Les sœurs de ma mère
ARIANE LESSARD
Illustration : Nadia Morin
La famille de ma mère vient d’un village de Bellechasse, Saint-François-de-la-Rivière-du-Sud. J’ai passé mon enfance à sillonner la rue Principale, celle par laquelle tous les pick-up passaient, celle où sont situés l’église, l’usine de pelles, l’école primaire pis le dépanneur avec le petit rideau noir pour cacher l’étalage des films XXX. On y passait un dimanche sur deux lorsqu’on était plus jeunes, alternant entre la famille maternelle et paternelle. J’avais un penchant pour la famille de mon père, garnie de cousines et de cousins, alors que chez ma mère, il fallait parler avec les vieux. Heureusement, il y avait un chien et un champ…
Ce n’est qu’en vieillissant que j’ai compris l’empreinte que cette famille avait laissée sur moi. Les trois sœurs de ma mère, figures d’autorité féminine pendant ma jeunesse, lointaines femmes apparentées, possédaient chacune leur histoire – que je ne connaissais que de l’extérieur, mais dans lesquelles je m’amusais à imaginer mon affiliation.
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La première fois que j’ai dit le mot plotte devant ma tante Dominique, elle a éclaté de rire, peut-être aussi fait un peu pipi. Elle a compris ce jour-là que j’arrêtais de me prendre au sérieux. Que ça me rendait d’une certaine manière invincible. Qu’elle n’allait plus pouvoir se moquer de mes aspirations, de mes goûts. Je ne sais pas pourquoi, elle a toujours eu des commentaires sur mon cas. Comment ça se fait que tu t’habilles de même? T’as engraissé. T’as le nez long, tu dois mentir. Pis les cheveux de Safia Nolin aussi. Ton maquillage. Tes shoe-claques. Tes talons. Trop chic. Pas assez………………………………
Elle est de celles à qui j’ai toujours voulu sortir une phrase du style : « T’es pas mon osti de mère! », en refermant la porte-patio pour aller courir dans le jardin de grand-papa. Chaque fois, ça me faisait réagir parce que je ne comprenais pas qu’une adulte commente de cette façon le physique – le plus souvent – et les idées d’une adolescente. J’ai déjà reçu toutes ses critiques avant qu’elles ne finissent par me passer par-dessus la tête. Pourquoi vouloir me modeler à ce point? Ça vient sûrement de quelque part, sans doute d’un conservatisme religieux omniprésent qui ne ressort plus que parfois, à travers sa calligraphie de couvent. Mécanisme de défense d’une jeunesse fragile et anxieuse qui se répercute jusqu’au bout de ses doigts dont elle arrache les morceaux en lamelles. C’est pourtant toujours avec elle que je veux sacrer, être le plus vulgaire possible, pour lui arracher des rires creux de la gorge.
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Clémence a vu le sang qui avait coulé entre l’hymen et l’anus, imprimé en tache sur le tissu des boxeurs Mickey Mouse que je portais ce jour-là. Jeune et innocente, je m’amusais alors à faire des pirouettes sur le gazon vert, taillé comme un tapis, du terrain de ma grand-mère. C’est à ce moment que j’ai remarqué sa panique, mais surtout sa déception, après avoir averti ma mère que l’événement était enfin arrivé, mais qu’elle lui ait répondu que ce n’était pas la première fois. Ariane n’était pas devenue une femme. Ariane était déjà une femme.
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Je la croise de temps en temps à bicyclette à Montréal. C’est le seul moment où je la croise, sauf quand elle vient passer quelques jours chez grand-maman entre Noël et le jour de l’An. Elle pédale de la 44e Avenue coin Bélanger pour venir se promener sur le Plateau, endroit chéri par les artistes de sa génération. Elle se balade dans les rues, admire et imagine la vie qu’elle aurait pu avoir si, quelques années plus tôt, elle avait reçu d’autres offres de rôles que son apparition avec un chien malade dans le téléroman 4 et demi. Je m’en rappelle encore. Elle entrait dans la clinique vétérinaire, blonde platine, le visage doux, jolie, puis ça coupait. Elle n’a jamais rien dit à la télévision, mais c’est l’actrice de la famille. Celle qui avait un rêve de grandeur et qui est partie en ville. Dans la jungle, comme elle se plaît à l’appeler auprès de ses sœurs restées en campagne ou sur la Rive-Sud de Québec. Demeurant moi-même dans la métropole depuis quatre ans, c’est comme si j’avais l’impression d’avoir découvert son secret. Montréal, ce n’est pas L.A., Clémence n’est pas Nicole Kidman, et aucun serpent ni aucune panthère ne rôde dans les rues la nuit, ou si peu.
Je me dis qu’un jour j’aimerais lui écrire un rôle de tragédienne.
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Martine a toujours représenté pour moi l’archétype de la matante. Elle s’est présentée longtemps cigarettes clouées au bec, voix enrouée à la Patty et Selma, toujours avec un nouveau chien, toujours dans les mêmes teintes, toujours un châtain, frisé. Elle possédait un lit d’eau, Martine. Il a pété un bon matin. Après ça, on n’est plus retournées coucher chez elle, ma sœur pis moi. Elle habite la même maison depuis toujours, avec le même mari – vrai mononcle – qu’elle a épousé en tombant enceinte de son premier kid à dix-sept ans en 1973, mais sa cave n’a jamais été finie. Jean, son mari, était camionneur pour la compagnie de grand-papa, ça fait qu’il n’avait pas le temps de gosser des murs, des planchers, pis ce qu’il faut faire d’autre dans une cave. Le décor se veut champêtre, beaucoup de graminées dans des pots de céramique, de cadres représentant des moments sereins au bord d’un lac. Je n’irai pas jusqu’à name dropper le bois de grange, mais presque. Martine a toujours été à la fine pointe de la mode. Les châles pis les ponchos en mérinos, ça lui connaît. Les leggings en cuir pis les sacoches – qu’elle achetait de manière compulsive pour finir par nous les donner en masse (Fabienne, tu donneras ça à tes filles) – faisaient honneur à sa classe d’ancienne presque reine du Carnaval. Presque, parce que malgré l’achat d’une perruque pour camoufler ses cheveux brûlés au fer (exactement comme Jo qui brûle ceux de Meg dans Les quatre filles du Docteur March), elle n’avait pas été pigée autant de fois que l’autre maudite de fond de rang. Saccagée.
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Laurence n’est pas la sœur de ma mère, mais je l’identifie comme telle à cause de sa chevelure rousse qui ressemble à la teinture auburn de maman. Elle m’a toujours inspirée, en plus de me donner envie de m’acheter un terrain dans la Baie-des-Chaleurs pour regarder la mer qui s’écrase contre les rochers. C’est sa voix, pour sûr, égratignée, mais profonde comme un champ de rorqual, qui plaisait à la fois à maman et à papa (au contraire de Shania, admettons, qui était plus dans la palette de papa et grand-papa). Mais elle me semble aussi si maternelle, je me blottirais au creux de son épaule pour me faire flatter les cheveux après la tristesse. Je suis sûre qu’elle aurait été du genre à s’asseoir autour de l’îlot de la cuisine, pour fumer des tops avec mes tantes dans la cuisine de grand-maman, en parlant du fait qu’untel sortait avec cette tante-là. Qu’une autre est morte dans la soixantaine, un cancer. C’est triste, tellement triste. Elle aurait eu sa chambre dans la maison aussi, peut-être celle avec le lit à deux étages et la collection de poupées en porcelaine, qu’elle aurait partagée un temps avec Martine, la plus vieille. Elle aurait arpenté les rues du village dans sa jeunesse, serait allée se baigner à la rivière, juste en dessous du pont tombé, elle aurait ramassé des cailloux qui auraient fait écho à sa vraie enfance, celle passée à la plage à côté du dinner en bas de la côte près de chez sa vraie maison avec sa vraie mère en Gaspésie. Elle aurait sûrement aussi écrit des chansons sur ma mère, sa sœur qui aime les plantes, qui tire à l’arc, qui déménage à seize ans pour aller au cégep à Lévis. À travers sa musique, j’aurais connu un peu plus le passé de ma mère, plutôt secrète. Elle aurait chanté : Fabienne, oh Fabi-ennnnne. Déjà qu’elle m’a aidée à comprendre mes peines d’amour grâce à sa musique, je n’imagine pas ce que sa présence, comme une bouffée d’air salin, aurait ajouté à ma mémoire. Laurence, tu m’as donné le désir, de vivre plus fort.