Survivor sex : les marges au quotidien
LAURENCE SIMARD
« For better or for worse, in each of our lives, others’ concepts of us are revealed by the limits of the intelligibility of our anger. Anger can be an instrument of cartography. By determining where, with whom, about what and in what circumstances one can get angry and get uptake, one can map others’ concepts of who and what one is. »
– Margaret Frye
Il y a quelques jours, une femme de qui je me sens profondément solidaire a publié ce témoignage sur le blogue Je Suis Indestructible. Ce texte-là souligne courageusement l’ambivalence et la perplexité de traverser différentes catégories d’identité liées à nos expériences d’agressions – être victimisée, agresser, perpétuer, recommencer.
Il existe des marges, aux limites de la track de course vers le succès et le bonheur, où sont projetées les éclopées de la violence, les corps morts du patriarcat, les enragées, traumatisées d’agressions mentales-physiques-sexuelles-économiques, courbées sous le poids des petites misères quotidiennes. Ce sont les corps dysfonctionnels, ceux qui n’ont plus les yeux pour voir les habits de l’empereur, qui s’étouffent sur les mots « tout va très bien, madame la marquise ».
Se nommer victime, c’est accepter la marge, du moins pour un temps – proclamer avoir franchi la limite supportable du vécu trash. Nommer le problème, incarner le problème, devenir le problème : non mon cœur, l’égalité n’est pas atteinte, c’est un concept absurde, il n’y a pas d’égalité en ce monde capable d’appréhender la complexité banale de la violence que je vis.
Les marges sont bien pratiques pour tasser du chemin les débris de vies brisées dans lesquels celles et ceux qui tiennent encore le coup (pour l’instant) pourraient se prendre les pieds. Prières d’y laisser vos bleus et vos araignées au plafond avant d’entrer dans la fonctionnalité des interactions quotidiennes, dans lesquelles le monsieur du dépanneur n’est pas un violeur, ni moi une victime de viol, voyons.
Comme si la subjectivité – le sens de soi, de son corps, de ses émotions – pouvait s’altérer pour s’adapter aux besoins d’une efficacité et d’une normativité toute néolibérale (c’est beau, je sais, j’ai déjà dit tout ça ici).
Victime je le suis, comme tout le monde – partout où je vais, je porte évidemment la peur des stationnements souterrains et des couteaux dans la douche. Entre beaucoup d’autres choses. Hint : si toutes les femmes n’ont pas vécu les mêmes types d’agressions et de traumatismes, toutes vivent la violence de la menace et de la peur. « Men are afraid that women will laugh at them. Women are afraid that men will kill them. » (Margaret Atwood)
Cette subjectivité alourdie de violence, de peur et de colère, n’est bienvenue de personne : pour le dude du dépanneur, elle porte une dénonciation de sa position dans un ordre social oppressant, du simple fait d’être là, de participer, d’exister. Pour moi, elle est une réalité encombrante dont j’essaie, comme tout le monde, de limiter la portée pour ne pas être ralentie et contrainte aux marges.
D’où l’ambivalence. Insidieuse. Les raccourcis qui rendent le quotidien possible, les petites lâchetés, le refus catégorique de reconnaître les abus de pouvoir banals, ce serait juste trop compliqué. Fourrer pour avoir la paix, encore une fois, sans l’articuler comme une agression, sinon on n’en finirait pas de pleurer.
Jusqu’à ce que j’aie besoin de sortir de quelque chose, de me dédouaner – d’accepter de me confiner aux marges, parce que j’ai atteint la limite du supportable. Accepter de perdre un moment la beauté et la complexité de ce que je suis pour me contraindre à l’identité de victime : « Ah, j’aime pas ça, c’est à cause de mon lourd passé d’agressions, tsé veux dire. » Si le gars reste déçu de ne pas pouvoir me mettre son doigt dans le cul, au moins il lui reste la possibilité de se sentir vertueux, un bon gars compréhensif, qui pourrait peut-être même sauver la pauvre fille en face de lui. Comme Bono avec les ‘tits Africains.
Mais maintenant que tu dors, je peux te le murmurer à l’oreille : non mon cœur, je ne suis pas marginale. À ce moment, on a juste échoué à créer un monde à deux dans lequel nos corps, nos émotions et nos vécus s’épanouissent patiemment et librement.
Je suis désolée, mon amie, tellement désolée qu’on ait à vivre ça.