Pour la suite du monde, qu’y disaient

LE COLLECTIF

Illustration: Catherine Lefrançois

 

Pour ce numéro, nous nous sommes prêtées au jeu d’un thème avec contraintes, c’est-à-dire qui s’insérerait dans le thème plus vaste du festival Québec en toutes lettres, Pour la suite du monde. Évidemment, nous avons tout de suite pensé à Pierre Perrault et Michel Brault, à leurs pêcheurs de L’Isle-aux-Coudres, à la beauté et la poésie des images, pas tout à fait suffisantes pour endormir un agacement de féministes rabat-joie par rapport aux regards masculinisants et romantisants des documentaristes.

Qu’allait-on pouvoir faire d’un tel thème? Comment le réaborder avec une lunette féministe, antioppressive, axée sur l’expressions de vécus et de témoignages multiples, et ouvrant des possibilités vers une plus grande justice sociale?

Nous avons finalement choisi le mot « transmission », pour la multiplicité des sens et images qu’il évoque. Transmettre implique fabriquer une continuité, la perduration de quelque chose, aussi vaste ce quelque chose puisse-t-il être. Avec un thème aussi ouvert, nous mettions toutes les chances de notre côté pour être surprises par les textes que nous recevrions. Cette logique et cette démarche représentent, en elles-mêmes, un acte de transmission.

La transmission implique inévitablement une reproduction sociale; un processus et un travail ancrés dans des dynamiques genrées complexes et entremêlées, la plus évidente et tangible étant peut-être la répartition inégale des tâches de reproduction selon le genre, ainsi que selon la racisation et les ressources économiques.

À toutes les échelles, la transmission est intrinsèquement politique, porteuse et reproductrice de systèmes socioéconomiques, eux-mêmes entrelacés de multiples relations inégales de pouvoir. Comme le note la géographe féministe Cindy Katz, « social reproduction is vexed because, almost by definition, it is focused on reproducing the very social relations and material forms that are so problematic. Social reproduction is precisely not ‘revolutionary’ and yet so much rests on its accomplishments » (Katz 2001, 718). Transmettre implique réitérer les avantages injustes et les oppressions des un.e.s et des autres. Ce qui est transmis repose sur une participation inégale, le sentiment de légitimité et de crédibilité artificiellement enflé des uns et la remise en question de la validité des autres. Comme pour chaque numéro, plusieurs de nos autrices amorcent leur intervention par un questionnement quant à la pertinence de leur propos, et l’inquiétude de prendre une parole qui pourrait être mieux utilisée par d’autres.

Également significativement, ce qui est transmis occulte activement une pluralité de voix, muselées ou étouffées par l’indifférence, l’abandon, et la difficulté (voire l’impossibilité) de poursuivre les conditions de sa propre continuité et survie, ne serait-ce que jusqu’au lendemain. La perte de ces voix est accentuée par notre contexte de dégradations environnementales accélérées, de crises migratoires, et d’exacerbation des conflits armés meurtriers à travers le monde. Dans notre cour, la transmission est aussi modulée par la domination économique et morale du néolibéralisme, et par la montée des discours et actes violents : racistes, sexistes, et liberticides, entres autre.

 

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Dans certains textes, la transmission est abordée du point de vue de la transmettante, de celle qui ne sera plus là. Transmettre implique un abandon inéluctable, teinté de l’espoir timide, mais tenace de la vie qui continue, porteuse de possibilités et d’horizons nouveaux malgré tout. C’est l’acte de laisser aller le flambeau à la génération qui vient, ou aux autres après; c’est le legs de nos luttes à celles et ceux qui suivront lorsque notre énergie se sera épuisée – entre autres pour leur permettre de venir au monde et de grandir (Valérie Lefebvre-Faucher, Anne-Marie Rébillard, Emmanuelle Lescouet).

 

L’acte de transmettre ressort comme nécessairement collectif, déployés dans des rencontres et parcours enchevêtrés, à travers la famille et d’autres systèmes de filiation. La transmission inscrit des identités, appartenances, et pratiques dans des façons collectives d’être dans le monde – de faire partie du monde (Typhaine Leclerc Sobry, Catherine Voyer-Léger, Édith Pineault, Marie-Hélène Voyer, Tintanar, Kaveh Ghoreishi, Gabrielle Morin). À travers et au-delà de nous, elle reproduit également des systèmes d’oppression, d’exclusion et de marginalisation, que ce soit la masculinité toxique (Nicholas Giguère, Patriarcalin), l’hétéronormativité (Marie-Michèle Rheault), ou le racisme et l’insensibilité (Sébastien Huot). La crise climatique, qui recadre de plus en plus les horizons de nos possibilités, accentue la reproduction d’inégalités entrecroisées (Benoit Lalonde, Naélie Bouchard-Sylvain).

 

Les textes mettent également en lumière les aspects performatifs de la transmission, qui passent par une création et une mise à l’avant de certains savoirs (Catherine Ferland, Anne-Christine Guy, Solène Tanguay, Hélène Matte, et Isabelle Arsenault, Audrey Groleau et Chantal Pouliot). Ces performances évoquent un rapport téléologique au temps; un appel vers un moment futur où les savoirs transmis se déploieront, collectivement ou chez des individus, particulièrement nos enfants (Marie-Noëlle Béland). Ce rapport au temps est réappréhendé (Magenta Baribeau), notamment à travers des perspectives et temporalités queers (Charlotte Desplats).

 

La transmission, finalement, nous ramène à notre relation au présent (Anne-Marie Desmeules). Dans les mots d’Annie Dillard, « how we spend our days is, of course, how we spend our lives ».

 

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Comme d’habitude, plusieurs aspects du thème sont omis dans ce numéro. Ce silence est le produit de qui nous sommes et, plus significativement, qui nous ne sommes pas, et à qui nous échouons à ouvrir la parole. Parmi ces omissions, une notable est celle de la migration. Nous n’avons pas non plus traité adéquatement du racisme de plus en plus décomplexé dans nos vies, et qui s’est invité sans vergogne comme joueur important dans la dernière campagne électorale.

Nous concluons en soulignant le travail incroyable de Catherine Lefrançois, notre talentueuse Françoise, qui a créé l’ensemble des illustrations de ce numéro.