Symphonies féministes sur la colère
MARIE-ANNE CASSELOT
Hélène Pedneault affirme, dans sa rafraîchissante Apologie de la colère des femmes, « la colère peut être stérilisante; l’indignation, féconde[i] ». Car l’indignation « organise la colère, oriente son feu, le documente, jette les cris inutiles aux vidanges, et donne du souffle seulement aux colères qui sont facteurs de changement ». Dans l’indignation, la colère s’additionne à celles des autres, devient collective, devient « utile ». Or, l’opposition entre l’indignation et la colère est-elle aussi simple que la dépeint Pedneault?
Dans la même veine, la poétesse féministe Audre Lorde avance que la colère est chargée d’énergie et d’information; il faut savoir la déchiffrer et la reconnaître, dans le contexte raciste, hétérosexiste et patriarcal. Pour Lorde, les femmes racisées américaines ont grandi et survécu parce qu’elles ont su orchestrer leur fureur en une symphonie de colère[1]; organisée, la colère permet d’avancer, cacophonique, elle détruit. Selon Lorde, toute femme contient en elle un « arsenal de colère » potentiellement utile pour combattre les oppressions vécues sur le plan personnel et institutionnel. La métaphore de symphonie confère un aspect sonore autant que structurel à la colère des femmes. La colère s’exprime parfois bruyamment, contenant en elle une palette diversifiée d’émotions, et elle appartient au domaine du langage. Ensuite, une symphonie a une structure complexe de mouvements joints ou disjoints joués par plusieurs instruments d’un orchestre symphonique. Un peu à l’image d’une symphonie, comment le mouvement féministe québécois entend et structure ses colères féministes?
Enfin, Pedneault et Lorde proposent l’idée d’une colère féministe « utile », idée qui ouvre sur des questions philosophiques intéressantes : à qui cette colère utile devrait-elle servir? Quelle colère féministe est entendue dans l’espace public? Existe-t-il une colère inutile? Si oui, est-elle vraiment nocive pour les féminismes?
Quelle colère féministe?
La colère est, selon le Larousse, « un état affectif violent et passager, résultant du sentiment d’une agression, d’un désagrément traduisant un vif mécontentement et accompagné de réactions brutales ». Il ne faut pas confondre la colère avec la haine, cette dernière étant un « sentiment de profonde antipathie ou d’aversion pour quelqu’un ou quelque chose ». La colère peut être perçue comme menaçante, car son intensité peut potentiellement détruire le lien social, l’appartenance à un groupe, bref, elle est elle-même vectrice de discorde. Les paramètres de l’expression de la colère sont très étroits : qui l’exprime? Sur quoi cette colère s’exprime-t-elle? Est-elle exprimée de façon constructive?
L’indignation est plutôt perçue comme un sentiment plus « noble » que la colère, car elle renvoie à un souhait vers le renouveau, vers le changement. L’indignation est politique dans sa définition même, car elle est liée à la révolte et à la dignité. L’indignation survient lorsqu’on juge qu’une situation est injuste, qu’elle porte atteinte à la dignité d’un groupe ou d’une individue, ou encore lorsqu’il y a inégalité sociale. L’indignation est un affect populaire chez les militant.e.s, car elle est le moteur de l’action collective.
La philosophe féministe Alison Jaggar met de l’avant le concept des émotions interdites ou illégales (« outlaw emotions »); elles sont des émotions incompatibles avec les discours et les valeurs dominants, mais elles sont porteuses de conceptions alternatives de la réalité. Ces émotions sont « illégales », car elles perturbent l’« hégémonie émotionnelle » de la société conservatrice contemporaine. Selon Jaggar, toute société établit une hiérarchie de réponses émotionnelles appropriées pour plusieurs situations : au jour de l’An, on se doit d’être festif et heureux tandis qu’à des funérailles, la joie est perçue comme déplacée, ou encore le rire est de mise pour être accepté dans un groupe donné, mais lorsqu’il est un « rire jaune », il peut être menaçant. (Combien de fois les féministes se font-elles dire qu’elles n’ont pas d’humour?)
Les normes sociales sont intégrées à même les réactions émotionnelles. Apprendre à réagir de façon émotionnellement appropriée fait partie de l’éducation et de la socialisation d’une individue; nous « absorbons les standards et valeurs de notre société dans le processus même de l’apprentissage du langage émotionnel, et ces standards et valeurs sont construits à même la fondation de notre constitution émotionnelle[ii] ». L’apprentissage émotionnel durant la socialisation reproduit le système dominant, nous dit Jaggar, et c’est pourquoi réagir de façon discordante irait à l’encontre des valeurs dominantes – notre socialisation émotionnelle ne nous entraînerait pas à avoir des émotions féministes, bien au contraire, elle nous découragerait à en ressentir de prime abord.
Qu’est-ce qu’une émotion féministe? Jaggar définit une émotion étant spécifiquement féministe si et seulement si elle incorpore des valeurs et perceptions féministes[iii]. À propos de la colère féministe, Jaggar en parle en termes individuels :
For example, anger becomes feminist anger when it involves the perception that the persistent importuning endured by one women is a single instance of a widespread pattern of sexual harassment, and pride becomes feminist pride when it is evoked by realizing that a certain person’s achievement was possible only because that individual overcame specifically gendered obstacles to success[iv].
La colère devient féministe lorsque son objet est une situation spécifiquement sexiste et genrée. Dans l’exemple donné par Jaggar, il était question de harcèlement sexuel vécu par une individue, mais ces « émotions illégales » deviennent politiques lorsqu’elles sont partagées par plusieurs. Lorsqu’elles sont collectives, elles peuvent enrichir notre connaissance et notre vision du monde. Selon Jaggar, ce sont les personnes opprimées qui expérimentent le plus souvent ces « émotions illégales », car leur situation sociale les empêche de ressentir les émotions convenables lorsqu’elles sont en situation de survie, sous la coupe de multiples structures oppressives. Les émotions appropriées maintiennent et reproduisent le statu quo – les émotions illégales permettraient un positionnement radical vis-à-vis des structures oppressives et, ultimement, une meilleure connaissance critique de l’oppression.
Les rythmes de la colère des femmes selon Audre Lorde
L’argument épistémologique de Jaggar diffère du portrait que fait Audre Lorde de la colère par rapport au racisme : « Anger is an appropriate reaction to racist attitudes, as is fury when the actions arising from those attitudes do not change[v] .» En effet, dans The Uses of Anger : Women Responding to Racism, Lorde aborde de façon frontale la colère qu’elle a ressentie par rapport à l’ignorance raciste et l’aveuglement volontaire des femmes blanches majoritaires dans le mouvement féministe américain des années 1960-1970. Ne souhaitant pas discuter de sa colère de façon théorique, elle utilise ces situations à la fois pour déconstruire la peur de la colère et, surtout, pour militer pour une plus grande compréhension et reconnaissance de la colère des femmes noires vis-à-vis du racisme des femmes/féministes blanches. Pour Lorde, toute discussion entre femmes sur le racisme devrait inclure la reconnaissance de la colère, car elle est une émotion utile et énergique.
Lorde considère que la colère est bien différente de la haine. La haine est une habitude émotionnelle ou une attitude dans laquelle l’aversion est associée avec la mauvaise volonté, tandis que la colère est un mécontentement passionné, potentiellement excessif ou déplacé, mais pas nécessairement nuisible[vi]. La colère, quant à elle, serait constituée par de multiples distorsions entre des pairs et son objet serait le changement[vii]. Pour Lorde, nous pouvons utiliser la colère à des fins de libération radicale, de changement et de progrès, tandis que la haine ne promeut que la destruction : « Anger, used, does not destroy. Hatred does[viii]. »
La colère détruit si et seulement si les femmes se résignent à l’impuissance. Afin de ne pas sombrer dans l’impuissance, les femmes doivent se faire face dans leurs colères respectives :
[…] for Black women and white women to face each other’s angers without denial or immobility or silence or guilt is in itself a heretical and generative idea. It implies peers meeting upon a common basis to examine difference, and to alter those distortions which history has created around our difference. For it is those distortions which separate us. And we must ask ourselves: Who profits from all this[ix]?
Pour qu’une réelle discussion sur le racisme puisse avoir lieu entre les femmes noires et les femmes blanches, le silence, l’immobilité, la culpabilité et la dénégation doivent disparaître. Une base commune doit être établie afin de permettre d’examiner les différences et les distorsions entre les femmes. L’expression de la colère, dans ce sens, est bénéfique, car elle est un « acte de clarification et de libération » essentiel à toute solidarité : c’est dans le but de nous expliquer nos distorsions et nos différences que nous devons apprendre à faire face à la colère antiraciste. Spécifiquement, c’est dans le processus pénible de la traduction de la colère en actions concrètes que nous pouvons distinguer nos allié.e.s (avec qui nous avons des différences importantes) de nos réel.le.s ennemi.e.s [x]. Comment traduire la colère, peut-on demander à Lorde?
D’abord, l’écoute :
It is not the anger of other women that will destroy us but our refusals to stand still, to listen to its rhythms, to learn within it, to move beyond the manner of presentation to the substance, to tap that anger as an important source of empowerment[xi].
Lorde nous exhorte à faire une pause pour écouter la colère multiple des femmes, écouter ses rythmes de l’intérieur, pour ensuite la transformer en source de puissance. Pour une meilleure écoute, il va sans dire que le fond est plus important que la forme; peu importe la manière dont la colère s’exprime, incendiaire ou posée, il faut viser le noyau significatif, l’objet de la colère.
Puis, la précision – la colère ne sera pas destructive si elle est articulée avec précision, bref il faut aller au-delà des pièges tendus par les lieux communs et les stéréotypes. Éviter la colère, c’est se priver d’informations essentielles sur l’autre, c’est s’empêcher de connaître quelle utilité notre colère pourrait avoir pour nous[xii].
Finalement, c’est dans les différences et les distorsions que se trouvent la créativité et la force :
But the strength of women lies in differences between us as creative, and in standing to those distortions which we inherited without blame, but which are now ours to alter. The angers of women can transform difference through insight into power. For anger between peers births change, not destruction, and the discomfort and sense of loss it often causes is not fatal, but a sign of growth.
C’est dans les différentes colères des femmes que ces dernières peuvent transformer la différence en puissance, car les colères entre les pairs donnent naissance à du changement : l’inconfort et le sentiment de perte sont des signes de croissance et d’évolution. Enfin, éviter la culpabilité est crucial, car elle ne résout pratiquement rien.
I cannot hide my anger to spare you guilt, nor hurt feelings, nor answering anger; for to do so insults and trivializes all our efforts. Guilt is not a response to anger; it is a response to one’s own actions or lack of action. If it leads to change then it can be useful, since it is then no longer guilt but the beginning of knowledge.
La seule instance où la culpabilité peut être utile est lorsqu’elle génère un changement d’attitude sincère – là se trouve le début de la connaissance authentique des circonstances de l’autre. Sans cela, la culpabilité ne mène à rien, elle est tout simplement une réponse émotionnelle à des actions, ou à l’absence d’actions dans certains cas. La culpabilité est insultante lorsqu’elle immobilise et aveugle; elle ne délégitime pas la colère, ni ne peut lui répondre. La culpabilité contourne la colère, l’évite afin de la taire, de l’exclure du domaine du langage.
Rage transgenre, affect queer?
De son côté, Susan Stryker met de l’avant l’idée d’une « rage transgenre » comme une « fureur queer » répondant aux conditions hostiles d’exclusion et d’oppression de la part d’une société transphobe obsédée par la binarité du genre. La rage transgenre de Stryker réagit à une société refusant la possibilité même que l’identité puisse être plus complexe que la binarité homme-femme. Cette rage devient spécifiquement transgenre lorsqu’elle échoue à remplir les normes de la corporalité genrée : «This primary rage becomes specifically transgender rage when the inability to foreclose the subject occurs through a failure to satisfy norms of gendered embodiment[xiii]. »
Cette rage transgenre est une réponse émotionnelle primaire, dans la mesure où elle est première, primordiale : elle explose par rapport à la haine transphobique. La rage transgenre est un affect réapproprié par et pour les personnes transgenres afin de survivre à la binarité stricte du genre et des conditions de vie hostiles à leur identité. La rage transgenre de Stryker est primordiale, car elle permet à la personne trans de s’établir comme sujet dans l’ordre symbolique, et ce, grâce à l’ambiguïté de sa corporalité. Stryker établit que la rage transgenre est générée par la position instable du sujet trans dans un contexte discursif qui exige du sujet trans une explication simple, réductrice, de sa subjectivité en lien avec sa corporalité :
The rage itself is generated by the subject’s situation in a field governed by the unstable but indissoluble relationship between language and materiality, a situation in which language organizes and brings into signification matter that simultaneously eludes definitive representation and demands its own perpetual rearticulation in symbolic terms[xiv].
L’instabilité du sujet trans pourtant échappe à toute représentation fixe et demande une constante réarticulation, faisant fi des normes genrées de l’identité. Ainsi, la rage transgenre est une rage vitale puisqu’elle permet à la personne trans d’avoir le contrôle sur l’établissement de son identité :
Rage
gives me back my body
as its own fluid medium.
[…]
Rage throws me back at last
into this mundane reality
in this transfigured flesh
that aligns me with the power of my Being[xv].
Notons par ailleurs que la rage transgenre de Stryker n’est pas sans rappeler la colère queer du Queer Nation Manifesto :
Let yourself be angry that the price for visibility is the constant threat of violence, anti-queer violence to which practically every segment of this society contributes. Let yourself feel angry that there is no place in this country where we are safe, no place where we are not targeted for hatred and attack, the self-hatred, the suicide – of the closet[xvi].
Tout comme le fait Stryker quelques années plus tard, le Queer Nation Manifesto exhorte les queers à se réapproprier et à embrasser leur colère afin de remettre en question et mettre à mal l’homophobie rampante de la société américaine des années 90. Dans le contexte du backlash homophobe entourant l’épidémie du SIDA, ce manifeste appelle à une colère queer légitime contre l’insécurité chronique et l’homophobie, le prix de la visibilité queer. Dans un contexte de précarité et de violence, d’attaques homophobes et transphobes, la colère et la rage sont des exutoires permettant d’ébranler les bases conservatrices de la société, mais elles incarnent aussi le levier de contrôle des sujets queers et trans sur leur subjectivité, sur leur identité.
Vitale colère
La colère queer et la rage transgenre sont plus que nécessaires à la survie des sujets queers et trans : elles sont vitales. Notons que Lorde et Stryker associent la rage et la colère à des métaphores corporelles, renforçant ainsi le lien entre la survie du sujet et son expérience intime de ces affects importants :
I know the anger that lies inside of me like I know the beat of my heart and the taste of my spit. It is easier to be angry than to hurt. Anger is what I do best. It is easier to be furious than to be yearning. – Lorde[xvii]
Rage colors me as it presses in through the pores of my skin, soaking in until it becomes the blood that courses through my beating heart. It is a rage bred by the necessity of existing in external circumstances that work against my survival. – Stryker [xviii]
Lorde connaît sa colère aussi bien que les battements de son cœur et le goût de son propre crachat. Chez Stryker, la rage transgenre se presse à travers les pores de sa peau, trempe dans son organisme jusqu’à en devenir le sang qui traverse son cœur battant. Ces métaphores corporelles similaires entre les deux auteures laissent envisager l’intimité de cette colère, sa nécessité pour l’existence – ce sont des émotions dont elles ne peuvent se passer sans risquer l’annihilation. Ces affects ont pratiquement les mêmes fonctions que les organes vitaux, le cœur chez Lorde et le sang qui nourrit le cœur chez Stryker. C’est pourquoi Lorde et Stryker tiennent à leur colère et à leur rage : elles leur permettent de continuer à naviguer tant bien que mal dans les eaux patriarcales les engloutissant.
Enfin, dans son texte-performance, Stryker incorpore un poème sur sa rage qu’elle termine sur cette note : « In birthing my rage / Rage rebirthed me[xix] ». La colère est renaissance, elle insuffle un souffle vital permettant à l’organisme de survivre, à la subjectivité d’éclore.
Stryker discute ici de sa renaissance symbolique : l’idée de naissance de la colère renvoie à l’affirmation de Pedneault comme quoi la colère est stérile et l’indignation féconde. Cette opposition entre stérilité et fécondité transmet un sens positif à ce qui est fécond : la colère « constructive » se transformera en indignation utile. Cette métaphore génératrice renvoie à la colère acceptable comme étant la colère « active », se transformant en action collective, établissant ainsi, par l’opposition entre stérilité et fécondité, le critère moral d’une bonne colère féministe acceptable dans l’espace public. Toutefois le sens positif connotant la « fécondité » de la colère est problématique pour un discours féministe : peut-on sortir d’une trame narrative reproductive pour discuter d’un affect, ici la colère, qui n’a de prime abord rien à voir avec la reproduction? Il se dessine une hiérarchie hétérosexiste entre la qualité des deux affects : la valeur positive est associée à la fécondité, excluant ce qui est stérile. Dans la mesure où la rage transgenre et la colère queer appartiennent à des groupes résistant à l’hétéronormativité, notamment à l’injonction de la procréation, il serait dangereux de qualifier de stériles certains types de colère. Il faut choisir nos métaphores prudemment afin d’être inclusives : certain.e.s penseur.e.s (queers, mais pas seulement) – comme Lee Edelman – se revendiquent de la stérilité symbolique!
Cela dit, autant pour Jaggar, Lorde et Stryker, la colère, l’indignation et la rage ont une utilité sociale. Jaggar soutient que les émotions doivent être prises en compte dans notre connaissance du monde, et que les émotions subversives permettent d’ébranler le statu quo. Lorde discute de la colère comme d’un outil efficace afin de rassembler les femmes et les féministes afin de faire face au racisme, qui permet aussi d’ouvrir le dialogue entre les femmes blanches et les femmes noires. Stryker présente sa rage transgenre comme une rage vitale afin d’établir l’identité trans à l’extérieur de la binarité de genre. Toutes ces colères sont utiles et d’une certaine façon génératrices : pour la connaissance (l’épistémologie), pour la solidarité féministe, pour l’identité. Or, qualifier la colère d’utile revient à la quantifier selon l’efficacité de son « produit », de ce qu’elle génère pour le changement social. Mais alors, qu’en est-il des colères inutiles? De celles que l’on refuse d’entendre?
Être une féministe killjoy : l’inutilité de la colère?
« C’est de plain-pied qu’elle entre avec son cri », disait l’écrivaine Josée Yvon dans les Danseuses-Mamelouks. Défoncer, hurler, crier – ici, la colère n’est pas harmonieuse, elle est cacophonique.
La dichotomie utile-inutile ne permet pas d’embrasser l’ensemble des tonalités des colères des femmes, des colères féministes : si Lorde et Pedneault nous font apprivoiser celles que l’on peut « ordonner » avec précision, dont on peut « orienter le feu » à des fins de justice sociale, elles n’évoquent pas ces autres colères, qui, n’entrant pas dans la sphère de l’utilité, n’en existent pas moins les inconfortables, les réfléchies, les impulsives, les méchantes, voire les colères haineuses.
La philosophe Sara Ahmed inspire des pistes de réflexion avec sa figure de la feminist killjoy (féministe rabat-joie en français). Par définition, quelqu’un de rabat-joie étouffe le bonheur ou la joie des autres, et les rend inconfortables et tendus. La féministe killjoy est une trouble-fête créant le malaise à la table autour du repas familial. Pour Ahmed, créer le malaise veut dire l’incarner. C’est devenir et représenter le malaise, en être la source :
to refuse the place in which you are placed is to be seen as causing trouble, as making others uncomfortable. There is a political struggle about how we attribute good and bad feelings, which hesitates around the apparently simple question of who introduces what feelings to whom[xx].
Qui introduit la colère « inutile » est perçue comme créant de la chicane et cela est éminemment politique pour Ahmed. Critiquant l’hégémonie du bonheur comme une norme hétérosexiste et raciste, Ahmed veut relire l’affect négatif du malaise produit par la féministe killjoy comme un affect intrinsèquement politique refusant les structures oppressives qui cimentent l’espace public. Les féministes ne se sont jamais contentées d’être bêtement heureuses du statu quo. Au contraire, elles ont été, et sont toujours, fâchées, indignées, affectées, en colère, à propos des multiples oppressions qu’elles subissent. La figure de la féministe killjoy sabote le bonheur du statu quo tranquille, bienveillant et opprimant.
Les féministes ont historiquement toujours incarné le malaise – au lieu d’essayer d’échapper à la négativité de la posture féministe, Ahmed appelle plutôt à l’embrasser, à repenser notre compréhension des sentiments négatifs :
We might need to attend to bad feelings not in order to overcome them, but to learn by how we are affected by what comes near, which means achieving a different relationship to all our wanted and unwanted feelings as a political as well as life resource[xxi].
Dans la même veine qu’Audre Lorde, Ahmed considère qu’il faut écouter nos sentiments négatifs, non pas dans le but de les dépasser, mais d’apprendre à transformer notre relation par rapport aux sentiments voulus et ceux qui ne le sont pas. Ahmed rejoint aussi Alison Jaggar lorsqu’elle discute comment les sentiments et les émotions sont intimement liés aux structures sociales :
It matters how we think about feeling. Feelings are how structures become affective; how we are “impressed upon” in our encounters with others; how we are impressed differently, affected differently, by what we come up against[xxii].
Ainsi, Ahmed considère qu’une colère « brute » a le mérite de déranger, de troubler les limites de l’acceptable, et ce, même à l’intérieur des cercles féministes. Les sentiments négatifs tels que le malaise, la frustration et la colère sont littéralement le ressenti de l’oppression, de la posture opprimée qui dérange les dominants. Les affects que nous ressentons, avant même de produire quoi que ce soit, doivent être scrutés afin de comprendre comment ils sont le produit des normes sociales dominantes.
Le ton et la respectabilité
Quels sont les critères de la colère féministe acceptable au sein du mouvement féministe québécois actuel? Et plus globalement, dans l’espace public?
Exprimer un coup de gueule dans l’espace public (et virtuel de nos jours) a toujours été une affaire risquée pour les femmes : moquerie sexiste, attaques dégradantes, menaces de mort, alouette! Le risque est aussi présent lorsqu’une colère antiraciste ou queer se fait entendre de façon virulente. À l’intérieur des groupes « de gauche » et progressistes, l’appel à l’unité est souvent brandi automatiquement lorsqu’une parole « dissidente » s’élève afin de remettre en question les pratiques internes d’un groupe. Par exemple, les féministes membres du Comité Femmes-GGI ont subi un backlash énorme lorsqu’elles ont dénoncé le financement de la CLASSE par certains humoristes à l’humour sexiste et raciste de la Coalition des humoristes indignés. L’accusation de division servait à faire taire ces féministes – et par le même geste, empêcher l’autocritique – et à miner leur crédibilité en public.
La légitimité d’une colère féministe s’articule autour des critères du ton, ou « contrôle du ton » (traduit de l’anglais tone policing) et de la respectabilité (respectability politics) : ce sont deux éléments qui définiront ultérieurement l’utilité de cette colère à même les espaces de prise de parole féministes, et plus généralement dans l’espace public. Ces deux éléments donnent des indices aussi sur la position sociale de la personne exprimant ladite colère féministe : sa classe sociale, son éducation, sa personnalité, sa culture, sa socialisation, bref, tout le spectre du privilège ou de l’absence de celui-ci se dévoile dans la manière dont une parole est entendue ou rejetée.
Théorisées par les féministes noires, les questions du ton et de la respectabilité sont cruciales pour comprendre comment s’articule le privilège blanc de la parole entendue dans l’espace public. D’ailleurs, le milieu féministe n’échappe pas à ce même privilège : les féministes québécoises entendues dans l’espace public sont le plus souvent de classe moyenne, Blanches et éduquées. Celles qui « passent bien » sont généralement celles qui ont la colère « acceptable » et « utile », car elles sont indignées « de la bonne façon ». La question du contrôle du ton dans l’expression d’idées féministes ou antiracistes va de pair avec la question de la respectabilité. La blogueuse française Mrs. Rootdéfinit l’argument du ton comme un « appel à la politesse ou au calme dans un débat sur le féminisme » exprimant un « rapport de force entre les discours ». Ainsi,
le tone policing réside donc dans tout moyen de minimiser, d’invisibiliser ou de déformer la parole d’une minorité. Selon les oppressions, la visibilité de la parole change. Quand une personne exprime son vécu en tant que victime d’un système oppressif, lui dire qu’elle exagère est une manière d’apposer une valeur à son discours, de le minimiser.
L’argument du ton se résumerait donc à adapter sa tonalité pour exprimer un argument de façon polie et posée afin de ne pas choquer son interlocutrice. L’injonction au calme dans l’appel à contrôler son ton est donc une tactique de contrôle elle-même, car elle impose un critère d’acceptabilité prédéfinie par le discours dominant.
Ensuite, la politique de la respectabilité est un concept développé par les féministes noires depuis la fin du 19e siècle – début du 20e et par la suite conjointement avec le mouvement des droits civiques des années 1960 et 1970. Ms. Dreydful, une autre blogueuse féministe française, établit que la politique de la respectabilité est constituée de toutes les « règles que toute personne non blanche devrait suivre pour être considérée comme humaine, du point de vue blanc ». Ce sont des règles culturelles, propres à certaines régions et pays, mais qui ont le même but d’établir la blancheur comme critère de normalité et d’acceptabilité sociale. Ces règles renvoient à l’apparence physique, les habitudes vestimentaires et culturelles, ainsi qu’au comportement respectable à entretenir afin d’appartenir au groupe « normal », c’est-à-dire se conformer aux règles des Blanc.he.s. Autrement dit, la politique de respectabilité est « un outil raciste permettant aux communautés non blanches de se blâmer elles-mêmes pour le racisme subi, lorsqu’elles ne se conforment pas à la normalité blanche ». C’est un outil d’intériorisation du racisme, délestant les réels oppresseurs (les Blanc.he.s) de la responsabilité du racisme, « puisque les racisé-e-s ne sont pas capables de se comporter comme eux ».
Les féministes noires ont subi les conséquences de ne pas « avoir le bon ton » ni le « bon comportement », et ce, dans la société en général, mais aussi dans les milieux féministes, dominés par les femmes blanches, et dans les milieux antiracistes, dominés par les hommes noirs. On pourrait rajouter que l’apprentissage de la politique de respectabilité dénote la classe et l’éducation d’une individue : chaque classe sociale a ses « normes implicites » de comportements à laquelle il faut souscrire afin de faire partie du groupe et il y a risque d’être exclue si on ne s’y conforme pas. Le référent de la blancheur est compris comme la classe « raciale » dominante et définissant la normalité, c’est-à-dire définissant les paramètres de la reconnaissance comme sujet.
Sois aimable et exprime-toi gentiment : exemples québécois
Dans le contexte québécois, la question du blackface démontre bien comment la communauté journalistique et culturelle balaie du revers de la main des accusations de racisme. Principalement, les arguments principaux sont les suivants : que le Québec n’a pas eu d’esclavage institutionnalisé comme aux États-Unis (ce qui est faux), que l’intention des artistes n’est pas malveillante, que l’on devrait pouvoir rire de tout sans « censure » et que le blackface ne fait pas partie des référents culturels québécois. La chroniqueuse Rachel Décoste résume clairement comment le blackface est traité au Québec.
En 2013, l’échange houleux entre les chroniqueuses Judith Lussier et Nydia Dauphin à propos du blackface de Mario Jean au Gala Les Olivierse termine en mise en demeure vis-à-vis de Lussier. L’indignation de Dauphin est ridiculisée par une multitude de journalistes québécois parce qu’elle serait supposément « importée des États-Unis » (comme si le Québec était au-delà du racisme…) et parce que sa mise en demeure serait injustifiée. Il ne s’agit pas ici d’évaluer le geste judiciaire posé par Dauphin, mais bien d’analyser comment son billet a été traité comme du Québec bashing (donc n’appartenant pas de plein droit à la communauté journalistique et culturelle québécoise), établissant implicitement que Dauphin était à l’extérieur des normes d’appréciation culturelle de l’humour québécois. La « normalité » de la critique culturelle québécoise admettrait peut-être qu’on qualifie le blackface de « mauvais goût », mais l’accusation de racisme reste « exagérée », après tout, un Blanc qui se peinture le visage en noir est perçu comme un comportement acceptable au sein de la communauté artistique québécoise. Dauphin déroge donc à la politique de respectabilité en dénonçant le blackface et exprimant une émotion « interdite » (on se rappelle Jaggar) et déstabilisante pour cette communauté homogène.
Plus récemment, lors de la controverse entourant l’inclusion d’un blackface dans une pièce de théâtre au Théâtre du Rideau Vert, le chroniqueur Marc Cassivi enjoint les Québécois.e.s à réfléchir sérieusement à la question du blackface, à ne pas y rester indifférent.e.s et à ne plus banaliser cette pratique « à connotation raciste ». Cassivi remarque que « Diversité artistique Montréal a été ridiculisée »; l’organisme voulant entamer un dialogue sur la diversité avec le Théâtre du Rideau Vert a subi les attaques de la communauté artistique sans même être pris au sérieux. De plus, à la suite de cette controverse, Lussier revient sur sa position : elle admet ses propres résistances par rapport au blackface et reconnaît que le blackface « humilie, rappelle les inégalités persistantes, ravive des blessures, et ce, peu importe les intentions qui le sous-tendent ».
Or, Cassivi et Lussier, lorsqu’illes « reconnaissent » le problème, lui donnent ainsi de la légitimité dans l’espace public : c’est maintenant par des Blanc.he.s ayant une tribune médiatique que le problème du blackface est reconnu comme un « vrai » problème. On se rappellera que Décoste et Dauphin ont fait l’objet de violentes réactions à la suite de leur dénonciation du blackface. Elles ont été ciblées comme créatrices de malaises, comme killjoy du consensus artistique et québécois entourant la pratique du blackface. Leur dénonciation n’a pas eu de poids au même titre que celle, ultérieure, de Cassivi et de Lussier. Ainsi, qui prend la parole sur un enjeu donné influence nettement la réaction publique et la légitimité du même enjeu.
Toutefois, comment ces arguments du ton et de la respectabilité peuvent-ils s’appliquer à la colère féministe?
Certains exemples récents provenant de la blogosphère féministe québécoise peuvent nous éclairer à propos de quelle colère féministe est acceptée et acceptable. Souvent qualifiée de faire des « tempêtes dans des verres d’eau », la blogosphère féministe québécoise dérange. Que ce soit pour dénoncer la sous-représentation des femmes dans un festival de l’Internet, ou afin de remettre en question la présence d’intellectuels de gauche bien en vue dans un nouveau média progressiste et « féministe », la blogosphère féministe québécoise réagit au quart de tour, au grand dam de certains hommes bien confortables dans leurs positions dominantes.
Dans Y a-t-il trop de féministes dans Urbania ? le chroniqueur Pascal Henrard exprime son écoeurement vis-à-vis des « des articles et des chroniques de féministes enragées et d’antizizi engagées » publiés dans les pages d’Urbania. D’un ton dégoulinant de paternalisme, (et visant implicitement la chroniqueuse Sarah Labarre, mais pas seulement), il exhorte les féministes à « changer de disque » et de louanger les hommes pour être originales (!). Henrard appelle explicitement les féministes à changer de ton afin d’être aimables et de gagner les hommes à leur cause : les discours déchaînés, c’est assez! L’interpellation d’Henrard est un exemple assez clair de « police du ton » : soyez respectables et posées pour être acceptées.
Presque automatiquement, Labarre répond sur le blogue Je suis féministe, ainsi qu’Aurélie Lanctôt, autre chroniqueuse féministe, dans les pages du Voir. Une réponse collective est aussi publiée dans les pages d’Urbania. Le billet de Labarre est adressé directement et explicitement à Henrard : empreint de colère, son billet reste toutefois moins « fâché » que d’autres billets de la même auteure. Labarre prend soin de relever les incohérences et les faussetés du billet d’Henrard de façon détaillée. Dans Trop de féministes, vraiment ?Lanctôt s’identifie comme une féministe aimable qui n’a pas la langue dans sa poche. Le ton du billet est respectueux et explique quelle est la pertinence du féminisme en 2014. Labarre et Lanctôt réutilisent les mots d’Henrard afin de lui répondre de manière ironique. Les deux sont des chroniqueuses ayant une légitimité dans la blogosphère, c’est-à-dire qu’elles ont des tribunes médiatiques bien lues, elles sont « spécialisées » dans la chronique féministe (mais pas seulement) et elles sont considérée comme des interlocutrices crédibles, etc.
Or, c’est la réponse collective On est féministes. Deal avec. qui suscite le plus de réactions. Signée par huit femmes de divers milieux, cette réponse à Henrard « fesse dans le dash », car elle est pleinement colérique : tutoiement, ton courroucé, gros mots, expressions (presque) vulgaires, la réponse collective est tout sauf aimable. Une centaine de commentaires remettent en question la pertinence de la riposte, la qualifiant de « haineuse », « divisive », « frustrée », bref tout y passe. À cause du ton incisif, cette réponse collective, signée par des féministes moins connues que Lanctôt et Labarre, n’a pas « passé », car trop agressive et irrévérencieuse. Seulement la chroniqueuse Geneviève St-Germain a eu des mots positifs pour la réponse « en forme de fuck you » :
La résolution de ces jeunes journalistes et blogueuses à n’être ni intimidées, ni déroutées par les errements du bonhomme. Leur franche colère exprimée sans détour en autant de mots. Cela m’a semblé un véritable progrès!
St-Germain exprime donc sa solidarité féministe en validant explicitement le ton de la réponse collective. Au paternalisme antiféministe d’Henrard, les réponses de Lanctôt et Labarre n’ont pas suscité autant de commentaires négatifs que la réponse collective virulente, probablement à cause du « degré d’intensité » moindre de leurs colères respectives.
Au sein de la blogosphère féministe, c’est toutefois la lettre vitriolique adressée à la populaire Léa Clermont-Dion par l’inconnue Céline Hequet qui a divisé les féministes assez durement en 2014. Pour résumer, Hequet interpelle Clermont-Dion sur ses contradictions à la suite de la parution de son livre La revanche des moches. Hequet, dans sa lettre adressée à Clermont-Dion, dénonce le « self-branding féministe » de cette dernière et affirme qu’elle ne se sent pas représentée par son féminisme.
On voit alors s’élever, à la suite de la publication de la lettre de Hequet sur le blogue Je suis féministe, une solidarité tous azimuts avec Clermont-Dion. Comment ose-t-on critiquer aussi méchamment une « sœur féministe » ? Les réponses de l’avocate Véronique Robert et de l’auteure Catherine Voyer-Léger remettent en question la pertinence d’une lettre aussi acerbe et de la personnalisation du débat dans la formule « lettre à » de la part de Hequet. Robert va jusqu’à remettre en question la politique éditoriale du blogue Je suis féministe ayant publié une telle lettre tandis que Voyer-Léger prend une position empathique et comprend la situation émotionnellement difficile dans laquelle se trouve Clermont-Dion. Une réponse collective vient soutenir de façon plus théorique l’argumentaire de Hequet, sans toutefois utiliser le même ton « enragé ». Les conséquences de ce soulèvement des passions féministes ne se font pas attendre : à la suite du débat houleux, l’équipe administratrice de Je suis féministe ressent le besoin de s’exprimer sur sa politique éditoriale, les signataires de la lettre collective créent un nouveau blogue féministe et Voyer-Léger ferme son blogue personnel pour passer à d’autres projets.
Ironiquement, quelques mois plus tard, Clermont-Dion reprend la même formule de lettre adressée à une individue afin d’interpeller l’actrice porno Zoé Zebra sur l’organisation d’un Boule-o-thon où cette dernière serait en vedette. Zebra, de par sa profession d’actrice porno, n’a pas soulevé une vague de solidarités féministes parmi les blogueuses féministes. La défense de Zebra par rapport à la lettre condescendante de Clermont-Dion s’est faite en commentaires et sur les réseaux sociaux par plusieurs personnes, mais il n’y a pas eu de chroniqueuses « célèbres » s’élevant contre la personnalisation du débat lorsqu’une actrice porno est la cible de la critique féministe. Par la suite, les commentaires multiples de la lettre à Zebra amènent Clermont-Dion à « réclamer son droit à l’indignation » et émettre des nuances quant à son ton moralisateur et ses jugements vis-à-vis de Zebra. Pourtant, quelques mois plutôt, Hequet aussi a revendiqué son coup de gueule et émis des nuances, mais ça, ce n’est pas ce que l’on va se rappeler, car toute colère féministe ne s’équivaut pas même dans les cercles féministes eux-mêmes. On se rappellera plutôt que Clermont-Dion a fait l’objet d’intenses critiques de la part des féministes en 2014.
Ainsi, même dans un microcosme cyberféministe, il est possible d’affirmer que les féministes recréent donc l’argument du ton et renforcent une certaine respectabilité de la parole féministe virtuelle entre elles, qui exprime la colère (position sociale, reconnaissance et respectabilité), comment est-elle exprimée (le ton), à quelles fins (respectabilité), à quel groupe appartient la personne en colère (reconnaissance et respectabilité) – tous ces aspects entrent en jeu dans la prise de parole colérique d’une féministe et déterminent son utilité dans l’espace public. Une colère reconnue comme vraiment utile sera fort probablement une colère émanant de la bonne manière, de la bonne personne, dans le bon contexte. Insidieusement, la notion de privilège traverse donc la question de l’acceptabilité de la colère féministe. Est acceptable la colère qui ne remet peu ou prou en question les privilèges et le statu quo. Est utile la colère qui se transforme en indignation et en action. Est reconnue l’interlocutrice à la colère acceptable, et non celle qui est enragée. Car la colère acceptable est tolérée dans l’espace public. En effet, elle permet d’acquérir un capital symbolique, économique et politique. La colère acceptable, celle bien théorisée et bien nuancée, qui remet en question, qui est de « bon ton » sans toutefois cesser de collaborer avec le système dominant, est-elle si subversive que ça ?
Non, nous-mêmes, féministes, n’échappons pas aux structures oppressives du discours; les pièges de l’argument du ton et de la politique de respectabilité nous guettent. À qui nous reconnaissons le droit d’être en colère, de nous interpeller, dénote nos biais implicites : racistes, classistes, sexistes, cisgenres, hétérosexuels et capacitistes. À ces affirmations un brin pessimistes, retournons à Lorde et à Ahmed. Et si nous écoutions plus attentivement les rythmes des différentes colères féministes afin d’essayer ensuite de la préciser, au lieu de les disqualifier à cause de leur intensité ? Et si nous assumions pleinement le potentiel d’être killjoy, même si c’est émotionnellement difficile ?
Les symphonies féministes de la colère contiendront toujours des mouvements discordants, pas nécessairement en harmonie les uns avec les autres, mais toujours constitués par différentes partitions des colères féministes.
Il s’agira d’affûter notre oreille musicale.
[i] Pedneault, Hélène. Apologie de la colère des femmes, consulté en ligne : https://voir.ca/chroniques/grandes-gueules/1999/03/04/apologie-de-la-colere-des-femmes/
[ii] Jaggar, Alison. Love and Knowledge: Emotion in Feminist Epistemology, Inquiry: An Interdisciplinary Journal of Philosophy, 32:2, 1989, p. 159.
[iii] Jaggar, A., Ibidem, p. 160.
[iv] « Thus, we absorb the standards and values of our society in the very process of learning the language of emotion, and those standards and values are built into the foundation of our emotional constitution. » Jaggar, A., Ibidem, p. 160.
[v] Lorde, Audre. “The Uses of Anger: Women Responding to Racism ” dans Sister Outsider : Essays and Speeches, Crown Publishing House, p. 197.
[vi] “Anger — a passion of displeasure that may be excessive or misplaced but not necessarily harmful. Hatred — an emotional habit or attitude of mind in which aversion is coupled with ill will.” Lorde, A., “Eye to Eye: Black Women, Hatred and Anger” in Sister Outsider, p. 231.
[vii] « Hatred is the fury of those who do not share our goals, and its object is death and destruction. Anger is a grief of distortions between peers, and its object is change. Lorde, A., Ibidem, p. 231.
[viii] Lorde, A., Ibidem, p. 231.
[ix]Lorde, A. “The Uses of Anger: Women Responding to Racism ” dans Sister Outsider, pp. 196-197.
[x] « But anger expressed and translated into action in the service of our vision and our future is a liberating and strengthening act of clarification, for it is in the painful process of this translation that we identify who are our allies with whom we have grave differences, and who are our genuine enemies. » Lorde, A. Ibidem, p. 194.
[xi]Lorde, A. Ibidem, p. 197.
[xii] “When we turn from anger we turn from insight, saying we will accept only the designs already known, deadly and safely familiar. I have tried to learn my anger’s usefulness to me, as well as its limitations.” Lorde, A., Ibidem, p. 199.
[xiii] Stryker, Susan, My Words to Victor Frankenstein above the Village of Chamounix: Performing Transgender, Rage, GLQ: A Journal of Lesbian and Gay Studies, 1(3), 1994 p. 253.
[xiv] Stryker, S., Ibidem, p. 252.
[xv] Stryker, S., Ibidem, p. 52.
[xvi] The Queer Nation Manifesto, consulté en ligne : https://www.historyisaweapon.com/defcon1/queernation.html
[xvii]Lorde, A., “Eye to Eye: Black Women, Hatred and Anger” in Sister Outsider, p. 234.
[xviii]Stryker, S., Ibidem, p. 249.
[xix] Stryker, S., Ibidem, p. 252.
[xx] Ahmed, Sara. The Promise of Happiness, Duke University Press, 2010, p. 69.
[xxi] Consulté sur le blogue de Sara Ahmed : https://feministkilljoys.com/2014/07/21/feminist-hurtfeminism-hurts/
[xxii] Consulté sur le blogue de Sara Ahmed : https://feministkilljoys.com/2014/07/21/feminist-hurtfeminism-hurts/