Seconde naissance

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MARJOLAINE PÉLOQUIN

Photo: Satya Jack, www.jackraw.com

Je dédie ce texte à ma fille Marie-Mai

 

La force de la sollicitude, qu’elle soit personnelle ou politique (cf Isabelle Hudon, Françoise Stéréo, mai 2015), je pense que c’est d’abord en nous-mêmes qu’elle doit être invitée, dans la relation que nous avons avec les multiples dimensions de notre être, dans l’équilibre à instaurer entre les pôles de l’autonomie et du relationnel.

Cet aspect du caring me semble trop souvent oublié. Comme le dit la philosophe féministe Françoise Collin [1], le caring, c’est aussi et d’abord veiller sur soi, veiller à soi.

Il fut une fois cette histoire, personnelle et politique, tirée de l’aventure de ma vie féministe. (Ici, je plonge dans un espace non maîtrisable, non historicisable comme le dit encore Françoise Collin, où tout ce qui arrive ne se réduit pas au politique…) Cette histoire, qui s’est passée il y a 44 ans, a marqué un tournant dans mon existence. Elle a posé les fondements de l’orientation de ma vie personnelle, de mon éthique et de mon engagement féministes jusqu’à aujourd’hui.

Le 8 avril 1971, je sortais de la Maison Tanguay, prison provinciale pour femmes dans le nord de Montréal. Avec six de mes camarades du Front de libération des femmes du Québec (FLFQ), j’y avais purgé une sentence de prison – de deux mois dans mon cas – pour avoir, en pleine cour et sous l’inique Loi sur les mesures de guerre, osé défier le pouvoir patriarcal qui interdisait aux Québécoises d’être jurées [2].

Mon univers personnel venait de basculer. Mon univers politique et féministe aussi. Ces six semaines de travaux forcés, de vampirisation quotidienne de nos forces vitales, ligotées dans le carcan étouffant de la prison des femmes d’il y a 44 ans – qui n’a cependant pas réussi à nous museler, loin de là! –, laisseront à jamais leurs marques au fer rouge en moi. Cette expérience d’emprisonnement fut aussi la plus belle histoire de solidarité féministe que je n’ai jamais vécue, côte à côte, cœur à cœur, main dans la main avec mes six camarades et mes autres compagnes prisonnières, sœurs de lutte et sœurs de souffrance. Mais quel trou noir éclatant, la prison des femmes! Quelle démonstration lumineuse des ténèbres de notre exploitation! Comme je l’explique dans mon livre (En prison pour la cause des femmes, p. 92), dès la première semaine, nous réalisons que nos compagnes dites de droit commun sont, au même titre que nous, des prisonnières politiques. Nous sommes, les unes comme les autres, l’envers et l’endroit de l’appropriation masculine de l’existence des femmes :

Nous, les «bonnes petites filles», punies pour avoir dérogé aux normes du pouvoir masculin, pour avoir dénoncé de manière soi-disant illégale et contraire au sacro-saint modèle de la féminité, la discrimination tout à fait légale des hommes envers les femmes! Et elles, les «mauvaises filles», «filles de vie» ou prostituées, fraudeuses et voleuses, sont à peu près toutes là, dans notre section du moins, à cause d’un homme (amant, ami, pimp, client) – invisible évidemment – et sont aussi punies pour être hors normes et illégales! Vierges ou putains, quel que soit le côté de la médaille où nous nous trouvons, nous contrevenons, les unes et les autres, aux normes d’un même pouvoir, d’un même système.

Nous faisons le constat révoltant que non seulement la plupart de nos compagnes sont en prison parce qu’elles sont des femmes, mais aussi parce qu’elles sont pauvres.

Est-il nécessaire de préciser que la violence discriminatoire de l’emprisonnement des femmes, vécue in situ en 1971, a représenté un indescriptible tremblement de terre pour la féministe encore verte et inexpérimentée que j’étais? Si le choc a eu des effets à des degrés plus ou moins violents sur mes six camarades, il a été dévastateur pour moi : ce fut une véritable déstructuration psychologique, sociale et politique qui a laissé des traces indélébiles sur ma vie. Je ne fus plus jamais la même après le 8 avril 1971.

Nouvelle féministe radicale du jeune FLF, convaincue que notre lutte valait amplement les six semaines de prison que je venais de vivre, je quittais le « ranch à Jeannette [3] » décapée à l’os et le cœur calciné. J’avais été transformée autant par ce que j’avais vu de la situation des femmes en prison que par ce que je venais de vivre dans mon histoire affective personnelle.

Durant au moins les trois premières semaines de l’emprisonnement, j’avais été sans nouvelles de ma mère et de ma famille. Je n’avais reçu que très peu de messages de mes amies intimes qui se trouvaient à l’extérieur. Pour moi qui carburais à la solidarité, je tombais de haut. Malgré la délicatesse et l’amitié attentives de mes six camarades de militance incarcérées avec moi, je me suis sentie totalement abandonnée par les personnes les plus significatives de ma vie.

À cause de la surveillance policière totalitaire des Mesures de guerre et de la consigne de silence que nous nous étions imposée pour assurer notre sécurité et l’efficacité de notre geste, je n’avais pu prévenir ma mère – qui habitait la région soreloise – de notre action-choc. Je prenais appui sur notre solidarité mère-fille et sur notre confiance mutuelle qui avaient déjà fait leurs preuves. J’avais l’entière certitude que ma chère maman déchiffrerait les raisons de mon silence. Mais je n’avais pu anticiper l’ampleur de la violence de cet événement sur elle. Pour ma mère, ce fut un véritable traumatisme que sa fille bien-aimée se retrouve derrière des barreaux de prison. Même les raisons féministes n’avaient pas atténué le choc. Son cœur maternel avait éclaté de douleur et surtout de colère contre l’ignoble policier de la SQ qui lui téléphona, le lendemain de notre action, pour lui annoncer brutalement que non seulement sa fille était en prison, mais, de surcroît, qu’elle appartenait au Front de libération du Québec (FLQ) [4].

Ce long mutisme de ma mère me jetait dans un abîme de désespoir. Sa personnalité souriante et chaleureuse, son éducation forgée à l’aulne de l’honnêteté, sa consécration absolue à ses rôles de mère et d’épouse, toute son histoire de Québécoise de milieu modeste rêvant d’une vie meilleure pour ses enfants pouvaient cependant expliquer cette réaction. Mais dans l’immaturité de mes 24 ans, je n’avais pu l’anticiper. D’autant plus que ma mère et mon père se situaient plutôt à gauche politiquement et que ma mère appuyait mon engagement féministe, en accord avec la démarche du FLF où elle m’avait déjà accompagnée.

Maman et moi, nous nous aimions d’un amour mère-fille exceptionnel. Amour symbiotique bien sûr, où nous lisions mutuellement dans nos cœurs comme dans des livres ouverts. Amour fusionnel où elle souffrait mes souffrances, et moi, les siennes. Je n’avais pu prévenir maman de mon action et elle s’en était sentie trahie. Mais surtout, elle était en désaccord profond – bien qu’elle en approuvait l’objectif – avec la manière radicale, extrémiste et violente à ses yeux de mon geste. Elle n’aurait jamais cru que je pouvais « aller jusque là » comme elle me l’avouera plus tard : là aussi elle se sentait trahie. Durant les semaines interminables où je serai sans nouvelles d’elle, je me demandais qui pourrait bien me comprendre sur Terre si cette femme merveilleuse que j’adorais ne pouvait pas être solidaire de moi en cet instant crucial.

Après ces longues semaines de douloureux questionnements, je finis par conclure à un abandon de sa part. Ma mère m’avait bel et bien abandonnée, pensais-je, et il me fallait assumer ma solitude, mon autonomie, ma liberté. J’ai compris surtout que ma mère et moi étions bien différentes à plusieurs égards. Lucille n’était pas de ma génération, elle n’avait pas mon histoire et, dans la lucidité de mon regard féministe, je voyais qu’elle avait intériorisé beaucoup plus profondément que moi le modèle patriarcal de la femme douce et soumise.

C’est à ce moment précis que j’ai compris que la seule personne au monde qui pouvait me comprendre et me donner un appui inconditionnel, veiller sur moi et veiller à mes besoins, c’était moi-même. Désormais et pour le reste de mes jours, je ne m’appuierais que sur moi-même, que sur mes ressources intérieures. C’est dans mes profondeurs que se trouvaient mon unique guidance intérieure et mon seul appui. C’est le serment que je me fis en ces jours de mars-avril 1971. Voilà pourquoi je peux parler du 8 avril 1971 comme du jour de ma seconde naissance.


[1] Françoise Collin. Anthologie québécoise, 1977-2000. Textes rassemblés et présentés par Marie-Blanche Tahon. Remue-Ménage, 2014.

[2] Je fais le récit complet de ces événements dans En prison pour la cause des femmes. La conquête du banc des jurés. Remue-Ménage, 2007.

[3] C’est ainsi que nous avions baptisé la prison Tanguay, du prénom de la directrice de l’époque…

[4] Comme je le mentionne dans mon livre (p. 68): « Les policiers savaient très bien que nous n’étions pas du FLQ. Cette stratégie qui consistait à identifier au FLQ toute personne ou tout groupe de gauche (même le Parti québécois) sera généralisée durant la période des mesures de guerre. »