Sur le divan avec Virginie Despentes
« Le viol, c’est la guerre civile, l’organisation politique par laquelle un sexe déclare à l’autre : je prends tous les droits sur toi, je te force à te sentir inférieure, coupable et dégradée. »
Virginie Despentes, King Kong théorie
— Ostie, c’est presque à toutes les filles que ça arrive, ces affaires-là!
C’est moi qui viens de m’exclamer : nous sommes à l’automne 2014, en pleine tourmente des #AgressionNonDénoncée, et mon indignation s’accroît à chaque nouveau témoignage. Soir après soir, je compulse mes fils Tweeter et Facebook à l’affût des nouvelles. Je m’apprête à rafraîchir mon écran pour une énième fois quand un sursaut m’arrête :
— Coudonc, je suis obsédée, ou quoi?
Il a beau être tard, on dirait que tout s’éclaire :
— Ben ma fille, si ça t’intéresse autant, c’est p’t’être bien parce que, toi aussi, tu t’es fait agresser?
Pourquoi est-ce que je n’ai pas fait le lien plus tôt? Ce n’est pourtant pas une question de déni, j’évoque sans malaise ce qui m’est arrivé : au cours d’un dîner au resto, mon patron m’a coincée dans une pièce vide et m’a enfoncé de force sa langue dans la bouche. J’ajoute souvent :
— J’étais tellement déstabilisée que je n’ai pas résisté, et je suis restée bien polie quand il m’a enfin lâchée. J’avais l’impression d’être dans une reprise de Mad Men : peux-tu croire qu’il m’a proposé, comme s’il m’accordait une prime du haut de son autorité hiérarchique, « qu’on pourrait se voir de temps en temps, pour se faire du bien »…
Mais bon. Les choses se sont bien réglées : quand je me suis plainte, la direction a pris la situation au sérieux et s’est organisée pour que je n’aie pas à le recroiser dans mes activités professionnelles. Bref, ça a été un incident de parcours désagréable, mais sans autre grande conséquence que d’avoir ébréché ma naïveté.
Une petite voix me susurre :
— Mais pourquoi #AgressionNonDénoncée te fait tant réagir, alors?
Je suis agacée.
— Mais par solidarité, tout simplement! S’il fallait se mettre à déterrer les vieilleries chaque fois qu’elles nous passent par la tête!
***
Affaire classée, vraiment? Alors que nous préparons ce numéro sur la colère, l’envie me prend de relire King Kong théorie : Virginie Despentes pis « en crisse », me semble que ça va ensemble.
Assise dans mon divan, crayon à la main, je relis donc, bien contente de la retrouver :
— Il me semble que tu es moins fâchée que dans mon souvenir, Virginie…
— Tu trouves? semble-t-elle me répondre dans un haussement d’épaules. Tu lis vite, tu sautes des passages, mais je t’attends dans le détour. Tiens, te souvenais-tu de ça : Mais à ce moment précis, je me suis sentie femme, salement femme, comme je ne l’avais jamais senti, comme je ne l’ai plus jamais senti. Défendre ma propre peau ne me permettait pas de blesser un homme. […] C’est le projet du viol qui refaisait de moi une femme, quelqu’un d’essentiellement vulnérable[i].
Elle vient de me figer. Je me rends compte que j’ai toujours attribué la timidité de ma réaction devant mon patron à une faiblesse de caractère : il y a celles qui s’affirment et qui savent dire non, et il y a les autres, comme moi, qui manquent de guts.
— Même toi, Virginie la punkette — qui avait du guts en masse j’en suis sûre —, même toi tu t’es sentie paralysée devant tes agresseurs?
— Pendant ce viol, j’avais dans la poche de mon Teddy rouge et blanc un cran d’arrêt, manche noir et rutilant, mécanique impeccable, lame fine mais longue, aiguisée, astiquée, brillante. […] Je n’ai même pas pensé à m’en servir. Du moment que j’avais compris ce qui nous arrivait, j’étais convaincue qu’ils étaient les plus forts[ii].
— C’était un peu vrai : ils étaient trois avec une carabine, contre deux filles, au milieu du bois, quand même…
Elle secoue la tête :
— Je suis convaincue que s’il s’était agi de nous faire voler nos blousons, ma réaction aurait été différente[iii].
Je prends une gorgée de thé en repensant à la panique que j’ai sentie monter quand j’ai vu mon patron s’approcher et que, comprenant son intention, je me sentais incapable d’empêcher ce qui allait arriver. Oui, à ce moment, je peux dire que j’ai senti le caractère salement vulnérable de ma condition. Même s’il ne m’a pas violée. Est-ce que je me serais défendue davantage s’il s’y était mis? Peut-être, mais j’ai un doute.
— Virginie, à toi, je peux bien l’avouer : si la situation se représentait, je ne crois pas que je réagirais autrement. Pas que je n’aie rien appris : je reconnais le « danger » à certains signes, ce qui me permet de l’éviter. Mais il me semble que je n’ai pas plus d’armes qu’avant pour l’affronter en face.
Au moment où je la formule, cette idée me choque. J’avale deux biscuits coup sur coup.
— C’est quoi, mon problème, je suis un tapis ou quoi?
— Ne sois pas si égocentrique, me répond Virginie : Les hommes, en toute sincérité, ignorent à quel point le dispositif d’émasculation des filles est imparable, à quel point tout est scrupuleusement organisé pour garantir qu’ils triomphent sans risquer grand-chose, quand ils s’attaquent à des femmes[iv].
Je hausse les sourcils. La sensation des deux biscuits dans mon estomac m’oppresse. Oui, bien sûr, Virginie a raison : les mécanismes sociaux sont là, invisibles, à nous influencer bien plus qu’on le croit.
— Oui… À défaut de réelle solution pour améliorer mes réflexes de défense, j’ai modifié un peu mon comportement… La spontanéité avec mes collègues masculins a écopé, mais, au moins, ça fait la job.
Virginie me fait un sourire en coin, un peu ironique.
— Bien entendu, tu as choisi en toute liberté cette option…
Je ne comprends pas. De toute façon, il est temps d’aller coucher les enfants, ça suffit pour l’instant. Mais mon idée progresse pendant l’intermède. J’ai évolué quand on se retrouve :
— Tu as raison, je me suis aussi adaptée pour me conformer aux attentes de mon entourage. Imagine que la situation se reproduise, avec un autre patron qui me coincerait contre mon gré… J’entends d’ici les commentaires acides : « Coudonc, tu n’apprends pas? Pour que ça t’arrive encore, il faut que t’aies un peu couru après, quand même… »
Virginie opine. Elle aussi, c’est d’abord contre le jugement social qu’elle a eu le réflexe de se protéger :
— Parce que oui, j’ai refait du stop. Moins pimpante, moins avenante, mais j’ai recommencé. […] Je ne connaissais pas d’autres moyens pour aller voir un concert à Toulouse le jeudi et un autre à Lille le samedi. Et à l’époque, voir des concerts était plus important que tout. Justifiait de me mettre en danger. Rien ne pouvait être pire que rester dans ma chambre, loin de la vie, quand il se passait des choses dehors. […] Mais j’ai scrupuleusement évité de raconter mon histoire parce que je connaissais d’avance le jugement : « Ah, parce qu’ensuite tu as continué à faire du stop, si ça ne t’a pas calmée, c’est que ça a dû te plaire[v]. »
J’ai un ricanement. Je suis encore étonnée de la perspective que Virginie vient de m’ouvrir.
— C’est bien la peine de répéter, convaincue, qu’on « ne naît pas femme, on le devient », pour oublier le poids des mécanismes sociaux dès qu’un évènement nous concerne personnellement…
Virginie, elle, ne trouve pas ça drôle.
— Je suis furieuse contre une société qui m’a éduquée sans jamais m’apprendre à blesser un homme s’il m’écarte les cuisses de force, alors que cette même société m’a inculqué l’idée que c’était un crime dont je ne devais jamais me remettre[vi].
Les enfants ne dorment pas encore. Ils pouffent de rire dans leur chambre, sans se préoccuper de mes « Taisez-vous » lancés sans conviction. J’ai perdu le fil.
— Peux-tu répéter ce que tu viens de dire?
On ne s’imagine pas, mais Virginie a un côté patient qu’on découvre à force de la côtoyer. Elle répète avec gentillesse :
— C’est étonnant qu’en 2006, alors que tant de monde se promène avec de minuscules ordinateurs cellulaires en poche, appareils photo, téléphones, répertoires, musique, il n’existe pas le moindre objet qu’on puisse se glisser dans la chatte quand on sort faire un tour dehors, et qui déchiquetterait la queue du premier connard qui s’y glisse[vii].
Elle vient de toucher une de mes limites, je suis mal à l’aise. Puis je comprends à quel point cette société-là, contre laquelle elle s’insurge, s’immisce profondément dans mes pensées et mes jugements :
— J’y peux rien, quand j’imagine la scène d’un violeur qui se ferait lacérer la bite à coups de rasoir, j’ai beau vouloir penser « Bien fait pour lui », une partie de moi proteste avec pitié « Ishh, c’est un peu intense, non, comme ça, sans avertissement? » C’est enrageant, hein?
J’en frissonne. En me levant pour aller chercher un châle, cette idée me vient qu’il y a un détail de l’agression que j’ai trouvé plus difficile à raconter, à l’époque, et sur lequel je bute encore aujourd’hui.
— Tu vois, lui dis-je en me rasseyant, lorsque j’en parle, je le dis toujours le plus vite possible pour m’en débarrasser, ou alors je le répète l’air de rien, pour faire voir que je n’y attache pas d’importance : il m’a enfoncé sa langue dans la bouche.
Est-ce un hasard, c’est la portion de l’histoire qui écœure le plus mes interlocuteurs. Ça se comprend : il a attaqué mon intégrité physique, il l’a pénétrée, même. Ouache!
J’ajoute, un peu pour moi-même :
— Pourtant, je crois être foncièrement honnête avec moi-même quand j’affirme que, du coup de langue en tant que tel, je ne garde pas de souvenir trouble, ni non plus de sentiment de dégoût disproportionné. Émotionnellement, j’ai été beaucoup plus marquée par mon sentiment d’impuissance que par le geste lui-même. Pourquoi ce malaise à le dire, alors?
Virginie hoche la tête. Je sais que je reprends un thème dont elle m’a parlé un peu plus tôt :
— Le fait d’être plus terrorisée à l’idée d’être tuée que traumatisée par les coups de reins des trois connards apparaissait comme une chose monstrueuse : je n’en avais entendu parler nulle part[viii].
Elle va loin… Je perçois quand même une résonnance avec mon histoire :
— Au travail, quelques personnes, voulant sans doute me montrer leur empathie, utilisaient des mots qui augmentaient la charge dramatique de ce que j’avais vécu. Je me souviens d’un « C’est atroce, ce que tu as vécu » qui m’a beaucoup choquée.
— Pourquoi? me demande Virginie.
Ça me paraît évident, mais j’essaie de préciser.
— Pour moi, est atroce ce qui relève de l’extrême cruauté, du traitement inhumain, et c’est surtout ce dont on ne se relève pas. Et moi, je m’en relevais bien, de mon agression; j’avais parlé, on m’avait entendue et j’en sortais la tête haute. Si j’avais été violée, je ne dis pas, mais là, je n’étais pas une victime et je n’acceptais pas qu’on m’étiquette comme telle.
On dirait qu’il fait plus chaud. Je retire mon châle, laissant Virginie me prendre par surprise :
— Depuis le début de notre conversation que tu n’arrêtes pas de marquer la distinction entre le viol et ton agression… Tu ne trouves pas que c’est bizarre?
— Bizarre? Sans entrer dans la distinction entre agression sexuelle et viol, je pense que c’est tout de même important que je précise que je suis consciente qu’il y a plusieurs échelons, dans l’échelle de la gravité, qui séparent ce que j’ai vécu d’un viol proprement dit. Mais ce n’est pas parce que je distingue les deux que ce que tu dis sur ton viol à toi ne peut pas m’aider à réfléchir sur ce qui m’est arrivé.
Virginie ne lâche pas le morceau :
— Et c’est tout?
— Quoi, c’est tout?
— C’est la seule raison? Tu es certaine qu’il n’y a rien de caché en dessous?
J’abdique.
— Tu as raison : si je ne veux pas associer mon agression à un viol, c’est aussi que je ne veux pas qu’on m’associe, moi, personnellement, au viol. Si j’avais été violée, je n’aurais pas voulu qu’on le sache.
Ce sentiment-là, je suis convaincue qu’il n’a rien d’individuel. Le mouvement #AgressionNonDénoncée l’a mis en lumière : chaque histoire témoignait de cette culture de la honte et du silence qui garantit le silence des femmes.
Je lui ressors le témoignage, éloquent, que Michelle Ouimet a fait publiquement cet automne :
« La honte et la culpabilité, deux émotions entremêlées. Honte, comme si tout était de ma faute, comme si j’avais provoqué ces hommes. Je le sais, c’est absurde, mais c’est ainsi. Honte d’être jeune et d’avoir 21 ans. Honte d’être une victime.
[…] La culpabilité. C’est plus compliqué. Je me sentais coupable, alors que j’étais la victime. En quoi pouvais-je être responsable des gestes criminels de ces hommes?
Même après 40 ans, je ne comprends pas. Mais le sentiment est là, puissant, envahissant[ix]. »
Une bouffée d’admiration m’envahit. Comme beaucoup d’autres l’ont fait avant moi, j’ai envie de saluer le courage de celles qui ont fait fi du tabou et qui ont parlé. Puis, un malaise s’insinue en moi.
— Tu ne trouves pas, Virginie, qu’il y a quelque chose d’un peu choquant dans le fait qu’on accepte aussi facilement, unanimement, que ces dénonciations impliquent du courage? N’est-ce pas reconduire, collectivement, l’idée du viol comme celle d’une souillure ineffaçable, une saleté qu’il est légitime de vouloir cacher?
Au moment même où je pose cette question, je me vois faire malgré moi l’association « Michelle Ouimet » et « violée » chaque fois que je lis son nom quelque part, et je soupire :
— Non, tu as raison, le temps où on cessera de stigmatiser les victimes de viol n’est pas encore arrivé…
Dehors, les autobus ont cessé de circuler. La maison est calme, les enfants se sont tus.
— Tu sais, Virginie, quand je repense à mon agression et à la facilité que j’ai eue à la dénoncer, je me dis qu’il y a quand même eu une évolution : il y a trente ans, c’est moi qui aurais perdu mon emploi, pas mon patron.
Je comprends un peu mieux l’étrange sentiment obsessif qui m’a animée durant le mouvement #AgressionNonDénoncée : l’indignation me portait, oui, mais elle se mélangeait aussi à une fébrilité pleine d’espoir devant chaque nouveau témoignage qui fissurait un peu plus ce carcan que la culture du viol impose à toutes les femmes.
Virginie s’estompe tranquillement. J’ai fermé mon livre. Je la laisse partir dans un dernier murmure :
— Moi, optimiste? Ne t’inquiète pas, j’ai compris. Les femmes heureuses, qui se réjouissent du chemin parcouru et du train où les choses avancent, c’est drôlement pratique pour la société, n’est-ce pas? Elles n’ont pas envie de faire la révolution.
[i] Virginie Despentes, King Kong Théorie, Paris, Le livre de poche, décembre 2012, p. 47.
[ii] Idem.
[iii] Idem.
[iv] Ibid., p. 48.
[v] Ibid., pp. 43-44.
[vi] Ibid., p. 47.
[vii]Ibid., p. 48.
[viii]Ibid., p. 39.
[ix] La Presse, 6 novembre 2014.