La théorie, un échange – quatrième lettre

Montréal, 28 juin 2018

Chère Dominique,

Tu me parles de bell hooks, de la conscience d’habiter un monde avec une certaine couleur de peau, de ce que ça fait. En contexte académique spécifiquement. Depuis la fin du baccalauréat, je suis très habituée d’être la seule personne racisée dans les évènements universitaires, mais aussi souvent dans les évènements littéraires : lancements, lectures et tutti quanti. Je n’ai donc pas été surprise que ce soit le cas aussi lors de ce colloque au Nouveau-Brunswick. Je sais ma présence politique dans ces moments-là, car il est toujours politique d’être une personne minorisée. Mais je n’ai jamais souhaité être « la Noire de service », ou la personne présente à une table ronde pour respecter des quotas d’inclusion. J’ai refusé l’année passée une invitation à participer à un colloque où j’aurais dû parler de ma position « dans les marges » : bonyienne, j’ai une grosse bourse pour écrire ma thèse, j’habite dans le Plateau, je bois des lattés à cinq dollars au moins deux fois par semaine, j’ai publié deux livres, bientôt trois, je ne me sens pas dans les marges du système. Je soupire plutôt d’aise d’y avoir une place qui n’allait pas de soi. Parler de ma position marginale me paraît une insulte par rapport aux personnes qui vivent réellement dans des positions marginalisées, précaires.

Je ne me sens donc pas marginalisée, mais minorisée, minorisation que j’ai bien entendu intériorisée. Elle me rend sans doute paranoïaque. Quand s’est déroulée cette scène que tu évoques, où on a dit combien on regrettait l’absence de personnes racisées lors de ce colloque oh so white, j’ai senti, à tort ou non, les regards des gens dans la salle dériver vers moi. Ma peau faisait de moi un porte-étendard… Tout cela manquait de délicatesse et de profondeur : plutôt que de simplement regretter qu’il n’y ait pas eu plus de participants racisés, j’aurais souhaité que l’on s’interroge sur les causes structurelles de cette absence. Il me semble que ça aurait été plus productif. Sinon, comme tu dis, on reste dans le vœu pieux. Il faut dire que j’ai toujours voulu que l’on entende ma parole pour ce qu’elle est : celle d’une femme métisse (donc souvent vue par la société comme étant noire) et aussi celle d’une femme qui aime les forêts et les chats et dont la littérature est la colonne vertébrale. J’aime Jamaica Kincaid et Carole Massé, Marie Vieux-Chauvet et Hervé Guibert. J’aime les livres. Et je ne souhaiterais jamais que l’on oublie la couleur de ma peau lorsque je parle de littérature; la couleur de ma peau détermine nombre de mes réflexes, de mes réactions. Je souhaite seulement que cette couleur ne soit que l’un des facteurs multiples qui identifient là d’où je parle. C’est ce qui respecterait ma sensibilité.

Car tu parles de ta sensibilité… J’ai eu l’impression de sentir la tienne durant les journées que nous avons passées ensemble, quand ton beau-père est rentré à l’hôpital et que tu n’as pas caché les émotions que cette situation créait en toi. J’ai admiré ta capacité à laisser voir ta vulnérabilité, par nous, ces presque inconnus, compagnons de colloque. Si une situation pareille m’était arrivée, je ne sais pas si j’aurais eu le courage de dévoiler l’état qui m’habitait. J’aurais probablement tout ravalé. Je me dis que s’il fallait penser de façon idéale l’université, ce serait un lieu où l’émotivité pourrait transparaître. Un endroit où, oui, on peut faire rire Linda Hutcheon en lui racontant combien sa toute jeune enfant clame son envie d’un homme… Un lieu où l’émotivité pourrait être mise à profit. Une des communications que j’ai trouvé les plus intéressantes durant le colloque a été celle de Misao Dean sur l’importance de l’identification dans l’acte de lecture, ce qui parle évidemment de l’émotivité de la lectrice et du lecteur, de sa position herméneutique par rapport à l’objet qui l’intéresse. Je pense que j’aime autant la littérature féministe québécoise des années soixante-dix et quatre-vingt parce qu’elle me touche profondément. Voilà, c’est dit.

Ces derniers jours, je lisais L’écriture, c’est les cris, une série d’entretiens qu’a menée France Théoret avec Louky Bersianik à la fin des années 2000. À un moment, Louky Bersianik dit à France Théoret  qu’elle est « extrêmement sensible… comme toi [France], sûrement ». C’est à partir de cette sensibilité que Bersianik a construit son œuvre fascinante, pleine de ramifications, d’humour et de tristesses. J’aime bien penser que Bersianik, dans les dernières années de sa vie, ait aussi confié à France Théoret qu’elle pleurait vraiment beaucoup. Moi aussi, je pleure souvent beaucoup. Et j’aime aussi penser que c’est l’émotivité commune de ces deux écrivaines immenses, France Théoret et Louky Bersianik, qui leur a permis cet instant de connivence.

De ma sensibilité à la tienne, donc, Dominique.

En toute amitié,

Chloé