La théorie, un échange – suite
Montréal, 20 juin 2018
Chère Chloé,
Merci pour ta lettre, je suis heureuse de poursuivre la conversation avec toi!
Tu as lu bell hooks? J’ai mis la main sur la traduction française d’Ain’t I a Woman. Black Women and Feminism, parue en 2015, soit près de 35 ans après l’original. Tu parlais de la barrière de la langue – dis-moi, comment se fait-il qu’une œuvre aussi majeure n’ait pas été traduite plus tôt? Peut-être parce que justement, elle met en lumière les contradictions profondes du discours porté par les féministes blanches, elle provoque et nous renvoie en pleine face nos propres privilèges. Est-ce étonnant que La théorie, un dimanche n’aborde d’aucune façon la question raciale? Les signataires ne semblent pas avoir pris la mesure des positions de leurs sœurs contemporaines du Black Feminism.
Chez bell hooks, le phénomène de la double absence est particulièrement bien expliqué. Tu le connais? Tu le ressens, tu le vis encore aujourd’hui? Voici : penser (intuitivement ou de manière critique et théorique) l’oppression sexuelle, c’est d’emblée penser l’oppression que subissent les femmes blanches; penser l’oppression raciale, c’est penser l’oppression que subissent les hommes noirs. Alors, dans tout le discours des oppressé.es, où sont les femmes noires? Ce sont d’elles dont parle bell hooks. D’Ain’t I a Woman découle le concept d’intersectionnalité, formulé en 1989 par Kimberlé Crenshaw, qui fait valoir l’interaction et l’interdépendance des oppressions en montrant comment la race, la classe, le genre, qui sous-tendent la plupart des formes de discrimination, ne sont pas des composantes isolées, mais s’articulent les unes aux autres. L’autrice, en éliminant les majuscules de son nom, espère mettre l’accent sur son propos plus que sur sa personne. Pari réussi : bell hooks a écrit un hell book (impossible de m’en empêcher, je suis gaga des jeux de lettres et des jeux de mots, tu l’auras compris…) Il m’habite et m’enrage.
C’est sans doute pour cette raison que je n’ai pas fait d’études féministes : trop de colère, trop de honte, trop de peine. Mon caractère bouillant et sensible m’aurait aveuglée. Je suis féministe autrement. Mes étudiants sont bombardés d’œuvres écrites par des femmes : plutôt que d’essayer de comprendre pourquoi le canon du modernisme leur fait si peu de place, je prends le parti d’en sortir, tout simplement. On examine le monologue intérieur? J’effleure Joyce et me concentre sur Woolf ou Madame de Lafayette; on voit la métafiction? Je mentionne Aquin et passe mon temps sur Un livre de Brossard. La même chose pour la théorie et la critique : l’histoire littéraire, le structuralisme, l’intertextualité, les femmes aussi ont forgé ces outils d’analyse! La parité jusque dans les recueils de textes, c’est fondamental et c’est devenu un mot d’ordre.
Au colloque, je ne partageais pas ton angoisse, probablement parce que je n’ai pas eu la pression des études féministes. Mais je l’ai sentie après coup, comme un ressac, alors que je me disais que je venais de vivre une expérience extraordinaire, en compagnie de femmes extraordinaires. Tu sais que j’ai fait rire aux éclats Linda Hutcheon, cette spécialiste de la question postmoderne qui postule que le postmodernisme ne décontextualise pas le présent, comme le pensent bien des chercheurs comme Fredric Jameson par exemple, mais permet de revoir et de repenser l’histoire (ses figures, ses configurations, ses représentations) à l’aune de nouvelles méthodes critiques. À l’aéroport, en compagnie de Marie Carrière et Dominique Hétu, je leur ai raconté comment Dolorès, ma fille de quatre ans, était attirée par le sexe opposé, soulignant à grands traits les différences anatomiques. Un soir, à l’heure du coucher, elle voulait que son père reste près d’elle pour l’aider à s’endormir. Il lui a proposé de prendre un toutou et de le coller très fort. Outrée, elle s’est écriée : « C’est pas un toutou que je veux, c’est un homme! » Laisse-moi te dire que ma fibre féministe s’en trouve pas mal remuée…
Sur une note un peu moins comique, j’ai l’impression que le colloque a raté l’une de ses cibles, celle de reconsidérer les intersections entre la deuxième vague de l’activisme féministe – celle-là même que critique hooks – et les littératures canadienne, québécoise et autochtone. L’examen de conscience ne s’est pas fait – la posture des féministes radicales blanches n’a pas été remise en question –, le seuil minimal de la représentation des écrivaines racisées n’a pas été atteint – quelques autochtones ont eu droit au chapitre, heureusement – et celles qui ont pris la parole avaient le teint bien pâle… Tu étais la seule personne de couleur! Voyons! Je me demande comment tu t’es sentie quand, à la fin du colloque, la responsable a exprimé le désir que dans un futur proche, on accorde plus de place aux participant.es de différentes nationalités. Ce type de vœu pieux fait tellement vingtième siècle!
Enfin, je suis touchée par tes propos sur ton grand-père, que tu as pratiquement vu mourir. Pendant le colloque, mon beau-père est entré à l’hôpital et il en est sorti, trois semaines plus tard, les pieds devant. J’ai vu son dernier souffle et j’en suis encore bouleversée. C’était un grand lecteur, il lisait la littérature québécoise, en particulier les autrices. J’aurais dû lui suggérer tes livres, il les aurait sans doute aimés.
En toute amitié,
Dominique