Sans titre
NICOLE BROSSARD
traduction quotidienne : la colère va et vient
souterraine épuisante sans saveur sans savoir
quelle partie de moi est ainsi entamée à distance
par l’irrationalité, la violence, la bêtise,
l’avidité, entamée à répétition par une circulation à vif,
numérique, effrénée de tromperies, de mépris
le simple fait d’écrire sur la colère me met en colère
la relance inutilement car je connais les réponses
à ce qui me met en colère tout comme je sais
d’où me vient ce qui la nourrit.
*
Comment une colère de femme devient-elle
une colère citoyenne, subversive, nationaliste, ouvrière;
féministe?
Comment va ma colère dans une démocratie en chute libre?
*
a) Une colère invisible est-elle un contresens
ou une formule culturelle adaptée à l’esclavage?
b) Une colère invisible se cache-t-elle dans un mal de tête,
un air bête, une mauvaise journée, une saute d’humeur,
une bonne journée de magasinage,
aime-t-elle son divan, dis-moi, dis-moi ce qui ne va pas?
*
Dans une société où tout le monde porte
un casque de protection réel, mental ou musical,
la colère est-elle vouée à se retourner contre qui la vit,
sous l’œil de surveillance de son moi-iPhone?
À quel moment la colère devient-elle redondante,
exercice de style* ou désespoir et chaudes larmes?
Colère qui crie ou colère qui tue? Déferlante ou tsunami?
Rainbow of darkness.
*
*Je pense ici au ridicule Jour de colère du 2 février 2014, à Paris.
la colère est ponctuelle,
explosive, épisodique.
Il en résulte parfois des arrestations,
des négociations, des solutions
qui la dissipent à court terme
*
pour qui ne peut déployer sa colère
somptueusement
et l’envoyer paître
dans un scénario social
le risque est grand de sombrer
dans la haine chronique ou le ressentiment.
*
La colère passe, le temps de balayer
les pensées, de soulever l’estomac, de faire
le vide
un grand vide avec du sang qui traîne
dans l’utérus, les mâchoires et aux tempes.
*
Les femmes ont des raisons spécifiques d’être en colère.
Le féminisme des quarante dernières années en a répertorié
plusieurs. Ce qui est moins bien identifié, c’est le tabou autour du
mot agressivité, car une colère est une manifestation d’agressivité
et celle-ci, on le sait, n’est pas « une affaire de femmes ».
Or, bonne nouvelle, il y a dans le mot agressivité de l’ardeur, du mordant
et l’énergie du combat. À moins d’avoir peur de perdre sa féminité,
sa douceur frelatée, il n’y a pas lieu de craindre
l’ardeur en soi qui mène à l’avènement et à l’affirmation de soi.
À quoi ressemble une colère amplifiée de pluriel féminin?
La colère est un microcosme de révolte, d’indignation, d’exaspération.
Une fois lancée, elle doit terminer son cycle. En ce sens, une colère
est toujours essentielle. Il n’y a pas de colère hypocrite ou accessoire.
Cela dit, on peut se demander si culturellement il y a des mises en scène
de la colère, comme il y a une mise en scène culturelle de la douleur du deuil
faite par des pleureuses. De même, on peut se demander si la colère d’un homme
qui croit son honneur perdu fait partie d’une mise en scène culturelle
infiniment plus vaste, voire meurtrière, que le désarroi qui en découle. Et que dire
des colères réservées aux femmes, colères hystériques, bien sûr, tapageuses
et reconnues, par une société traditionnelle ou du divertissement,
comme une théâtralisation, un amalgame petit drame du corps « excité »
et de la voix dite « pointue ».
En ce sens les FEMEN font un théâtre de la résistance et le fait de dénuder
leurs seins joue comme une garantie officielle que leur colère est une
colère de femme. On peut les dire radicales, théâtrales, violentes, féministes,
Elles vont au front avec la question : a-t-on le temps de se blesser soi-même
lorsqu’on est en colère?
*
Est-ce un oxymoron que de dire colère collective ? Ou est-ce une manière
de dire qu’on aimerait vraiment que colères de femmes soient si bien synchronisées
qu’elles puissent avoir des conséquences politiques vitales. Il faut aussi sans doute
se demander si une colère collective peut avoir lieu
sans un minimum de marge de manœuvre sociale et politique
car il est facile de penser que sans cette marge,
s’installent la répression, le châtiment, les sanctions
et sous un autre angle la résignation, l`affaissement, la soumission.
Avoir une marge de manœuvre signifie : ma colère est partagée,
nous pouvons en exprimer et analyser les motifs, et agir
sans être immédiatement moquées, arrêtées, interrogées,
lapidées ou, ma foi du bon dieu, cou coupé.
Pourquoi ma colère n’éclate-t-elle pas
comme je le voudrais, comme je l’imagine?
Parce que je réfléchis trop,
que je ne suis pas directement concernée,
parce que mon cerveau n’accepte plus
et n’arrive plus à « processer »
l’injustice, la bêtise, l’irrationalité, la cruauté,
l’inimaginable,
parce que la vitesse
des mots et des images,
et une morale multiforme érodent
le fin fil de lucidité et de désir qui donne
au sentiment, à l’émotion et au petit soi
l’élan de joie
Suis-je en colère pour le futur?
Ma colère est dans mon oui à la vie.