Sur/vivre la violence du monde
DOMINIQUE HÉTU
Le jeu de la musique, Stéfanie Clermont, Le Quartanier Éditeur, Collection Polygraphe, 2017, 341 p.
Les ancrages de la vie ordinaire tissent les nouvelles de cette œuvre impressionnante : l’ordinaire du vivant qui donne une texture active à la mémoire endeuillée; l’ordinaire du sexisme qui marque les interactions amoureuses et entres amies, solidaires et craintives; et l’ordinaire de la pauvreté qui jonche le sol et qui fait du travail, de la jobine, une charge émotionnelle ajoutée aux angoisses matérielles.
Un prologue ouvre le recueil, imbriquant un lieu marquant de l’adolescence et un suicide, soulignant les affects géographiques qui contribuent au processus de deuil, au maintien d’une certaine vitalité dans l’absence et la perte : « Je ne sais pas si ce lieu existe encore. […] Je ne sais pas s’il y a eu, comme le voulait une rumeur, un développement de condos là-bas. […] Ces lieux tranquilles où vivre et mourir en paix, il n’y en a presque pas. » (14) Cet ordinaire montre – dans ces nouvelles qui reprennent ici et là les mêmes personnages et nous dévoilent petit à petit les liens qui se font et se défont au fil des expériences et du temps – comment les petits gestes comptent dans le maintien de ce qu’on appelle, en philosophie morale, « la vie bonne ». Les sujets – hommes, femmes, jeunes filles, lesbiennes, personnes transgenres, racisées, pauvres, intellectuel.le.s, ou encore activistes – se rencontrent, s’aiment, se disputent, et tentent de maintenir l’amour ou de le re/construire sous différentes formes. Ces relations intersubjectives se font écho et, dans ces différentes nouvelles aux ancrages communs, montrent que « la beauté, ça pousse n’importe où, même dans les familles tristes et résignées, même dans un monde de bouffe surgelée, de jobines au Applebee’s » (278).
Le féminisme qui opère dans Le jeu de la musique rend ainsi compte de la texture relationnelle, à la fois soignante et douloureuse, de cet amour, qu’il soit filial, amical, conjugal, éthique ou politique. Les femmes, les mères, les amies, et les sœurs tourmentées forment des réseaux solidaires, sans garantie, érigés dans la nuance réaliste qui ne glorifie pas, n’idéalise pas la misère, la souffrance, l’extase amoureuse et le couple, qui n’élève aucune situation particulière au rang de modèle normatif. Organisées en cinq sections, les nouvelles rappellent sans cesse les difficultés de concilier besoins de soi et besoins des autres : « Tu es là pour aimer, tu ne sais pas ce qu’aimer veut dire. Tu ne sais pas comment donner alors que ton corps crie et n’arrive pas à prendre soin de lui-même. » (299) Les personnages évoluent dans la négociation constante de leur appartenance intersubjective au monde, que ce soit par la mémoire ou dans le deuil, dans un milieu familial violent, dans un squat californien, dans la dépression, dans la relation amoureuse parfois difficile, coûteuse, blessante. Dans leur sensibilité ordinaire par laquelle se révèlent les expériences vécues de l’isolement, mais surtout de la relationalité, les nouvelles de Stéfanie Clermont sont porteuses d’une revendication fondamentale concernant la capacité et la nécessité du langage, du poétique, à rendre compte, sinon à valoriser des expériences vulnérables, hésitantes, blessées, injustes.
Ainsi, dans son féminisme social et interdisciplinaire, Le jeu de la musique traite habilement et parfois très subtilement des rites bien incarnés du passage à l’âge adulte, de la culpabilité trop souvent associée à la dépression et au suicide, de la difficile conciliation entre le monde de surconsommation et le devoir environnemental, de l’expérience transgenre et de la violence conjugale. À travers ces histoires, la responsabilité, la solidarité, l’écoute, et le besoin intersubjectif de reconnaissance recadrent, redirigent notre attention sur la vulnérabilité non pas comme faiblesse ou comme tare, mais comme préoccupation humaine nécessaire, comme lieu agentif du commun : « Je dis : J’ai été forte jusqu’à maintenant, non? Tu dis : Tu as été toutes sortes de choses, tu es un être humain. Ce n’est pas la réponse que je voulais entendre. Moi, je voulais entendre : Tu as été incroyablement solide. » (301)
Finalement, les citations en exergue de chacune des parties, empruntées à Shakespeare, Robbie Basho, Anne Sexton, Diane di Prima et Mahmoud Darwish, soulignent avec force les affects et les enjeux concrets mobilisés dans les nouvelles. Entre les incantations des sorcières de Macbeth, l’attente amoureuse de Basho, la colère blessée de Sexton, et la passion vulnérable et tenace de di Prima, l’écriture de Clermont se déploie parmi les émotions complexes de l’expérience relationnelle de la vie, caractérisée par un amour omniprésent, multiforme, persistant, mais à tout coup malmené par un manque d’hospitalité, de care, et par un certain manque, voire une carence, où l’ordinaire du quotidien, de ses coûts, de ses charges, prend tout son sens. C’est ici que la citation de Darwish, dernière présence intertextuelle du recueil, frappe fort : « Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens. »
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Flectures
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