Du temps à soi. Les femmes et la philosophie

 

SUZY BOUDREAULT

 

Illustration: Anne-Christine Guy

 

Au milieu des années vingt, Virginia Woolf se promenait dans les jardins d’Oxbridge par une belle journée d’automne. On lui avait demandé d’écrire un essai sur les femmes et la fiction et elle s’était rendue à l’université pour y dénicher de la documentation. Sauf qu’à cette époque, une femme devait être accompagnée d’un membre de la communauté universitaire ou posséder une lettre d’autorisation de la direction pour accéder au sanctuaire de la connaissance. On l’avait donc refoulée à l’entrée. Alors, elle se promenait dans les jardins en rêvassant. Elle circulait dans les allées, taquinait les poissons rouges dans le bassin, admirait l’architecture des nobles édifices, détaillait les contours des fleurs parées de couleurs éclatantes pendant que les herbes folles caressaient ses mollets. Et elle se disait que, dans un lieu pareil, « on ne pouvait pas ne pas penser [1] ».

 

Quel luxe, n’est-ce pas? Tout ce temps dont elle disposait pour « penser ».

Aujourd’hui, le temps est devenu une denrée rare. On en manque toujours. Il accélère, il s’échappe, de sorte qu’on doit toujours courir après. Et pendant qu’on court, on n’a pas le temps de penser. Du temps, il en faut pour tout : la vie de famille, le travail domestique, les engagements personnels, pour entretenir les amitiés, pour les loisirs, la consommation, les transports, le divertissement. Lorsque parfois on arrive à l’attraper, on le gaspille ou on le perd. Comment faire autrement? Il y a toujours quelque chose à faire! Même quand on ne fait rien, on fait tout de même quelque chose : on écoute la télévision, on joue à des jeux vidéo, on texte à un ami, on circule sur les réseaux sociaux. Même si notre corps est inactif, notre cerveau est occupé. De sorte que, lorsque cet événement rarissime advient, avoir du temps libre pour soi, du temps réellement libre, on se trouve un peu désorienté. Du temps libre, pour quoi faire?

Les Grecs appelaient ça la skholè. Un lieu, un temps, une dérivation créatrice, un clinamen, un écart salvateur, une forme concrète de liberté. Skholè [2] désigne un arrêt, une pause, une trêve, une rupture de mouvement. Là, il se trouve un temps pour soi, pour juste observer, comme en suspens, le cerveau libéré de toute préoccupation, un moment où l’on peut prendre conscience du monde qui nous entoure, de soi dans ce monde, de respirer, et puis peut-être… s’étonner! Voilà! C’est ici, exactement ici, que la réflexion commence, que l’acte de pensée se met en branle et que peut débuter la philosophie.

« Penser par soi-même », cette injonction moderne qu’on nous répète sans arrêt tout au long de notre parcours scolaire, est impossible à atteindre en absence de la skholè, cette idée de temps libre, de diversion, de repos propre au travail intellectuel. Pour parvenir à penser par soi-même, il faut du temps, de la solitude, et libérer notre cerveau de toute préoccupation afin d’observer le monde, de réfléchir sur ces observations, de lire, de comparer ses observations à celles des autres et, graduellement, en multipliant ces moments de réflexion, en arriver à constituer sa propre pensée.

En 1928, Virginia Woolf a écrit un essai intitulé A room of one’s own dans lequel elle réfléchit sur les femmes et la fiction. Elle s’y demande pourquoi il y a si peu de femmes écrivaines dans le siècle qui l’a précédée, soit le XIXe siècle. Parmi tous les obstacles qui se dressaient sur le chemin des femmes qui auraient voulu écrire, elle en cible deux particuliers : le manque d’argent et l’absence d’un lieu à soi. Elle profite de l’occasion pour commenter la misogynie des milieux intellectuels au XIXe siècle en constatant le peu de progrès réalisé à ce chapitre.

Je me propose de faire le même exercice aujourd’hui (en 2017), mais en réfléchissant cette fois sur les femmes et la philosophie, et en adoptant une démarche similaire à celle de Virginia Woolf. Interdite d’accès à la bibliothèque de l’université, elle avait opté pour celle du British Museum, fréquentée par tous et toutes et reconnue pour la diversité de son contenu. Aujourd’hui, les femmes ont accès aux bibliothèques universitaires, mais désirant reproduire les conditions dans lesquelles se trouvait Woolf, j’ai préféré un endroit fréquenté par tout le monde, offrant un contenu populaire et diversifié : Wikipédia. En inscrivant « philosophes XXe s. », dans le moteur de recherche, j’obtiens une longue liste de noms classés par ordre alphabétique qui s’étend sur plusieurs pages. À la lettre « A », on trouve 25 noms, dont deux femmes ; la lettre B en comprend 84, dont six féminins, à la lettre C, on en a 12 sur 56, la lettre D est moins généreuse avec 6 sur 54. Précisons ici que cette liste contient de nombreuses philosophes contemporaines. Si l’on élimine celles qui sont nées après 1950, ce nombre chute dramatiquement et le décompte tombe à zéro dans plusieurs lettres.

Sur la page Wiki « femmes philosophes », on trouve 128 noms. Dans toute l’histoire de l’humanité, toutes cultures confondues, et en incluant les philosophes actuelles qui sont beaucoup plus nombreuses que par les époques passées, on dénombre 128 femmes philosophes. Dans les recensions sur l’histoire de la philosophie, introduction à la philosophie, les grands philosophes, ou les philosophes majeurs, on ne trouve généralement aucune femme, parfois une, rarement deux, jamais plus [3]. De plus, si la littérature masculine regorge de commentaires sur les femmes, la philosophie, elle, n’a à peu près rien à dire sur elles. Pourquoi si peu de femmes sont parvenues à obtenir ce titre encore auréolé de mystère qu’est celui de philosophe?

Revenons un moment à Wolf et aux femmes écrivaines. Au XIXe siècle, plusieurs conditions devaient être remplies avant qu’une femme prenne une plume afin d’inventer des personnages et une histoire. Il fallait d’abord qu’elle ait reçu un minimum d’éducation, qu’elle sache lire et écrire, et qu’elle ait eu accès à quelques livres. Il fallait aussi – et Wolf insiste beaucoup sur ce point – avoir un lieu à soi et qui plus est, un lieu barré à clef. Un lieu protégé, afin d’être seule, et où personne ne pourrait entrer à l’improviste. Un lieu à soi, où on est libre d’exprimer des choses personnelles. Même dans les milieux favorisés, il était rare qu’une femme dispose d’une table et de matériel pour écrire dans ses appartements. Elle devait s’installer dans la pièce commune pour écrire sa correspondance. Wolf dit que Jane Austen a écrit son œuvre dans le salon commun et en cachant ses manuscrits sous un morceau de buvard pour que son occupation ne soit pas soupçonnée.

Si une femme savait écrire et qu’elle surmontait sa gêne de le faire, en prenant le risque de voir surgir un importun par-dessus son épaule, il fallait aussi qu’elle se croie capable d’inventer, de créer autre chose que des bébés. « Même une femme avec une grande disposition à écrire était venue à se convaincre qu’écrire un livre, c’était se montrer ridicule, voire passer pour une folle [4]. » Oser se présenter « femme écrivain » au XIXe siècle, c’était s’exposer aux railleries et aux quolibets. Pour ne citer qu’un exemple du type de commentaire que l’on entendait à l’époque, citons Cecil Gray, un célèbre critique musical : « Monsieur, une femme qui compose est comme un chien qui marche sur ses pattes arrière. Ce n’est pas bien fait, mais on est surpris de voir que c’est fait. » (1927)

Fut-ce en raison de cet effet de surprise? Le fait est que, dès la fin du XIXe siècle, on a vu fleurir une généreuse littérature féminine. Le monde occidental a fini par admettre que la femme possédait une sensibilité particulière qu’elle était en droit d’exprimer dans des ouvrages de fiction. Cette littérature, souvent méprisée par l’intelligentsia, étiquetée « littérature féminine, romantique ou à l’eau de rose », permit à bien des femmes de sublimer une réalité quotidienne souvent dure et exiguë dans un univers fictionnel où elles pouvaient se concevoir comme des héroïnes en puissance. Elle permit aussi, par cet exercice de description du vécu et du senti des femmes par des femmes, de mieux se définir et se comprendre comme « être créatif et pensant » non masculin [5].

La philosophie a-t-elle participé à cette émancipation de l’esprit féminin? Contrairement aux écrivaines, les femmes philosophes du XXe n’avaient aucun modèle [6]. Il n’y avait aucune œuvre philosophique féminine, aucune professeure de philosophie et il était rarement question des femmes dans le cursus pédagogique. Lorsqu’il en était fait mention, c’était pour les railler et leur dénier toute capacité de raisonner et d’accéder à la philosophie. Il est en effet remarquable de constater avec quelle hargne de nombreux philosophes ont nié aux femmes la capacité – sinon le droit – de réfléchir correctement. Aristote, Voltaire, Rousseau, Schopenhauer, Nietzsche, Kant, Kierkegaard [7] – pour n’en nommer que quelques-uns – défendaient tous que, de par sa « nature », la femme n’avait pas accès à la raison. Il était difficile pour les femmes philosophes d’échapper à la mentalité misogyne qui accompagnait ce milieu majoritairement masculin. Car si l’on peut devenir écrivaine en autodidacte, il paraît beaucoup plus difficile de le faire en philosophie. Il fallait donc passer par le collège et l’université, milieux qui sont demeurés hostiles aux femmes jusqu’aux années 1960 où l’éducation pour tous a pris force de loi.

Au début du XXe siècle, ces premières femmes à étudier la philosophie évoluaient dans un monde où les femmes n’avaient pas le droit de vote, ni accès à la contraception ; seules celles issues de milieux favorisés recevaient une formation générale, formation de niveau inférieur donnée dans des lycées pour femmes. Si elles réussissaient quand même à être admises à l’université, elles prenaient place dans des classes presque uniquement masculines, face à des professeurs qui les méprisaient, comme l’avoue ici un professeur reconnu du collège d’Eton : « L’impression laissée sur l’esprit, après avoir corrigé n’importe quel paquet de copies d’examen, c’était que, peu importe les notes qu’il pouvait donner, la meilleure parmi les femmes était intellectuellement inférieure au pire parmi les hommes [8]. »

Qui étaient donc ces femmes du XXe siècle qui ont osé se présenter dans ces classes uniformément masculines, pour entendre des hommes leur dire que leur cerveau féminin n’était pas constitué pour répondre à des problèmes logiques? Sur quoi ont-elles réfléchi? Se sont-elles intéressées aux mêmes sujets? Nul doute qu’elles ont toutes été formées par des hommes. La filiation intellectuelle prend beaucoup d’importance en philosophie.

J’ai consulté à nouveau la liste des 128 femmes philosophes se trouvant sur le site de Wikipédia. Sachant que la tradition philosophique anglophone diffère de la francophone, j’ai également consulté le site anglophone qui, lui, recensait 237 femmes. En éliminant les recoupements, j’ai divisé les philosophes en trois groupes : les pionnières (nées entre 1890 et 1920), la deuxième génération (nées entre 1920 et 1940) et la troisième vague (nées entre 1940 et 1960). Pour éviter d’empiéter sur le XXIe siècle, j’ai éliminé celles nées après 1960, les considérant comme des philosophes actuelles.

Dans le groupe des pionnières, il y a 28 femmes philosophes (7 Britanniques, 6 Françaises, 5 Américaines, 3 Allemandes, 2 Polonaises, 1 Serbe, 1 Espagnole, 1 Suisse, 1 Russe et 1 Irlandaise). Seulement trois d’entre elles ont réfléchi ou milité en faveur d’une émancipation des femmes.

Elles proviennent très majoritairement de milieux aisés et ont toutes reçu une excellente éducation. Simone Weil, Hannah Arendt et Simone de Beauvoir font partie de cette cohorte. Plusieurs d’entre elles n’ont pas eu de carrière universitaire et celles qui y sont parvenues l’ont fait tardivement, soit dans la cinquantaine. Les circonstances de la guerre en Europe ont obligé plusieurs à l’exil et certaines ont connu un destin tragique dans les camps de la mort. Même dans la paisible Amérique, le parcours de ces premières philosophes a parfois été semé d’embûches.

En France, Hélène Metzger (1890-1944) consacra sa vie à l’histoire des sciences. Dans les années 20 et 30, elle publia sept monographies et une trentaine d’articles dans les périodiques d’histoire des sciences. Néanmoins, elle n’obtint jamais de poste universitaire et souffrit toute sa vie de ce manque de reconnaissance institutionnelle.

En Allemagne, Édith Stein (1891-1942) a tenté de déposer sa candidature pour une habilitation au professorat. Husserl refusa de soumettre sa demande, convaincu qu’elle serait refusée ; il était impensable qu’une femme soit professeure. Elle milita pour le droit de vote des femmes et travailla jusqu’à la fin de sa vie sur une théologie de la femme.

L’Américaine Marjorie Grene (1910-2009) obtient un doctorat en philosophie du Radcliffe College après avoir étudié avec Martin Heidegger et Karl Jaspers en Europe. De 1937 à 1944, elle enseigne dans des postes subalternes à l’Université de Chicago, jusqu’à son licenciement à l’entrée de la Seconde Guerre mondiale. Elle se marie et part vivre sur une ferme en Irlande (patrie de son époux), où elle élève poulets et porcs et s’occupe de ses deux enfants. Du fond de ce trou perdu, elle écrit – peut-on l’imaginer à la table de la cuisine? – deux œuvres majeures [9] qui lui permettront de réintégrer la communauté universitaire, d’abord à Belfast, puis à l’Université de Californie après son divorce où elle devint professeure émérite.

Il est intéressant de noter que parmi les philosophes les plus célèbres de cette cohorte, plusieurs n’ont pas eu d’enfants, dont Hannah Arendt, Simone de Beauvoir, Simone Weil, Édith Stein, Ayn Rand, Jeanne Hersch, Iris Murdoch. Virginia Wolf observe le même phénomène chez les écrivaines qu’elle cite dans son œuvre Un lieu à soi. La maternité serait-elle un obstacle à l’atteinte de la skholè? Ce « temps libre et libéré des urgences du monde, qui rend possible un rapport libre et libéré au monde [10] » paraît bien inaccessible à une mère entourée de poupons.

La deuxième génération de philosophes (nées entre 1920 et 1940) comprend 36 femmes : 14 Françaises, 13 Américaines, 4 Anglaises, 1 Brésilienne, 1 Belge, 1 Hongroise, 1 Nouvelle-Zélandaise, 1 Turque. Philippa Foot, Françoise Collin, Agnès Heller, Judith Jarvis Thomson, Ruth Millikan, Élisabeth de Fontenay, Jacqueline Russ, Sandra Harding, Anne Fargot-Largeault et Hélène Cixous font partie de ce groupe. Presque toutes ont eu une brillante carrière universitaire qui débuta dès leur diplomation. Elles sont souvent mariées avec un autre membre de la communauté universitaire. Le tiers d’entre elles (13) ont développé une pensée féministe. Quelques-unes ont élevé leur famille avant de se lancer dans une carrière, d’autres ont quitté l’Europe pour œuvrer dans les universités américaines. De prime abord, le portrait semble idyllique, mais en y regardant de plus près, on découvre que certaines ont dû se battre pour gagner leur titre. En voici quelques exemples.

Sarah Kofman (1934-1994), spécialiste de Nietzsche et de Freud, a étudié avec Deleuze et Derrida. Elle enseigne à Toulouse dès 1960 et devient maître de conférences en 1970. Elle s’intéresse particulièrement à la place occupée par la femme chez différents auteurs. Quelques années après l’obtention d’un poste de professeure à l’Université de Paris 1 en 1991, elle se suicide, se disant victime de persécutions à l’université.

Après ses études de philosophie en Belgique, Luce Irigaray (1935-…) suit les séminaires de Jacques Lacan et devient psychanalyste. Elle étudie la différence sexuelle dans la langue française et présente en 1974 une thèse d’État intitulée Speculum. La fonction de la femme dans le discours philosophique à l’Université Paris-VIII-Vincennes où elle enseigne. La thèse fait scandale et Luce Irigaray est évincée de l’université et de l’École freudienne de Paris.

Nel Noddings (1929-…) a travaillé pendant 17 ans comme enseignante de mathématiques dans des écoles élémentaires et a élevé une famille de dix enfants. À près de cinquante ans, elle décide de faire un Ph. D. en éducation à Stanford et devient une contributrice importante de l’ethic of care.

La troisième cohorte, regroupant les philosophes nées entre 1940 et 1960, comprend 78 femmes : 30 Américaines, 24 Françaises, 8 Britanniques, 3 Allemandes, 3 Belges, 2 Canadiennes, 2 Bulgares, 2 Indiennes, 1 Polonaise, 1 Tunisienne, 1 Suédoise, 1 Irlandaise. Parmi elles, 31 ont concentré leurs réflexions sur la condition de la femme.

Devant un tel foisonnement, il est difficile de dégager un parcours qui traduise la réalité de toutes ces femmes. Plusieurs ont des carrières universitaires, certaines sont auteures et essayistes, d’autres militantes. Elles ont des familles ou pas, s’intéressent à des sujets aussi variés que la philosophie antique, la logique, l’épistémologie, l’éthique, la justice, le droit des minorités, les enjeux du développement économique, la pauvreté, la démocratie, la morale, la science, la distribution des ressources, l’identité, les conventions sociales et, bien sûr, tout l’éventail des théories féministes.

D’ailleurs, parmi les noms les plus populaires (ceux qui sortent le plus souvent sur Google), plus de la moitié appartiennent à la mouvance féministe (9/16), dont Judith Butler, Élisabeth Badinter, Nancy Fraser, Seyla Benhabib, Magdalena Sroda et Donna Haraway. On peut s’interroger sur l’importance que prend la réflexion féministe dans le champ de la philosophie.

Lorsque j’ai suivi un cours de philosophie de l’éducation durant ma scolarité de maîtrise, le professeur m’avait expliqué que lorsqu’il parlait des hommes, cela englobait la femme. Comme on dit les Hommes, avec un grand H. Amusant, n’est-ce pas? Cette même session, j’avais à lire L’Émile de Jean-Jacques Rousseau. Voici ce qu’il dit de l’éducation des filles :

Ainsi toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. (p. 475)

L’oisiveté et l’indolence sont les deux défauts les plus dangereux pour elles (…) Les filles doivent être vigilantes et laborieuses (…) Il faut les exercer d’abord à la contrainte, afin qu’elle ne leur coûte jamais rien ; à dompter toutes leurs fantaisies, pour les soumettre aux volontés d’autrui. (p. 481)

J’ai suivi ce cours en 1989. Et de telles affirmations ne semblaient gêner personne. J’étais la seule, dans cette classe toujours à majorité masculine, à me sentir blessée par la manière dont les grands architectes de la pensée occidentale regardaient la femme de haut avec le mépris affiché de l’être supérieur envers son inférieur. « Mais non! » m’expliquait-on doctement, tout cela n’était ni du mépris, ni du sexisme. Il fallait recadrer ces commentaires dans leur contexte historique. Et puis, la nature ayant doté la femme du formidable don de l’enfantement, elle devait donc s’occuper prioritairement de sa progéniture. Et cela laissait très peu de place à la skholè, au temps pour soi. Lorsqu’on songe à l’extraordinaire quantité de temps nécessaire pour définir, développer et approfondir un concept, une idée, une pensée! La rigueur méthodologique, l’effort soutenu de concentration sur un même objet sont si considérables qu’il faut que le corps s’efface pour laisser toute place à l’exercice de la pensée pure.

Pour ma part, je ne pense pas que le corps soit un obstacle à la pensée. Par contre, libérer ce que l’on appelle prosaïquement du « temps de cerveau » demeure un défi quotidien pour toutes les femmes, et davantage lorsqu’elles sont mères. Comme l’indique la philosophe Cynthia Fleury : « La lutte pour récupérer ou reconquérir du temps pour soi est un acte politique majeur. » « Il n’y a pas de possibilité d’individuation si le temps que l’on donne à cheminer vers soi est furtif ou trop rare. » [11]

Malgré le sexisme qui perdure en philosophie [12] et dans les milieux universitaires [13], de nombreuses femmes réfléchissent en ce moment sur l’exclusion, le racisme, la marginalisation, l’oppression, sur le droit des animaux et sur leur statut, sur l’écologie et l’éthique de l’environnement, sur la condition féminine de la théorie des genres à la french theory en passant par l’écoféminisme et l’essentialisme. Les théories s’opposent parfois et s’entrechoquent dans un vigoureux dynamisme qui repousse les limites de ce qui est pensé et qui oblige à approfondir notre connaissance de nombreuses questions qui avaient été négligées jusqu’ici par la philosophie. Gageons que cet important apport des femmes à l’édifice de la philosophie en viendra à modifier en profondeur notre vision du monde et de l’humanité.

 


[1] Virginia Woolf, Un lieu à soi, traduction de Marie Darrieussecq, Éd. Denoël, 2016, p. 30.

[2] Skholè signifie aussi école, c’est-à-dire un lieu pour réfléchir, lire, écrire, étudier, méditer.

[3] Précisons ici que les magazines sont habituellement plus généreux envers les femmes. Un numéro spécial de Bescherelle Culture sur la chronologie de l’histoire de la philosophie qui a été publié en 2016 mentionne sept femmes sur plus d’une centaine d’hommes, dont quatre se situent à l’époque contemporaine (S. Weil, H. Arendt, S. de Beauvoir, É. Butler).

[4] Virginia Woof, op. cit., p. 102-103.

[5] Il y aurait beaucoup à dire sur le fait que durant de nombreux siècles, tout acte de création était réservé aux hommes. Comme si le fait que les femmes puissent mettre des enfants au monde comblait amplement leur part de puissance créatrice.

[6] Si l’on reconnaît aujourd’hui l’existence de femmes philosophes depuis même l’Antiquité, ce n’était pas le cas il y a cinquante ans. Jusqu’à récemment, le titre de philosophe était décerné par un boys club très sélectif. La réhabilitation des femmes dans l’histoire des idées est le résultat de récentes études féministes.

[7] Je m’en voudrais de passer ici sous silence les philosophes, qui, sans s’étendre sur le sujet, ont pris la peine de dénoncer le mauvais sort fait aux femmes par la philosophie, tels Condorcet, Charles Fourier, Auguste Comte, John Stuart Mill, Karl Marx, John Dewey, etc.

[8] Oscar Browming (1837-1923), dans Un lieu à soi, p. 89.

[9] Dreadful Freedom: A Critique of Existentialism en 1948 et Heidegger en 1957.

[10] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, p. 10.

[11] Extraits d’une entrevue donnée à la revue La tribune en 2016. https://acteursdeleconomie.latribune.fr/debats/grands-entretiens/2016-05-12/cynthia-fleury-aimer-c-est-politique.html

[12] https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20130909.OBS6076/etats-unis-le-ras-le-bol-des-femmes-philosophes.html

[13] Émilie Champagne, « Les trous dans le tuyau », Françoise Stéréo, no 8, 2016. https://francoisestereo.ca/les-trous-dans-le-tuyau/