sera signé qu’à quelques jours de la fin de mon congé, mais c’est parce que je persiste à rester dans « mon domaine », j’ai juste à faire autre chose, tsé. C’est de ma faute.
Aussi, cette année, mon salaire va être réduit de moitié, mais ça va me permettre de faire « juste ce que j’aime » en contrepartie. Plus d’administration, juste de l’enseignement. Hourra.
Mais à la fin, si j’arrête un moment de relativiser et de « prendre soin de moi » et que je fais un peu de sociologie à la place, je suis vraiment un cas typique : à 37 ans, je suis toujours précaire; après trois enfants, je suis « en retard » dans ma carrière; malgré de très longues études et beaucoup d’expérience, mon salaire diminue au lieu d’augmenter et j’envisage celui-ci de plus en plus comme un complément à celui de mon chum.
Bon, on fait encore des « écrits de l’intime ».
Cinquième conseil. Maintenant, allez vous coucher et faites de beaux rêves. Avec un peu de persévérance, vous pourrez vous exercer à contrôler le contenu de ceux-ci pour une expérience de sommeil optimale.
*****
Épilogue
Catherine et Laurence glissent dans la dérape Facebook pré-dodo. Une centaine d’amies ont partagé la BD Fallait demander d’Emma, ébahies de se reconnaître, individuellement et collectivement, et qu’on en soit encore là. Criss, on se fait fourrer. Ah. Deux-trois dudes aussi. Qui s’empressent d’exprimer leur horreur : heureusement, sont pas de même eux autres.