Stéphane Martelly
BAVE
Entre toi et moi
Il y avait la bave
que tu coulais sans retenue
pour me ganter
m’envelopper
me mettre hors d’état
de nuire
C’était trop pour moi
Sans doute
mais c’est ce que tu avais
C’était ton premier lieu
Elle débordait de ton corps
et c’était
ce
que tu
me donnais
Elle badigeonnait
mes épaules
contournait
seins et dos
dégoulinait
jusqu’à mon ventre
Il y avait la bave
qui glissait partout
depuis ton corps aveugle
qui laborieusement
estompait mes limites
la bave
goulue qui nous
faisait glisser l’un sur l’autre
qui nous collait ensemble
crois-tu
mais non
qui nous empêchait
d’adhérer
à quoi et qui
que ce fut
Entre moi et toi
la bave
alors que j’aurais tant aimé
être plus discrète
moins dissoute
moins incarnée
ou plutôt
incarnée d’une chair du dedans
qui aurait pu irradier
fuser
et me fendre
comme le tonnerre
et me rattacher avec
moi-même
au lieu de
je faisais autrefois le rêve de l’escargot
et j’étais l’escargot
qui bavait sur tous les chemins
et qui
de la trace
glaireuse
de son avancée
en même temps s’érodait
se défaisait
peu
à peu
jusqu’à ce qu’elle
n’en reste rien
—
ce n’est pas la peine que je tire un trait le récit de mon échec est déjà prévu inscrit dans les astres prévus pour moi. ou plutôt il est vrai qu’il ne fait pas un pli il est sans bruit sans évènement. c’est le lieu d’une défection les rebords d’une chambre d’échos pour faire mieux résonner les récits des autres les cris et les joies des autres alors que moi qui donne à ces agitations mineures une telle portée je suis aussi indivise et aussi peu tenue que le vent aussi peu ténue que ces molécules serrées qui ne font que porter plus loin les consonances de vos noms s’appuyant et se consolidant sur l’oubli du mien. il n’y a que cet oubli qui fait surgir vos noms qui les sort du lot qui les rend reconnaissables c’est l’érosion du mien propre qui dépoussière les vôtres du sable de leur évanouissement promis, les extrait de leur mort pour les remettre à leur nuisance à rebours du mien il ne restera rien il sera emporté par le sable et les cendres car il faisait le chemin de la vie à la mort sagement dans le bon ordre celui qui est réclamé par tous mais que personne ne suit. il faut être bien naïve ou simple pour faire les choses en ordre chercher une perfection à laquelle tous ceux qui comptent ont renoncé depuis des lustres trop abîmés.
Stéphane Martelly est née à Port-au-Prince. Écrivaine, peintre et chercheure, elle poursuit une démarche réflexive sur la littérature haïtienne contemporaine, sur la création, sur les marginalités littéraires ainsi que sur les limites de l’interprétation. Elle est l’auteure notamment d’un essai sur le poète Magloire Saint-Aude, Le sujet opaque (L’Harmattan, 2001) et d’un recueil de poésie, La boîte noire suivi de Départs (Cidihca / Écrits des Hautes Terres, 2004). Elle a publié aussi des livres illustrés, L’homme aux cheveux de fougère (Soleil de Minuit, 2002) et La maman s’absentait (Vents d’Ailleurs, 2011, prix Michel Tournier Jeunesse). Son dernier essai, mettant mutuellement à l’épreuve l’écriture et la théorie dans une démarche de recherche-création, s’intitule Les jeux du dissemblable. Folie, marge et féminin en littérature haïtienne contemporaine (Nota Bene, 2016). Son recueil de poésie Inventaires est publié chez Triptyque en 2016. Les œuvres visuelles de Stéphane Martelly ont été exposées en Haïti, au Canada et aux États-Unis.