La théorie, un échange – cinquième lettre
À la Manicouagan, autour du 13 juillet 2018
Très chère Chloé,
Debout sur un des quais du lac du Chardon, j’achève ma cinquième salutation au soleil. Celui-ci se lève, je m’étends au sol 10 secondes. Shavasana. Ici, les moustiques piquent toutes les peaux et les chardons s’accrochent à nous sans discrimination. Mais hors du bois, j’ai connu la différence comme une tare. Être « à part des autres » est un défaut, lire un livre est un geste impoli, prononcer correctement les mots relève d’une attitude hautaine. Quand je reviens dans la région, je manque d’air. Il a fallu trouver ma place, assumer que je suis une intello, une universitaire de première génération qui vient de Ragueneau et du rat Queneau.
Inspire, expire. Lentement. Allez, une sixième salutation, une pour chacune des six autrices de La théorie, un dimanche. Leurs mots se bousculent, ceux-là résistent à l’oubli.
La langue renouvelée de Brossard : « C’est sans répit danser dans des mots. » Voilà bien résumée ma vision de la littérature.
L’héroïne tragique de Scott : « Alors où et comment ce sujet dont l’intégralité est niée dans tous les paradigmes patriarcaux peut-il être une héroïne? » Je te parlerai de ma grand-mère.
La critique hérissée de Bersianik : « Mon texte te mystifie et te demeure étranger. Si tu es critique, tu butes sur une terra incognita. Ces larmes par exemple, tu ne les reconnais pas. » A-t-on reconnu tes larmes, Chloé, celles de tes femmes savantes ou scotch tapées?
Les larmes traduisent plusieurs sensibilités. Tu as bien saisi dans ta lettre précédente nos différences quant à leur expression.
L’optimisme inusuel de Dupré, son ouverture : « Cela demande aussi de sortir de nos schèmes féministes pour écouter ce que nos filles ont à vous dire. » Ces filles, ce sont les Black Feminist, les manifestantes actives ou silencieuses, les #balancetonporc, les #metoo les Pussy Riot, les Femen, les Françoise Stéréo.
C’est Kate Spade et Oksana Chatchko.
Les figures hypothétiques de Cotnoir : « À supposer que j’arrive à me déprendre de mes 39 ans de conditionnement mental. » J’ai eu 39 ans le 2 juillet dernier. Je questionne. Beaucoup.
L’identité et la mémoire de Théorêt : « La parole qui compare arrache une part de l’être. »
Surtout et pour toutes, la conscience féministe.
Shavasana.
À Chute-aux-Outardes, j’ai vu mon héroïne tragique. Pierrette Lebel, née en 1925, épouse de feu Lucien Raymond. Mamie. J’aime profondément cette femme qui m’a élevée. Elle est mon modèle de mère et de grand-mère aimante, présente. J’ai jardiné avec elle, cuisiné, tricoté. Elle m’a donné deux de ses coats en cadeau! L’un est en jean, suède et billes, brodé de fleurs, l’autre est d’hiver. Son odeur parfume maintenant ma garde-robe.
Cotnoir soutient que la répétition est une forme littéraire féminine chargée de sens. Elle représente bien le quotidien de ces femmes comme Mamie qui ont tout vu, tout vécu, sans avoir droit au chapitre, sans jamais être le centre, la sujette.
À ton tour maintenant Chloé, « dis-moi c’qui s’passe à Montréal / dans les rues sales et transversales » de cette « ville de pourriture », comme l’a très élégamment dit un de mes proches…
Bises,
Dominique
P.-S. Sur l’illustration de couverture de notre échange [merci Catherine Lefrançois, elle est superbe!], on voit une photo du quai de Godbout, un petit village situé à 56,6 km de Baie-Comeau, en allant vers Sept-Îles.