Je suis celles qui pleurent

DOMINIQUE RAYMOND

Sur L’école des soignantes, Martin Winckler, P.O.L., 2019.

 

Je me souviens d’avoir vu il y a de cela quelques années, sur les tablettes d’une librairie, un livre intitulé La maladie de Sachs, signé par un certain Martin Winckler. Au même moment, je suivais un cours sur Georges Perec, j’étais plongée dans la lecture de La vie mode d’emploi, dont l’un des protagonistes s’appelle Gaspard Winckler. J’ai souri, en me promettant de lire un jour du Winckler.

J’ai donc lu cet été du Winckler, pour le plaisir, pour tenir ma promesse, parce que je suis une fan finie de Georges Perec, parce qu’un gars qui prend pour pseudonyme le nom d’un personnage évoluant dans l’un des chefs-d’œuvre de la littérature française doit écrire des choses plutôt intéressantes (l’auteur s’appelle Marc Zaffran, un médecin de profession, né à Alger, qui a vécu en France, puis a immigré tardivement au Québec et qui enseigne à l’Université de Montréal). J’étais à mille lieues de penser au féminisme, à Françoise Stéréo, aux Flectures.

Or, j’ai lu L’école des soignantes et j’ai pleuré. Quand tu te retrouves en face d’une œuvre aussi féministe, aussi sincèrement féministe, qui révèle au grand jour les principes de classe et de discrimination sur lesquels s’échafaude tout le système de santé, par l’entremise de la fiction, tu ne peux t’empêcher de pleurer, de pleurer de rire aussi, par rapport à l’absurdité de la situation dans le monde réel. Pour une fois, ce n’est pas « un fucking male chauvinist pig qui s’approprie et déforme la parole des femmes », comme le dit si bien l’un des personnages.

Nous sommes en 2039, à Tourmens, en France. Hannah Mitzva, fils de deux mères, commence sa résidence au pôle Psycho du Centre hospitalier holistique de Tourmens (le Chht!) Au sein même de l’enceinte de l’hôpital, donc, cette école des soignantes que découvre Hannah, en même temps que la lectrice, propose un enseignement et des soins en accord avec des valeurs simples, mais fondamentales : le respect, le partage, et ce, sans rapport de force ni préjugé. L’école n’est pas fondée sur une hiérarchie classiste et sexiste : exit l’échelle qui met le médecin au sommet et le préposé tout en bas, ou celle qui met l’infirmière au service du médecin. Ici, chaque personne est une soignante, et ce, peu importe son sexe, peu importe ce qu’elle panse.

Sur tous les plans, les femmes constituent le point nodal de l’école des soignantes, la mesure étalon. Tous les termes désignant les membres de l’école, les soignantes et les soignées, les invitées, les mentores, etc. sont employés au féminin. Il n’existe qu’une seule référence dans la formation des soignantes : le corps des femmes, ce négligé. De tout temps, les hommes ont constitué la norme par laquelle la médecine s’est approprié le savoir sur la nature humaine, reléguant les femmes et leur hystérie à une spécialité : la gynéco. Une telle inversion de la perspective a pour effet de faire ressortir l’aberrante inégalité des sexes dans le domaine médical. Au lieu de fragmenter les soins selon les maladies d’organes, l’école les organise selon les besoins des soignées : en plus du pôle Psycho, où l’on soigne toute personne se plaignant d’un trouble émotionnel ou cognitif, on retrouve le pôle Urgences, le pôle Enfants, pour les moins de 8 ans, le pôle Aînées, pour les plus de 68 ans souffrant d’une affection liée au vieillissement, le pôle Physio et finalement le pôle Andro, pour les hommes de 8 à 68 ans. Avouez que ça fait sourire de voir ainsi les hommes circonscrits et relégués dans une catégorie…

Alors, L’école des soignantes, une utopie? Une dystopie? En littérature, l’utopie comme la dystopie décrivent des lieux qui n’existent pas. La dystopie raconte les structures d’un lieu qui fonctionne mal, où se trouvent des sociétés ultracontrôlées, où les libertés individuelles sont compromises. Motif privilégié de la science-fiction, la dystopie prolifère aux XXe et XXIe siècles : de Total Recall à La servante écarlate en passant par La ferme des animaux ou Le meilleur des mondes, le genre sans cesse renouvelle les atmosphères étouffantes, dénonçant d’une part les dérives réelles comme le nazisme, incarnant d’autre part les peurs qui nous habitent et qui nous hantent. Quant à l’utopie, dont le plus grand représentant reste encore aujourd’hui Thomas More (Utopia, 1516), elle repose plutôt sur une conception d’un monde idéal, une société juste, égalitaire. L’utopie joue sur deux tableaux, ce qui provoque un certain inconfort, voire un inconfort certain : la déprime se frotte à la réflexion. Parler d’une société qui n’existe pas, c’est une manière de parler, en creux, de la société qui existe. Forcément, les pratiques médicales décrites dans L’école des soignantes, qu’elles soient positives et adoptées ou négatives et ridiculisées, nous amènent à réfléchir sur les politiques et les pratiques actuelles. D’un autre côté, l’aspect déprimant de l’utopie réside justement dans le fait que c’est utopique : tout ce qui est décrit dans le roman de Winckler est bien trop beau pour être vrai, on ne peut que douter que cela se réalise un jour. D’ailleurs, au sein même de son univers diégétique l’école se bute à bien des difficultés, notamment financières : tout le monde n’est pas favorable à ses pratiques révolutionnaires!

Voilà pourquoi j’ai pleuré : j’ai ri, j’ai réfléchi, j’ai déprimé. Je me suis sentie écoutée, comprise, respectée alors que je n’ai rien dit; j’ai senti que Winckler avait écouté, compris, respecté des centaines, plutôt des milliers de femmes. Dans ce roman, l’auteur propose aussi quelques intermèdes à sa fiction, qui se présentent sous forme de liste anaphorique à la manière des Je me souviens de Perec (évidemment) :

Je suis celle qui incarne le péché originel

Je suis celle par qui le scandale arrive

Je suis celle qui provoque la brouille entre les frères ou les meilleurs amis

Je suis la mère coupable que son enfant soit homosexuel, schizophrène ou autiste

[…]

Je suis celles qui, de nos jours, sans cérémonie, sont lobotomisées pour leur bien

Je suis celles qui feraient mieux de remettre les pieds sur terre et de faire un enfant

Je suis celles qu’on dit incapables d’élever un enfant

[…]

Je suis celles à qui on l’avait dit et qui l’ont bien cherché

Je ne saurais trop vous encourager à être celles qui ont lu L’école des soignantes. Et de lire, comme je m’apprête à le faire, le reste de la bibliographie de Martin Winckler. Et tant qu’à y être, abonnez-vous à son compte Twitter, vous serez conquises par ce médecin qui nous veut du bien.