Toi pis ton char!
ANNE-MARIE RÉGIMBALD
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Ce texte devait paraître dans notre numéro sur la colère. Avec l’aimable autorisation de l’auteure, nous avons décidé de le publier ici; son analyse des publicités de voiture y trouve bien sa place.
Le Québec, dixit mes filles, seize et dix-sept ans, n’est pas une terre atrocement sexiste. C’est bien, le féminisme, c’est comme une clôture électrique, mais faut pas chercher des bibittes partout, qu’elles me répondent quand je leur demande ce qu’elles pensent de la pertinence du mouvement au Québec. Le sexisme au Québec est comme le gars de la chanson de Charlebois, ben ordinaire. Qu’aurait-on besoin de se mettre en colère et de l’organiser, de se servir d’un batte de baseball pour écraser une mouche ?
Dans le monde occidental, les filles peuvent maintenant envisager d’emblée de pratiquer les mêmes métiers que les garçons, avec un peu d’insistance bientôt aux mêmes salaires. Je fais partie de la première génération ayant eu accès à la contraception dès l’apparition de ses règles, mon père a tout naturellement payé mes cours à l’université, aucun homme plus ou moins compétent au lit ne s’est jamais proposé de m’abolir le clitoris pour le cas où me viendrait, Dieu sait d’où, l’idée de me faire jouir moi-même. Il m’a fallu réfléchir longtemps à la question avant d’allumer, d’arriver à la saisir par un bout par lequel j’arrive tout simplement à l’envisager, comme si elle ne faisait pas sens. Comprenez-moi bien : je ressens de l’empathie pour mes sœurs moins fortunées que moi, ici ou ailleurs, toutes les femmes sont sœurs et rendue là, je suis aussi la sœur de tous les hommes, mais la colère n’est pas un sentiment que j’arrive à relier à l’empathie, je ne peux pas me fâcher pour mes sœurs moins chanceuses que moi, je peux essayer d’être active, mais je ne peux me fâcher à la place de quelqu’un d’autre; elle n’est pas davantage un sentiment que je pourrais ressentir envers mes semblables qui se mettent la tête dans le sable par rapport au sexisme qu’elles subissent, ou envers moi-même qui me mets la tête dans le sable.
J’essaie de creuser, de nuancer. J’ai en effet eu accès à la pilule anticonceptionnelle dès l’apparition de mes premières règles, ce qui signifie que je n’ai jamais eu à chercher à obtenir, comme des millions de femmes, beaucoup plus près de moi que je le voudrais, un avortement impossible, mais aussi que les hommes, qui se sont toujours plus ou moins foutu de foutre une fille en balloune, l’ont eu encore plus facile avec les filles de ma génération et des suivantes. Il n’y a pas deux onces de lesbienne en moi. Me semble que ce serait plus facile, si les hommes étaient moins agréables au toucher, à l’odeur. Qu’est-ce qu’on fait, quand on est full hétéro? On est suspecte, on ne parle surtout pas du fait qu’on aime les hommes, leur compagnie, leur odeur, du moins en présence de certaines. Sleeping with the enemy. Comment faire un tri parmi les hommes? Jusqu’où accepter le sexisme ordinaire? Cette semaine, j’ai dit à mes filles de hurler, de mordre, de se battre si jamais un gars voulait leur imposer ne serait-ce qu’un baiser. Je leur ai proposé la colère, tiens donc. De temps en temps, l’une ou l’autre se fait siffler sur la rue, aborder dans le métro par des hommes de quarante ans et chaque fois me le rapporte. Pas maquillées, pas habillées pour provoquer, des ados sages. Je ne les surprotège pas, je n’ai pas peur pour elles, je ne dramatise pas, je ne veux pas qu’elles aient peur, qu’elles sachent que la meilleure parade n’est pas la peur, mais la colère. On avance. En fait, c’est par l’écriture que j’ai accès à la colère, et quand j’écris en colère, ma langue cherche à être violente, sale.
La colère est une passion, elle est de l’ordre des affects, elle est vivante, elle sort de celui ou de celle qui la vit comme une bête protéiforme, jamais la même, mais elle est toujours volatile. Contrairement à la croyance populaire, la colère n’est pas davantage le lot des femmes que celui des hommes, elle ne dépend pas du sexe, elle est plutôt, individuellement, affaire de caractère. On ne peut pas plus décider de se fâcher que de ne pas le faire. J’admire les colériques. La colère d’autrui, quand j’y assiste sans en être la cible, me semble toujours magnifique : colères mémorables de mon petit démon de fille cadette qui refusait d’obéir à un ordre qu’un adulte lui donnait, couchée par terre, les pieds battant le sol, yeux fermés, poings sur les oreilles, à hurler, toute tentative de négociation irrecevable. Elle était admirable, son énergie était la vie même. Emportements subits de gens qui se déclarent rationnels, et dont les explosions font tellement plaisir à voir, il m’est très agréable d’imaginer les grands maîtres de la philosophie se fâcher. Tout le monde, pour l’avoir vécue, connaît l’effet de la colère sur le corps, la curieuse hypersensibilité du bout des doigts, la sensation physique quand le sang se réchauffe, circule plus vite, la dilatation des pupilles, les narines qui se changent en naseaux, les postillons qui sortent de la gueule grande ouverte, qui hurle des invectives ou alors des mots dont on est étonné soi-même de la nature et du rythme, tant on n’a même pas pu les penser que déjà ils sortaient, on n’a pas pu les retenir, ils sont presque visibles, noirs, rouges, ils trouent l’air, tassent l’atmosphère dans le coin. L’épuisement, l’incroyable silence intérieur qui suit le retour au calme, le retour au tictac quotidien, à l’intelligible, a quelque chose du halètement du fauve qui ferme les yeux, la proie ensanglantée dans la gueule. À mes yeux, la colère individuelle n’est pas dégradante, à moins qu’elle soit destructrice ou autodestructrice – je songe ici aux crimes passionnels –, elle peut être une énergie formidable.
Collectivement, la colère qui s’organise est le lot des opprimés ou de ceux qui se jugent injustement lésés. Les ados sont en colère contre l’autorité, mais sans avoir rien de précis à revendiquer, le peuple contre les gouvernements, les pauvres contre les riches, les femmes contre les hommes, tous ceux-là avec davantage de revendications légitimes. Contre qui ou quoi, moi, suis-je fâchée comme femme, ou en droit de l’être ? Les femmes qui se sont battues pour l’obtention du droit de vote en Occident, il y a à peine un siècle, ont dû se révolter collectivement pour y parvenir. Leurs revendications partaient du raisonnement voulant que les femmes, si elles devaient obéir aux mêmes lois que les hommes, devaient aussi jouir des mêmes droits. Ça a été long. Ça a été violent. Leur colère organisée a été un modèle. Mais si elles se battaient contre l’oppression, elles luttaient surtout pour obtenir des droits. Au Québec, de nos jours, la dilution de la colère collective vient peut-être du fait que les droits à obtenir sont moins évidemment mis en avant que la dénonciation des injustices. Réclamer, forcer à donner ce qui nous est dû plutôt que de dénoncer. Si la colère dont parle le féminisme est la révolte organisée, active, qui se bat en faveur de la justice, je suis preneuse. Si la colère se concentre sur l’après, dont la révolte se soucie bien peu, et vise à éveiller la conscience d’un groupe, non pas contre l’autre, mais pour libérer tous mes semblables, hommes comme femmes, je suis preneuse. S’il faut un peu de colère froide pour que chacune secoue les jougs qu’on impose à d’autres humains, en toute conscience, je prends à bras-le-corps. Telle est ma lecture de la question qu’on me pose, celle de la colère contre, qui assombrit le monde jusqu’à le voiler de noir, ou de rouge. On n’est pas en colère pour, mais toujours contre, tout contre quelque chose, un regard, une injustice, une phrase, un geste, une agression.
Avec des nuances et des réserves. Parce qu’elle ne me semble pas permettre de sortir de la fameuse dialectique créée de toutes pièces et approfondie par les hommes, je la vois au départ, dans la réalité, comme une trappe. Comme les mots tête et testicules ont la même origine étymologique, peut-être vaut-il mieux essayer d’éviter les concepts érigés en idoles par les philosophes mâles, que je me dis, mais j’y vais quand même, voir ce qu’ils en pensent. Aristote dit que la colère a son origine dans ce qui nous touche personnellement. Je prends note. La colère est pour lui individuelle. J’ajouterai à ceci que la disposition colérique me semble naturelle et varier d’une personne à l’autre, on ne peut pas la forcer. Sénèque la considère comme une folie temporaire, nuisible et dangereuse. Force placée du côté du négatif féminin, donc. Spinoza définit pour sa part la colère comme désir (libido) de punir celui qui semble nous avoir causé un dommage injustement. Colère contre injustice. Colère de la victime contre l’agresseur. Désir de vengeance. Ça ne me plaît pas de me placer en position de faiblesse, du côté des victimes. Spinoza recommande plutôt d’être raisonnable et mise sur l’animositas, dans le sens d’ardeur, fermeté, courage. Là, je décroche. Pourquoi faudrait-il être raisonnable, si on nous inflige des lois, des mœurs, des rapports de force qui ne le sont pas ? Je n’ai jamais été raisonnable, on me dit que je me contredis tout le temps et je réponds en souriant que c’est le plus beau des compliments ! La littérature n’est pas plus raisonnable que moi. Le texte que j’écris, s’il devient violent, acquerra le statut de texte littéraire, il sortira de la grandeur de la pensée pour entrer dans le monde irrecevable par la philosophie de la désarticulation des affects, de la rage dans les cas qui nous occupe, car pour chacune, l’âge venant et les expériences s’accumulant, se répétant, je ne parle pas d’expérience amoureuse, mais du quotidien en société, où nous croisons des inconnus et des situations, des postures sociales, il y a beaucoup de raisons d’être enragée contre les hommes. Mais la rage ne s’exprime pas nécessairement dans le quotidien, elle est diluée, tant les manifestations de la violence organisée à l’endroit des femmes ne sont souvent pas le lot d’individus, mais sont inscrites dans le souterrain, justement hors des lieux où les rapports sociaux sont policés, raisonnables.
Que faut-il penser des hommes? La plupart, individuellement, m’ont toujours paru inoffensifs, distrayants. J’aime leur côté enfantin, leur innocence dans la bêtise, leur légèreté, leurs taches très aveugles, leurs tics de propriétaires, même quand ils sont locataires. Je ne suis pas condescendante, je dis que j’aime aussi les hommes dans leurs failles, je dis qu’ici, pour l’occasion, plutôt que de les regarder comme des oppresseurs, je les regarde comme des clowns, dans ce qu’ils ont de fragile et d’imparfait, et aussitôt, la position de douceur volontaire qui est souvent la mienne envers l’autre genre me paraît aussi efficace, parce que désarmante, que la colère, elle aussi désarmante, si on regarde les mâles comme de tout-puissants oppresseurs. Je refuse de me regarder moi-même a priori comme une cible ou une victime. Toute réaction désarmante est positive. À chaque situation, sa défense. Et pour moi qui vis au Québec, la douceur, si la situation ne me met pas personnellement en danger, c’est-à-dire quand je n’arrive pas à me mettre en colère parce que la colère, ça ne se feint pas, ou que mon corps ne la juge pas justifiée, est une stratégie à long terme, qui complémente le court terme de la réaction violente contre les situations qui me mettent hors de mes gonds. Dans les deux cas, je me bidonne : dans l’après-coup de ma colère, je sors un « tu l’as cherché » bien senti, je rigole du vacarme que j’ai fait, on ne peut rien contre les tornades. Dans ma conscience douce qui rigole, on s’étonne que je reste zen, je me bidonne que rien ne soit grave, surtout pas la petitesse du geste qu’on a posé contre moi. Tout, mais pas dans ce cas la froideur philosophique, qui observe, analyse, décortique, mais ne peut rien, qui manque de présence par rapport à l’immédiateté. Être assez intentionnellement, comme femme, un feu-follet, tantôt calme, tantôt dansante, impossible à suivre, insaisissable, n’appartenant à aucune école, n’obéissant à aucun dogme, mais vivante.
C’est une Occidentale hétérosexuelle qui parle, du très haut de la vingt et unième marche du piédestal de son expérience de soi-disant femme émancipée. Je n’ai pas été une enfant abusée, je n’ai jamais été violée, agressée ou battue par plus fort que moi physiquement, je n’ai jamais été butin de soldat en zone de guerre. Bien sûr, ça colore mon regard et, surtout, mes attitudes. Faut-il se fâcher quand un type, alors que vous arrivez en retard, dit, un peu impatient : toutes les mêmes!? Faut-il se fâcher qu’on vous ouvre la porte, qu’on vous dise que vous êtes pas mal? Ma réaction est souvent la froideur, la glace dresse un mur infranchissable entre moi et l’abruti. La violence pour répondre à la bêtise? Les sermons aux bêtes? J’évite les imbéciles, les hommes dont l’inconscience frise la mauvaise foi, mais je n’ai pas plus d’empathie pour les filles de vingt-cinq ans qui vivent avec un papi qui les impressionne, les femmes qui couchent ou recouchent avec un homme qui les a humiliées, physiquement ou psychologiquement, je n’aime pas la victimisation, et quand je croise de ceux ou de celles-là, le mieux que je puisse faire est d’avoir la douceur de les écouter s’ils ou elles ont envie de parler. Peut-on, en dehors de son cercle rapproché, s’immiscer dans les rapports privés d’autrui, sans jouer la police des mœurs, sous prétexte de les défendre?
Indignée, impatientée, je peux parfois piquer une colère et me dresser contre mon frère, contre un amant, contre le père de mes filles, contre un ami, contre mon propriétaire, contre les hommes qui m’entourent, mais ça n’aura rien d’un geste politique pour contrer le sexisme. La colère s’adresse à un seul individu. Ma colère sera un feu-follet, au mieux un tir de sniper. Je ne peux pas plus me mettre en colère contre des concepts. Je dois faire face à ce qu’on nous donne à voir, pas seulement être dans le lieu commun de savoir que ça existe. Les publicités d’automobile, pour ne citer qu’un exemple, que le système organisé de l’économie mâle nous impose pour nous punir de nous être collectivement soi-disant libérées, dès les années 1960, d’être des carpettes, nous casse en nous mettant à poil devant un char qui poursuit l’une de nos semblables qui n’a même pas l’air d’être terrorisée, ma foi, elle sourit même un peu, qu’un homme dans une grosse carcasse la menace de sa surpuissance, qu’un homme la tienne en laisse comme un animal ou sous sa botte. Je m’y suis habituée, je me suis habituée à les détester, à les trouver ridicules, il y en a toujours de nouvelles, je ne vois pas le jour où elles arrêteront.
1970 ∨
On croit que ces images s’adressent aux hommes, mais non, c’est aux femmes qu’elles s’adressent, elles sont très, très inclusives, elles sont dévorantes, que tu sentes bien la proximité physique, l’haleine de l’agresseur dans ton cou, au-dessus de toi, prêt à te broyer, à te défenestrer avec sa bite de métal, c’est pas à ta voisine soi-disant nounoune qu’elles parlent, c’est à toi, à moi. Elles sont faites pour moi, elles sont en fait, pour moi comme pour chaque femme qui les regarde, d’une violence inouïe, elles me rabaissent parce qu’elles me disent que je ne serai jamais à la hauteur du fantasme masculin, que je suis à mon meilleur étendue par terre ou nue comme un ver, mais que je ne serai jamais aussi parfaitement impuissante que la fille qui est là. C’est nous les puissants, allez-vous finir par comprendre que la bite, c’est nous qui la portons, et comme nous n’en sommes nous-mêmes plus très certains à cause des esties de femmes qui veulent être aussi puissantes, nous débandons et remplaçons la bite par des objets de métal, poignards, armes à feu, automobiles, tout ce qu’on trouve, on vous le met dans le cul. Et pour ce qui est des publicités qui s’adressent soi-disant aux femmes, elles ne font que les enfoncer dans le fantasme masculin. Je suis Giulietta et je suis faite de la même matière que les rêves. Ici, on vend une Alfa Roméo, auto de luxe pour poule de luxe, celle que cherche l’homme de luxe.
〈 1960 2007 〉
Les femmes qui sont là ont accepté d’être mises en scène et rabaissées par ces concepts, elles embarquent complètement dans la récupération de ces images, qui rabaissent aussi la plupart des hommes que je connais, en leur disant qu’ils sont trop losers pour avoir une femme aussi parfaite que celle qui apparaît sur la pub, ou le complet fait sur mesure, ou l’auto de luxe, qu’ils n’ont plus le droit de bander que sur des fantasmes, pas sur des femmes réelles, imparfaites, animées et qui parlent et même répondent et protestent, qui décident de ne pas arriver habillées en pute à un premier rendez-vous, des femmes de chair, de sang, de cellulite, de sueur, d’haleine tiède, de poils arborés politiquement ou pas. La publicité reprogramme les fantasmes, ou plutôt pire, elle rend effectifs les fantasmes qu’elle crée. Quand je les vois, ces publicités me bouleversent, mais on ne peut pas s’en prendre à des images, à des abstractions, on ne peut pas mettre le feu à des concepts.
Je pense aussi à la porno mâle hétérosexuelle plus ou moins hard que n’importe quel ado voulant s’éduquer trouve très facilement sur la Toile, où la violence exercée à l’endroit des femmes est inouïe, où les gestes posés sont des gestes terroristes : une femme se fait mettre une bite dans le cul par un mec tandis qu’un autre lui enfonce dans la gorge la sienne si profond qu’elle étouffe, une autre se fait prendre par un chien, une fille de quinze ans taille une pipe à un gros ventru dégueulasse dont les couilles pendent devant la caméra tandis qu’il lui dit you’re so good, bitch ! en ayant l’air d’aimer ça, sans fin, jour et nuit sur la Toile, la propagande contre les femmes est incessante, comme si le sexe n’avait de valeur que profane, comme profanation de corps les moins jouissants et consentants possible. La porno produite par des hommes, contrairement à ce que prétendent certains d’entre eux, n’est pas divisible entre porno douce, qui serait acceptable et porno hard, qui serait condamnable. Ces pornos utilisent toutes les femmes de la même manière, avec seulement des différences de degré dans l’insoutenable, la deuxième aidant seulement à faire avaler la première et à justifier son existence, la rendre ordinaire. Elles appuient toutes sur le piton du choc visuel violent pour stimuler le cerveau tout à fait différemment de ce qui se produit dans la vraie vie. Comme le disait Lacan, le désir non réciproque est du délire. La pornographie a pour but la masturbation. Et ce n’est certainement pas parce que ça nous dérange que les hommes se branlent que la porno nous ébranle. C’est le fait que la pornographie, comme la publicité qui nous dit que nous sommes faites de la même matière que les rêves, renvoie les femmes, qui ont mené des luttes essentielles pour être considérées comme des humains à part entière, au rôle de spectres, de la même manière que les femmes en burqa sont elles aussi renvoyées au rôle de spectres, mais ceci entrouvre une porte dans laquelle je ne mettrai pas pour l’heure le pied.
Devant ce détournement du potentiel érotique humain, je suis écœurée, triste, en colère oui, mais, à moins de l’écrire, de la cracher, cette colère tourne à vide, il y a peu de lieux où parler de mon dégoût : ni les fêtes de famille, ni les réunions de travail, ni même les soupers entre amis ne sont propices aux sorties de walkyrie que justifierait la révolte contre la violence pornographique dans le cours uniforme de nos vies. Je peux dire froidement à un homme qui fréquente des prostituées que je ne coucherai pas avec lui (encore faut-il que je le sache). Je ne peux par contre en aucun cas censurer ou contrôler sa consommation de porno. Il me reste, pour cracher ma haine, le papier, et parce qu’il est vrai que mon écœurement à l’égard du comportement de certains hommes va jusqu’à la haine, je peux balbutier le dégoût et la rage et surtout, l’impression d’isolement dans laquelle me plonge leur aveuglement devant le sens des images qu’on leur propose, la densité de l’écriture. L’un des buts ou à tout le moins des effets de la violence physique ou psychologique que des hommes exercent à l’endroit de femmes est de les faire taire. Et en ce sens, une manière de résister à la pornographie est bel et bien la colère.
Comment faire pour que se détourne le regard des hommes? Pas vers soi comme image dont le tout serait entièrement visible, donné d’emblée, mais comme humain à part entière, pas terrorisante, pas menaçante, pas agressante parce qu’agressée, donc agressive. Être une grande gueule, ne pas se taire et en même temps rester ouverte. Mais refuser de l’ouvrir rien que pour se la mettre creux jusqu’à avoir envie de dégueuler. L’écriture est une arme contre la bite érigée en arme. J’écris pour contourner l’ordre obsessif et répétitif des images par lesquelles on tente de me faire marcher droit. J’écris pour être entendue d’eux. Et s’il est impensable que disparaissent un jour ces images qui figent les femmes dans des reflets qu’aucun miroir réel ne renvoie, il est possible d’en arriver, à travers les mots, qu’ils soient écrits ou échangés à travers de longues conversations bien arrosées avec les hommes, pris un par un, certains jours, à une relative sérénité, parce qu’on aura légèrement, très légèrement déplacé leur regard.