La théorie, un échange – fin

Montréal, 9 août 2018

Chère Dominique,

Je ne suis pas beaucoup allée à la campagne, cet été. Ça m’a manqué, mais j’aime bien t’imaginer dans cet ailleurs pas si lointain, sur un quai. J’aime plus que tout la forêt, les animaux; les épilobes, les pissenlits et les scarabées. La nature, c’est mon sublime, c’est ce qui m’avale et qui me dépasse, mais je suis restée dans mon quotidien sans transcendance, à Montréal. J’ai fait mes salutations au soleil entre l’écriture de deux pages de ma thèse, dans des studios la plupart du temps, dans des parcs quand j’étais chanceuse, et non devant un lac. Il y a une semaine, j’ai réussi enfin à faire tenir mon corps en position du corbeau plus de quelques secondes et je me suis dit : tout n’est pas perdu. Je peux atteindre l’équilibre, même quelques secondes. Tomber, recommencer. Rater sa vie et la reprendre. Comme France Théoret dans La théorie, un dimanche, je passe beaucoup de temps à me raconter ma vie. Tous les jours, je tente d’être ma propre narratrice, de ne pas me laisser aller aux interférences. C’est toujours à refaire.

Entre le travail et le reste, des relations qui s’achèvent, cet été n’a pas été si facile. Je ne suis pas mécontente qu’il se termine. Je me suis dit souvent : « Une chance que j’ai ma thèse », qui me fait écrire à partir de Nicole Brossard, Gail Scott, Louise Dupré, Louky Bersianik, Louise Cotnoir, France Théoret. Le travail me sauve, le travail m’a toujours sauvée. Un espace où je ne peux compter que sur moi; une responsabilité étourdissante, enivrante aussi. Un espace qui m’appartient, où je dois créer. C’est à cette création à laquelle j’ai envie de revenir en dernier lieu, dans cette dernière lettre avec toi; je me reconnais dans ce désir d’inventer cette conscience féministe qui est au cœur de La théorie, un dimanche. Cette conscience qui, pour reprendre les mots de Nicole Brossard, « exige […] un mouvement continu vers de l’inconnue. Elle nous lie créative à l’essentielle, nous engage, comme en écriture, à être sans répit devant la nécessité intérieure qui nous incite à exorciser les cauchemars ». Regarder ses cauchemars en face; ne pas détourner la tête. Prendre la laideur à bras-le-corps.

Je continue à croire que les femmes ne se connaissent pas tout à fait, voire pas du tout, que leur minorisation au sein des espaces de discours les a empêchées de se connaître, de se découvrir. Qu’il faut créer cette reconnaissance de soi. Se regarder en face, oui, et se dire, elle, c’est bien moi. Voilà l’héritage que me lèguent les femmes qui ont écrit La théorie, un dimanche. De toutes les sphères, c’est l’écriture qui me permet de découvrir cette « inconnue » en moi. De ça, je suis fière.

Et tant pis si je rate, tant pis si je tombe, tant pis si je me fais mal en chemin. Tant pis s’il faut que je pleure encore longtemps. Personne n’a dit que ça allait être facile. Par là-bas le chemin a l’air beau, même s’il a l’air peu fréquenté. Peut-être nous y croiserons-nous, chère Dominique.

Très amicalement,

Chloé

 

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Post-scriptum

Il était une fois six écrivaines, occupées le dimanche à réécrire le monde sur des bases paritaires.

Il était une fois deux littéraires, occupées à correspondre, à échanger sur ce monde réécrit par des féministes.

Il était une fois une autrice, occupée, peut-être le dimanche, à préfacer ce classique féministe.

Il sera peut-être une fois où ces femmes seront réunies à l’occasion de la réédition de La théorie, un dimanche aux Éditions du remue-ménage.

N’est-ce pas la plus belle des histoires?

Merci à Françoise Stéréo, aux Éditions du remue-ménage, à Martine Delvaux, aux participantes et organisatrices du colloque Refaire surface. Écrivaines canadiennes des années 1970, à Nicole Brossard, à Gail Scott, à France Théorêt, à Louise Cotnoir, à Louise Dupré, à Louky Bersianik.

Merci Chloé, on se revoit bientôt sur le chemin de la conscience féministe.

Dominique