Table rase : Eros & Thanatos au chalet

Table Rase

© Eva-Maude T.C/La ruche Blanche

DJANICE ST-HILAIRE et SIMON ÉTHIER

 Rencontre avec Catherine Chabot du Collectif Chiennes

 

 

Un chalet. Beaucoup d’alcool. Six amies sont rassemblées autour d’une table, comme elles le font depuis toujours… si ce n’est qu’à la fin de cette soirée, seules cinq d’entre elles repartiront construire une nouvelle vie, laissant derrière un passé dont elles ont convenu de faire table rase.

Le Collectif Chiennes, formé de six jeunes actrices issues du Conservatoire d’art dramatique de Montréal, présente à Espace Libre Table rase, sa première création, mise en scène par Brigitte Poupart et produite par Transthéâtre. Après la mise en lecture d’une première version à Zone Homa à l’été 2014, les créatrices nous offrent cette fois un spectacle énergique, drôle et cruel, porteur d’une parole de femmes assumée qu’on rencontre trop rarement sur nos scènes.

Les six comédiennes y interprètent un groupe d’amies de moins de trente ans qui, confrontées à la mort imminente de l’une d’entre elles, s’obligent à faire le point sur leur vie et laisser derrière elles leurs démons. Placé au cœur même de l’action grâce à un dispositif bi-frontal accentuant la sensation de familiarité, le public est alors convié à une bacchanale cruelle où l’angoisse devant la mort est sans cesse défiée par l’évocation brute de la sexualité de chacune.

Résultat de plus de deux ans d’un travail en ateliers chapeautés par Brigitte Poupart, où les six femmes ont repoussé les limites de leur intimité, Table rase frappe par son absence de filtre sur ce qui serait ou non « théâtralisable ». L’expérience féminine s’y dévoile dans toute sa complexité, sans fard, mais avec un évident parti-pris de solidarité. Afin d’approfondir le processus de création du spectacle et d’éclairer son enjeu féministe, Françoise Stéréo a rencontré la comédienne et auteure Catherine Chabot, membre du collectif chargée de l’écriture de la version scénique.

FS : En sortant de la représentation de votre spectacle, il était clair pour nous qu’il fallait que Françoise Stéréo parle de votre show. C’est une voix extrêmement forte qui nous semblait essentielle.

C : Pour nous, que des féministes, des universitaires qui réfléchissent à la cause des femmes s’intéressent à notre show, ça nous touche vraiment. Justement, j’ai fait lire le texte du spectacle à Marie-Claude Garneau; je me disais que ça ne se pouvait pas qu’on monte ce spectacle-là sans que des féministes nous donnent leur avis sur les différents sujets, pour pas commettre d’impairs ou reconduire trop de clichés. On avait le souci de rendre la parole à différentes voix de femmes, à différents points de vue; même si les personnages sont assez archétypaux.

FS : De quelle manière Marie-Claude vous a conseillées?

C : Pour le personnage de Sarah Laurendeau, par exemple : Marie-Claude est venue voir la première version de Table rase, et c’est en échangeant avec elle qu’on a mis le doigt dessus. Elle a dit : « Ouin, mais elle est peut-être ben juste asexuelle. Avez-vous pensé à ça?! » Elle avait tellement raison! J’ai lu sur le sujet après, et je trouvais super important d’exprimer ça aussi, que ça se peut, quelqu’un d’asexuel!

FS : Une chose que les autres personnages ne comprennent pas d’ailleurs.

C : Exactement! « Faut que t’aies des orgasmes, faut que t’aimes ça! » « Non! Ça va! » Pis là, l’autre : « T’es peut-être lesbienne, avoue-le don’! » Non, c’est pas ça du tout!

Dans la construction du spectacle, l’un des aspects les plus frappants s’avère la mise en place d’une logique de simultanéité, et ce autant sur le plan formel que thématique. Alors qu’au Québec, la dramaturgie féministe fait souvent la part belle au soliloque, Table rase privilégie un tout autre mode narratif. Les répliques se coupent, s’entrechoquent; plusieurs conversations se déroulent en parallèle, se rejoignent, se divisent, pour souvent simplement s’effacer au profit d’une nouvelle confidence. La simultanéité des discours expose ainsi la pluralité de l’expérience féminine, et sa constante confrontation au jugement de l’autre. Le spectacle présente « en direct » le regard de femmes sur le vécu d’autres femmes, invitant une rétroaction automatique souvent d’une grande sévérité.

C : Une partie de ça est inconsciente. En fait, le but, c’était aussi de toujours donner la contrepartie d’un discours, de détabouiser chacune des thématiques, de représenter la société et ses multiples points de vue, donc sur un même sujet, les personnages disent : « Moi, je sais pas quoi penser de ça », « Moi, j’suis contre ça », « J’pas certaine, mais j’trouve ça spécial… »

À l’intérieur du cercle d’amies, oui c’est le regard de la femme sur les autres femmes, mais aussi sur elle-même… Et quand on rentre dans ces zones-là, plus intimes, on passe tout de suite à un autre sujet. Quand on parle d’histoires de cul, on rigole… « Cunnilingus! » Par contre, dès qu’on rentre dans quelque chose de plus sérieux… y’a une esquive. C’est automatique, c’est chaud. L’oncle incestueux, l’histoire du viol que mon personnage vit… Hop! On fait une blague avec ça. Parce que ça devient tabou. C’est aussi là que ça devient sensible… et la sensibilité de chacune est sollicitée à différents degrés.

On voulait aussi éviter les chicanes de filles un peu classiques, les histoires de fille qui couche avec le chum de l’autre…

FS : Vous ne vouliez pas de Betty et Veronica!

C : Oui, c’est ça. Exactement!

Dans ce spectacle où seuls des personnages féminins évoluent sous les yeux du spectateur, le regard masculin se voit évacué dans le hors-champ de la sphère privée de chacune des convives, où il continue pourtant de conditionner leur construction identitaire. D’où la nécessité d’objectiver l’ « Homme » afin d’aménager une dynamique de confrontation tout en évitant l’effondrement intérieur. L’Homme en tant qu’objet devient ainsi le tableau interchangeable sur lequel les filles projettent une angoisse latente de la mort qu’elles n’osent ouvertement avouer les unes aux autres.

FS : C’est intéressant parce que souvent dans la création féminine, il est beaucoup question du regard de l’homme sur la femme; c’est une problématique récurrente. Avec vos personnages, c’est plutôt un regard de la femme sur la femme. On évoque le regard des hommes sur elles, mais il n’est pas présent sur scène. C’est l’amant, le chum, le psy que chacune a dans sa propre vie, mais ils sont absents. Mis à part le livreur de pizza!

C : Oui, le livreur! Mais ça c’est un choix clair, conscient. On sait qu’à son arrivée, c’est un moment où on va le confronter sur la mort… Mais on sait pas trop comment. On est sur la corde raide; le seul gars qui arrive, on veut pas être trop dans la séduction avec lui. Notre rapport à lui, c’est plutôt « Si t’as un gun sur la tempe, qu’est-ce tu fais? » C’est notre angoisse de la soirée, notre colère intérieure qui est dirigée contre lui, l’objet « Homme ». Le pauvre gars, c’est sur lui qui ça tombe! Mais on en a trois différents pendant la run, c’est vraiment très drôle! [NDLR : au cours des différentes représentations, plusieurs interprètes se partagent le rôle du livreur de pizza.]

FS : Admettons qu’on reprend la même scène en inversant les genres : six gars saouls dans un chalet isolé, une livreuse de pizza arrive…

C : Ça passerait pas! Haha! Ça devient très… On est dans un autre rapport… de prédation : la fille arrive dans l’enclos des hommes. Alors que nous, on reste inoffensives malgré tout.

FS : Ça en dit quand même beaucoup sur la perception du public et l’interprétation de la parole, des gestes féminins / masculins.

C : La même chose… on aurait peur. Le public serait sous tension. Une fille seule, six gars…

FS : Est-ce que c’est une question que vous vous êtes posée pendant le processus de création? Si on fait ça en tant que fille, comment ça va passer? Est-ce que ce serait perçu différemment si un gars le disait?

C : En fait, c’est de cette idée-là qu’on est parties… On voulait faire un show « viril », un « show de gars » de filles. Dans le dictionnaire, la définition de virilité c’est : courage, force, tempérament, fougue, énergie, puissance… C’est attribué à l’homme!… Pourtant, nous, les femmes, on est tout ça! C’est ce qu’il faut que les gens comprennent : qu’ils aient accès à cette virilité-là qui est sous-exploitée. Pour la femme, on entend : douceur, abnégation, tempérance…

En même temps, les propos de nos personnages ne sont pas exagérés : on parle de sexualité comme ça entre nous, pleinement. Les gens sont pas habitués à ça, surtout les gars! « Tabarouette, OK ça se passe de même, on a accès à quelque chose qu’on méconnaissait! » Quand elles parlent de sexualité, c’est un élément fort, mais la virilité, on la retrouve aussi ailleurs dans le spectacle : dans la force de chacune, dans ce que chacune trimballe avec elle, dans sa présence sur scène…

À certains moments par contre, par exemple quand le personnage de Marie-Noëlle parle de son anorexie, j’pense pas que les filles seraient allées aussi loin si elles ne se retrouvaient pas dans un contexte où elles abandonnent tout, où l’amie va mourir, où tout le monde est sur la corde raide. Mais on essaie quand même d’aller plus loin dans le propos, de dire autre chose que « J’mange pas », d’en parler différemment. Parler de comment ça se passe sexuellement l’anorexie… J’ai réfléchi longtemps là-dessus, en lisant entre autres Michela Marzano : le Dictionnaire du corps, Légère comme un papillon

Mais quand même : quand c’est cru, c’est pas « exagéré », c’est de même que ça se passe dans nos soirées de filles… En tout cas dans les nôtres! (Rires)

FS : Et ce qui est particulier avec cette manière très énergique et libre de parler de sexe, c’est qu’autant c’est drôle et léger, autant ça permet d’aller dans le dark, comme par exemple lorsque ton personnage raconte son « viol ». Pourtant, les histoires de baises de chacune sont déconnectées et décalées de l’histoire principale qui reste sous-jacente et nous revient dans la face dans les dernières minutes du spectacle. Au final, quelqu’un va mourir. Peut-être que c’est ce qui fait qu’elles se tolèrent, qu’elles sont aussi solidaires.

C : Effectivement, c’est probablement elle qui rassemble tout le monde.

FS : Et l’humour gras, le sexe omniprésent, fait qu’on oublie un peu cette histoire-là, même si on sent la tension monter au fur et à mesure que le spectacle avance.

C : Sérieusement, on ne s’attendait pas à ce que ça rit autant! Mais la sexualité, c’est la vie : Eros et Thanatos se côtoient tout le long du spectacle… La sexualité, pour faire rire, faire passer la pilule, pour distraire aussi. À travers l’expression de la sexualité de chacune, on découvre leur rapport au monde, à elles-mêmes, à leurs parents… Par leurs expériences, on voit comment les filles se définissent, et qui elles sont aussi.

FS : Dans votre spectacle, l’univers intime des filles est complètement étalé sur la place publique… Et avec les spectateurs de chaque côté de la scène, on se sent témoins de ce qui se passe, presque voyeurs. Cependant, vous avez choisi que ces six personnages soient anonymes. Y’a comme l’idée de brouiller la frontière entre la fiction et vous, les interprètes…

C : Oui, et entre la fiction et les spectateurs. On voulait que ce soit des vases communicants, que les spectateurs s’identifient à ce qu’ils voient sur scène. Comme pour l’absence de nom : on s’imagine qu’on peut plus se projeter dans l’autre de cette manière-là. Aussi, pour que le spectateur embarque plus : « Ç’tu vrai, ç’tu pas vrai? » Brouiller la frontière pour permettre une confrontation plus directe avec soi-même, ou avec ses propres expériences. Ou avec ce que la personne devant nous vit. Brigitte voulait que ce soit hyperréaliste. On actionne la musique nous-mêmes, on allume les chandelles… pour donner un effet près du Dogme 95, Lars Von Trier…

FS : Le plus féministe des cinéastes.

C : Ah ouin! Ah NON! Hey non, mais. Nymphomaniac… là. Ah non. C’est trois heures de… Ah non. Ça m’a vraiment insultée.

FS : D’ailleurs la naissance du Collectif Chiennes, c’était en réaction à un show de gars, non?

C : Oui, on était ces six amies-là, ensemble, on venait d’aller voir Détruire, nous allons, de Philippe Boutin : un show extérieur avec 30-40 gars sur un espèce de terrain de football… tous habillés en noir… Dans le bus de retour, on s’est dit « OK là, ça va faire! On a envie de s’exprimer, nous aussi. C’est des gars de notre âge; on est nulle part, on se sent pas représentées… il faut qu’on écrive des trucs. » Y’a de bons auteurs qu’on pourrait monter, mais pourquoi pas mettre en scène la génération Y? On en parle dans les médias, mais pas plus que ça.

On voulait au départ faire un show événementiel, peut-être dans un gros club, une performance… on a déliré. Ça s’est vraiment raffiné en ateliers avec Brigitte pendant la résidence au Conservatoire. Au départ, c’était des monologues : sur la maternité, l’inceste, l’anorexie… Je suis ensuite partie avec le matériel des ateliers, nos explorations de personnages, nos révélations. Mais c’est Brigitte qui a amené l’enjeu de la mort assistée : elle a fait le travail de dramaturge, c’est elle qui a donné l’axe dramatique fort au spectacle.

FS : Donc, à la base, vous ne vous sentiez pas représentées…

C : Non, exact. Ben… un peu dans Girls… Y’a quelque chose qui a fait du bien dans cette émission-là, dans l’aspect cru… CRU? Mais pourquoi on dit « cru » dans le fond? C’est pourtant la réalité, la stricte réalité.

Mais c’est ça : « C’est trash! »… Ça me confronte un peu : est-ce que ça l’est? J’pense pas! On représente ce qui se passe autour d’une table, pis justement parce qu’on est des filles, ça devient… dérangeant. Tous les shows d’humoristes se basent là-dessus! « C’est léger, on rit, c’est grand public…» Mais une fille qui prend cette parole-là se fait étiqueter. Ça me dérange beaucoup.

FS : La simultanéité se voit aussi dans la forme : les répliquent se superposent. D’un côté ou de l’autre de la scène, on n’entend pas la même chose. Ça fait très « souper de filles » justement, où des fois tu suis des bouts de conversation, des fois non… On a vraiment l’impression d’être autour de la table avec vous…

C : C’est la mise en scène huppé réaliste qui est faite en ce sens-là.

FS : Est-ce que c’est placé?

C : Oui, c’est écrit en fait; y’a aucune improvisation là-dedans! Quand l’une dit cette réplique-là, l’autre enchaîne : les discussions montent, on y va, on parle plus fort… y’a un point d’orgue, pis là on part sur un autre sujet. Brigitte parle souvent d’un orchestre… de la partition.

FS : À partir de votre matériel initial, comment a-t-elle structuré ça?

C : C’était souvent à l’intérieur du texte… Exemple : si c’est juste deux filles qui parlent de sexe, ça perd de son intérêt… La parole sur la pornographie, on en entend des bribes. Le fait d’overlapper, de parler toutes en même temps, c’était pour dynamiser, rendre ça hyperréaliste. Ça crée le mouvement : y’en a une qui se lève, une qui va fumer, une qui mange… On peut se permettre de brouiller un petit peu le spectateur, parce qu’il a déjà entendu de quoi on parle.

Brigitte a travaillé avec Robert Gravel et le Théâtre Expérimental : leur façon de faire aussi était hyperréaliste, on sent que c’est une héritière. Elle nous a passé ça. Dans l’écriture aussi.

FS : Il y a également eu deux ans de travail en atelier depuis la première idée.

C : Oui, et dans la première version à Zone Homa, y’avait une révolte de plus… C’était vraiment brut, un peu plus adolescent. À un moment donné, on donnait un orgasme à Sarah… mais on ne voulait pas que ce soit magnifié, que ce soit une scène de lesbiennes pour exciter les gens. C’était plus rough. On ne voulait pas que ce soit beau; on voulait des bouts de chair flasque, que ce soit désérotisé.

Après Zone Homa, j’suis partie avec ça. C’est moi qui a consolidé le matériel pour réécrire une version du texte. J’suis partie dix jours chez ma tante en Alberta pour écrire. On a passé la nuit à juste réfléchir à ça. On a dormi trois heures… J’me suis rembarquée sur le texte… Au retour, j’ai fait lire ça aux filles… pis y’a eu plein d’allers-retours. Y’a genre 1 500 versions du texte. On improvise encore chaque soir; on se permet de réagir, de se surprendre entre nous. C’est le mot d’ordre de Brigitte : surprenez-vous!

FS : L’écriture des dialogues est très inspirée de conversations que vous avez eues, que vous avez enregistrées.

C : Les dialogues, c’est directement inspiré de notre vie. J’avais une discussion avec ma coloc cet été : on s’est dit « Crime, on va peut-être arrêter de croire à la fidélité comme on a arrêté de croire en Dieu », et ça été repris textuellement. La discussion sur le couple aussi, c’est une discussion que j’ai eue… L’histoire de baise avec le douche de Québec, c’est une histoire qui m’est arrivée au mois d’avril passé. Tsé! En deux ans, on en a vécu des affaires, on a progressé aussi.

J’aime aussi lire pour m’inspirer, complexifier ma pensée. Dans L’Amour liquideZygmunt Bauman parle des rapports marchands, de la génération « instantanéité », de notre sexualité fluide et d’à quel point les objets électroniques ont changé notre rapport au monde, nos relations. Cioran aussi; y’en a beaucoup dans mon personnage…

FS : Nihilisme autodestructeur…

C : Oui, exactement! J’aime beaucoup cette littérature-là, les pessimistes. Et y’a un peu de Shopenhaeur…

FS : Dans le spectacle, on se réapproprie le corps, la parole. On se fout à poil parce qu’on veut se foutre à poil, on parle de cul parce qu’on le veut.

C : Oui, y’a une réappropriation. Comme le fait d’être juste des filles sur la production, la technique. Brigitte fait le choix de s’entourer de femmes dans son travail…

Ma mère a vu le spectacle l’été dernier. J’pense que ça lui a fait du bien, comme un espoir pour notre génération : pouvoir affirmer ces choses-là, prendre place, sans pudeur. Elle était ébranlée, mais en même temps, c’est l’fun. Ça peut choquer, mais dans le bon sens du terme : de voir qu’au théâtre, on est capable d’aller là.

En même temps, on parle de nous-mêmes, pas de toutes les filles de notre génération. On parle d’une certaine génération, blanche et privilégiée, dans l’axe QS « Villeray-Rosemont-Plateau-Centre-Sud ». (Rires) On fait du théâtre, on a le luxe d’être des créatrices, de faire des spectacles. Tout ça, c’est du gros luxe. C’est une chance, faut la saisir. Et Brigitte et Transthéâtre nous l’ont donné!

FS : On sent parfois que dans la mouvance féministe, un certain clivage tend à s’installer entre les générations, les différentes écoles. Certaines formes de revendication plus radicales comme les Pussy Riot ou le sextrémisme des Femen, sont durement critiqués. L’esthétique de votre spectacle semble s’inscrire dans cette lignée de féminisme plus performatif qu’intellectualisant…

C : Je suis allée au parc Laurier voir une représentation du documentaire Pussy Riot, une prière punk. Une féministe radicale et la fille des Femen se sont mises à s’engueuler… Je me disais « Cou don’, les filles! On se divise entre nous… » Y’a un milliard de branches de féminisme… l’étendue est vaste!On peut penser ce qu’on veut des Femen, mais oui, y’a quelque chose qui peut s’apparenter à ça dans le spectacle : le genre d’exubérance, le truc un peu punk, prendre parole par la force. Certaines d’entre nous on un passé de punkette… Y’a une révolte qui est latente dans tout ça : faut trouver un canal pour que passe cette force-là, cette puissance-là. Y’a ce désir en tout cas de prendre parole, pis ça se manifeste comme ça.

FS : Nous ne sommes pas toutes des Simone de Beauvoir; y’a quand même d’autres manières de prendre parole…

C : Faut pas se discréditer entre nous; le spectre « politique » est large. C’est facile d’être méprisante, de tomber dans le jugement.

FS : Est-ce que tu as l’impression que comme créatrice, l’étiquette féministe est encore difficile à porter?

C : Oui, et je ne comprends pas! Celles qui ne le sont pas ne savent pas ce que le mot « féministe » implique. Il faut ignorer la définition du mot pour ne pas l’être.

FS : D’ailleurs, c’est une question qu’on pose tout le temps aux filles, mais presque jamais aux gars…

C : Pour ma pièce Dans le champ amoureux [1], aussi mise en scène par Brigitte, on m’a demandé si je faisais du théâtre féministe. Ça m’a un peu fait chier… J’ai une contradiction à l’intérieur de moi. Oui, je suis féministe, mes amies le sont. Mais ce n’est pas parce qu’une fille écrit qu’on peut automatiquement ranger ça là-dedans… Si un gars écrit, est-ce que c’est du théâtre masculiniste? Un « théâtre de gars », on va-tu dire ça? Non! Dès qu’une femme écrit, on va la catégoriser. Est-ce qu’on ne peut pas être un humain qui écrit? Après ça, les enjeux, les dynamiques, le contexte, l’histoire… on l’analysera, pis on réfléchira.

C’est un double standard : associer le théâtre écrit par des femmes au féminisme directement, c’est le mettre sur une petite voie à côté… Je suis féministe! Je veux que ce que je fais soit du théâtre féministe… En même temps, ça me dérange. Ça veut dire qu’on n’a pas atteint l’égalité.

 

L’écosystème dans lequel évoluent les actrices semble en effet considérer avec suspicion toute velléité revendicatrice trop affirmée. En entrevue préparatoire, Brigitte Poupart soulignait d’ailleurs le peu de disponibilité des espaces théâtraux pour la création féminine, particulièrement en ce qui a trait aux metteures en scène [2]. Catherine se montre tout aussi sévère : « C’est un milieu de droite! Ça, écrivez-le! ». Un milieu qui cultive les relations intéressées, une forme de marchandage de sa propre personne, et où la réussite personnelle dépend souvent moins du talent ou de l’effort que de la capacité à courir les premières et autres événements.

 

FS : Dans le monde du théâtre, s’affirmer féministe, c’est quand même quelque chose de très connoté.

C : Oui. Pourquoi on n’a pas le courage d’être ce qu’on est? Pourquoi on n’a pas confiance en nous? Y’a un manque, une équité qui n’existe pas.

FS : En même temps, votre spectacle n’est pas à proprement parlé « revendicateur ». Il ne blâme pas un « oppresseur » dont il faudrait se libérer. Vous ne revendiquez pas la parole, vous la prenez. Vous vous accordez le droit de crier haut et fort. Sans jugement moral ou de valeur sur les comportements des personnages.

C : Non, on n’est pas dans l’agit-prop! On a toujours la contrepartie, on voulait suspendre ce jugement-là. C’est volontaire. C’est important pour moi. Les gens dans la salle, s’ils ont couché avec leur cousin toute leur adolescence, ben on ne veut pas qu’ils se fassent dire qu’ils sont des mardes. Parce que c’est pas vrai, c’est plus complexe que ça… On est des êtres faits d’un milliard d’affaires, pis oui, c’est vrai qu’on peut se masturber en pensant à des affaires tristes. (Rires) Ça existe.

FS : Et dans le spectacle, les seules personnes qui se permettent de juger l’autre sévèrement, au bout du compte, ce sont aussi les plus solidaires.

C : C’est aussi ça, le coeur du show : la solidarité féminine. Ce besoin de se retrouver ensemble, malgré tout, de pouvoir s’abandonner à cet amour inconditionnel qu’on a l’une pour l’autre. On aimerait que ça marche de même dans le monde, qu’on se rencontre…

 

TABLE RASE
Une création de Transthéâtre & Collectif Chiennes

Mise en scène
Brigitte Poupart

Texte
Catherine Chabot avec la collaboration de Brigitte Poupart et Collectif Chiennes

Interprétation
Vicky Bertrand, Marie-Anick Blais, Catherine Chabot
Rose-Anne Déry, Sarah Laurendeau & Marie-Noëlle Voisin

À Espace libre | Jusqu’au 5 décembre

Une discussion féministe avec les artistes et invités suivra la représentation du 3 décembre.


 

[1] Mise en lecture à Zone Homa le 19 août 2015. Ce texte valut à Catherine Chabot le Prix du CEAD 2015.

[2] Brassard, Gabrielle (11 nov. 2015 « Lentement la creation – entrevue avec Brigitte Poupart pour Table rase » https://www.montheatre.qc.ca/espace/?p=2011