Une saison dans la culture du viol et la littérature canadienne

ZISHAD LAK

Illustration: Anne-Christine Guy

Le 16 novembre 2015, Steven Galloway, écrivain, professeur à l’Université de la Colombie-Britannique et directeur du programme de création littéraire, fut accusé d’inconduite par une étudiante et suspendu de ses fonctions académiques par son université. Deux jours plus tard, l’université diffusa une justification publique, évoquant des allégations sérieuses et invitant les étudiantEs inquiètEs pour leur bien-être et leur sécurité à faire appel aux services d’aide de l’université. UBC enclencha une enquête, confiée à Mary Ellen Boyd, juge retraitée de la Cour suprême de Colombie-Britannique. Cette dernière, après avoir recueilli les témoignages des plaignantes et de témoins, a livré un rapport à l’université, qui a décidé en juin 2016 de congédier Galloway pour inconduite et bris de confiance. Entre temps, les médias avaient fait état de plaintes portées contre Galloway pour harcèlement, agression sexuelle et intimidation. IndignéEs par le secret entourant le processus d’enquête et par les conclusions du rapport de la juge Boyd, plus de 80 collègues et écrivainEs canadienNEs ont signé une lettre ouverte exigeant une enquête indépendante sur la suspension de Galloway et sur la manière dont l’université a traité cette affaire.

Pour lire la lettre ouverte : https://www.ubcaccountable.com/open-letter/steven-galloway-ubc/

À propos du congédiement de Galloway : https://www.theglobeandmail.com/news/british-columbia/author-steven-galloway-fired-from-ubc-after-investigation-of-serious-allegations/article30557345/

Pour un récit sur les suites des événements à UBC : https://www.theglobeandmail.com/news/british-columbia/ubc-and-the-steven-galloway-affair/article32562653/

Pour la réplique de Zoe Todd à la lettre ouverte : https://storify.com/ZoeSTodd/rape-culture-canlit-and-you et https://www.quillandquire.com/omni/qa-zoe-todd-on-rape-culture-canlit-and-you/

Pour la réplique de Margaret Atwood à Zoe Todd : https://thewalrus.ca/margaret-atwood-on-the-galloway-affair/

 

 

Quel est le temps d’une culture? Quel est le rapport temporel entre la culture et l’individu? Entre le temps privé et le contexte culturel? Quand est-ce qu’une culture commence? La culture du viol a-t-elle une genèse ou est-elle sans commencement, encore et toujours recommencée? Cet « encore et toujours » oppresseur qui naturalise et normalise l’état de choses. Qu’en est-il d’« en même temps »? Crée-t-il un assemblage qui définit la culture? C’est la perpétuation de la culture dans le temps qui révèle sa structure, son point de départ, et qui permet d’envisager une fin possible. Tout se lie depuis et selon. C’est ce que sous-entend Zoe Todd quand elle fait le lien entre les réactions à l’affaire Galloway et la disparition des femmes autochtones « depuis toujours ». Et c’est aussi ce que veut dire Audra Simpson quand elle parle de la contextualisation. Sans contexte, explique Simpson, un crime est isolé de la structure qui le motive et l’anime, voire le normalise [1].

Commençons donc par le début. Pour situer le contexte, pour faire le lien entre le passé et le présent. Pour rassembler et assembler les « en même temps ». Le contexte, écrit Audra Simpson en réponse à Stephen Harper qui disait ne pas vouloir « commettre de la sociologie [2] », est justement ce qui permet d’inscrire les violences dans la société qui les voit survenir. Analyser le contexte évite l’atomisation du temps et du crime, nous implique tous et toutes. En ce qui concerne le cas que j’aborde ici, le scénario est assez familier pour celles qui ont déjà fréquenté une université, du déjà-vu. Le passé se répète et révèle ainsi une structure, un système. Lui, c’est un écrivain, bestseller. Il dirige le département de création littéraire de l’Université de la Colombie-Britannique. De ce département sont issues des vedettes de la littérature canadienne, selon les statistiques. Ses méthodes sont efficaces, rentables, selon ce que nous disent les médias. Elles, les plaignantes, les anonymes, sont des étudiantes. Lui est accusé d’avoir abusé de son pouvoir et de ses privilèges. Bien que cette dynamique nous soit familière, le résultat, lui, l’est moins; l’enquête aboutit au licenciement du maître. Voilà un résumé, un contexte approximatif et non détaillé. Car les détails importent peu dans le cadre de mon propos.

De grands noms de la littérature canadienne, certains issus de cette institution, signent une lettre qui conteste les modalités de l’enquête menée par l’université pour des raisons qui ne sont pas claires. Ce qui l’est toutefois, c’est que cette lettre est publiée en soutien à leur ami, le maître accusé, pourvu d’un nom au contraire des plaignantes. La littérature canadienne fait jaser (enfin! mais pour de mauvaises raisons) et plus on jase moins les choses sont claires.

Le traitement subi par le professeur, suspendu au moment où la lettre est publiée, serait injuste, dixit Joseph Boyden, collègue de l’accusé et signataire de la lettre qu’il fait circuler. Fort probablement, les plaignantes le rencontreront dans le département, lui, le professeur et elles, les étudiantes. On se sent mal à l’aise à la lecture de cette lettre. Le brouhaha du procès Ghomeshi vient tout juste de se calmer et l’encre de #IBelieveHer n’a pas encore séché. La proximité temporelle avec l’affaire Ghomeshi crée ce malaise. Mais n’est-ce pas le caractère d’une culture, d’un paradigme, que de se reproduire perpétuellement? Qu’un événement arrive peu de temps après l’autre et qu’entre temps il y en ait plusieurs dont on ne parle pas? L’affaire Ghomeshi était trop médiatisée pour qu’on puisse demeurer « objectif », pour qu’on puisse laisser les choses aux mains de la justice, des juges, de l’État, des mâles au pouvoir.

Les signataires de cette lettre ne sont pas des ignorantEs. Certains d’entre elles et eux ont modelé notre façon de voir le monde, nous ont appris à réfléchir, à voir au-delà des récits individuels, à les concevoir comme révélant des paradigmes. Bien que ce soit l’affaire Ghomeshi qui avait déclenché les débats sur le viol, sur les relations de pouvoir et sur la réponse inadéquate du système de justice aux plaintes déposées par les victimes, et bien que ce soit cette affaire qui ait été le plus souvent évoquée dans les débats autour de l’enquête menée à l’Université de la Colombie-Britannique, il y avait une autre enquête en cours au moment même de la publication et la circulation de cette lettre, en même temps : celle sur les allégations de femmes autochtones contre des policiers de Val-d’Or, menée par un autre corps de police, notoirement misogyne et raciste. Il y avait donc quelque chose pour contextualiser cette affaire, cet en même temps, une simultanéité temporelle, mais surtout une accumulation à travers le temps, un « encore et toujours ». Une accumulation qui signale une structure et révèle un processus continu qu’on a depuis nommé culture du viol.

C’est Zoe Todd, anthropologue métisse, qui a osé tenir tête aux signataires de la lettre, et surtout à Joseph Boyden, un écrivain s’identifiant comme autochtone, mais dont l’ascendance a depuis été remise en question. Dans son intervention, s’adressant à Boyden, Todd évoque les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, une cause que ce dernier promeut souvent dans les médias. Elle contextualise la violence faite aux femmes et s’inquiète de l’effet intimidant des mots d’auteurs et d’autrices renomméEs qui ont proclamé leur fraternité avec l’accusé. Zoe Todd fait appel à une autre forme de solidarité, une solidarité décoloniale, en ce qu’elle attire l’attention de Boyden sur une autre histoire et une autre continuité temporelle : le « viol de la terre », comme le formule Audra Simpson, et l’élimination des femmes autochtones. Dans son ouvrage The Beginning and End of Rape [3], Sarah Deer montre que ce n’est pas seulement l’association avec la création et la terre qui a fait de ces femmes des victimes de la violence patriarcale et coloniale. Lors de l’arrivée de colons européens, les femmes de plusieurs nations autochtones détenaient le pouvoir politique, ce qui était simplement inimaginable pour les arrivants européens, pour qui les femmes étaient la propriété légale de leurs maris. Deer, avocate de la nation Muscogee, nous rappelle que les premières lois punissant le viol aux États-Unis étaient dérivées des lois régissant la propriété. Elle constate dans les écrits des colons que ceux-ci s’étonnaient souvent du fait que les femmes autochtones avaient le contrôle de leur corps et de leur sexualité, ce qui les rendait, aux yeux de ces hommes, peu vertueuses et violables (ou bien non violables, car les agresser ne pouvait pas se qualifier comme un viol). Briser les femmes était donc une stratégie coloniale pour briser les communautés afin de pouvoir s’emparer de la terre et du pouvoir. Cette tradition se poursuit, bien que ce soit des étudiantes et non des femmes autochtones dans ce cas particulier; le déni de leur consentement est encore et toujours une manière d’exercer son pouvoir sur les femmes.

L’intention de Todd n’est pas de condamner l’accusé. Elle attire plutôt notre attention sur le fait que cette lettre de soutien rédigée par ceux et celles qui ont supposément le génie des mots sert les intérêts d’un homme en position de pouvoir et qu’elle traite les plaignantes, encore et toujours, anonymes et sacrifiables. Et c’est cela la culture du viol, quand la réputation de l’écrivain-professeur, le talent de l’étudiant nageur, le génie du cinéaste renommé passent avant les vies brisées des victimes, quand cette manière de penser devient la norme, un réflexe qui se reproduit à travers le temps, même chez les supposéEs intellectuelLEs d’une société. La culture du viol, ce n’est pas le viol lui-même (qui fait peur aux hommes en tant que mot et aux femmes en tant qu’acte), mais le fait que le viol, la violation des femmes, des êtres dépourvus de pouvoir, de leur corps, de leurs âmes, deviennent une réflexion après coup. On en a vu la preuve dans la réponse presque dédaigneuse de Boyden sur Twitter. Oui, écrit-il, le problème se situe dans les procédures de gestion des plaintes, et les victimes aussi peuvent profiter de meilleures procédures…

C’est donc dans un contexte colonial que Todd recadre l’affaire et intervient en s’adressant à Boyden, soulignant le fait qu’aucune écrivaine autochtone ne figure parmi les signataires de sa lettre. Atwood réplique à Todd et à d’autres personnes qui ont émis des critiques de la lettre ouverte, d’abord sur Twitter, ensuite dans un article publié dans The Walrus, sans pour autant répondre aux préoccupations que soulèvent ces dernières. S’il y a eu viol, dit Atwood, il faut faire appel à la police. Ce faisant, elle ignore à la fois l’histoire et le temps. Elle ne pense pas à Val-d’Or, ne fait pas la généalogie du viol. Val-d’Or est un temps parallèle, qui ne recoupe pas le temps d’Atwood. De plus, le viol, pour Atwood semble se résumer à un acte de pénétration qui laisse du sperme incriminant. N’oublions pas que le viol se définissait jadis aux États-Unis comme l’assaut sexuel d’une fille vierge par un étranger (Deer, 2015). L’absence de sperme est une raison suffisante pour Atwood d’absoudre l’accusé.

La géante de la littérature canadienne fait toutefois sa propre contextualisation. Elle interrompt la continuité temporelle qu’évoquent Todd et Simpson et Deer et tant d’autres écrivaines autochtones en comparant l’affaire au procès des sorcières de Salem, un procès aboutissant à l’exécution de vingt personnes, dont quatorze femmes et deux enfants, accusées de sorcellerie sans preuve concrète. Les femmes accusées ne se conformaient pas aux valeurs puritaines de l’époque, n’allaient pas à l’église ou étaient des esclaves racisées. La chasse aux sorcières de Salem a donc son histoire misogyne et raciste qui la situe dans le même contexte, la même historicisation et la même généalogie qu’évoquent Todd et al. Avec cette analogie, donc, Atwood montre les limites de son féminisme blanc : ahistorique et privilégié. L’histoire du procès de Salem est recontextualisée au profit de son ami; ce procès pour Atwood n’est plus un autre exemple de féminicide, mais un simple échec juridique et singulier qui, par hasard, aurait cette fois pour victime un professeur d’un département de création littéraire. Atwood utilise l’exemple d’un féminicide brutal pour défendre son ami, ce mâle au pouvoir, contre ces plaignantes anonymes qui, selon elle, devraient plutôt porter plainte à la police et non à l’Université. Parce que le viol est tout d’un coup une question de sperme juridique.

Comme la plupart des gens qui spéculent sur cette affaire, j’ignore tout du processus entrepris par l’Université de Colombie-Britannique ainsi que de la personnalité de l’accusé et des plaignantes. Je ne tâche pas de faire une enquête, mais cherche plutôt à faire ma propre contextualisation et temporalisation, pour que la culture du viol, de par la répétition qu’elle implique, ne perde pas son effet-choc. Ce qui choque n’est pas dans le mot « viol », bien qu’il évoque cet acte horrible, mais c’est plus que cela, ce doit être plus que cela. C’est « culture » qui doit choquer, qui doit évoquer une histoire, un paradigme, une temporalité, une répétition. C’est justement cette histoire, ce contexte, qui fait en sorte que nous venons rapidement à la rescousse de nos amis, de nos héros, des maîtres, parfois même, en diabolisant (le diable, la sorcière…) les victimes. C’est cette culture qui, malgré les statistiques et les faits, rend plausible l’histoire de la « jilted ex [4]» qui cherche sa vengeance en ruinant la réputation du maître. La culture est une accumulation d’événements dont les temps se recoupent pour ainsi en dévoiler la structure.

En 2016, un an après la fameuse proclamation de Justin Trudeau à propos de son cabinet paritaire, la culture du viol est encore et toujours perpétuée par ceux et celles qui nous forment et nous cultivent. Le premier ministre qui a énoncé le truisme « because it is 2015 » vient d’approuver le projet de Kinder Morgan de l’exploitation des terres sans le consentement de leurs premiers habitants. Ce ne sont pas des événements séparés, sans lien. Qu’un Donald Trump ou une Kellie Leitch soient des misogynes est d’une évidence presque gratuite; tout autant misogynes sont les professeurs gauchistes ou les cinéastes antifascistes comme Bertolucci. La structure sera maintenue à cause de nos amitiés et de nos alliances, tant que nous refuserons de les mettre en contexte et de les temporaliser, tant que nous refuserons de « commettre de la sociologie ».


[1] Audra Simpson, « The State is a Man: Theresa Spence, Loretta Sauders and the Gender of Settler Sovereignty”, dans Theory and Event, vol. 19, no 4, 2016.

[2] « Nouveau refus d’une enquête nationale sur les femmes autochtones, » 21 août 2014 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/681238/stephen-harper-tina-fontaine-enquete-refus

[3] Sarah Deer, The Beginning and End of Rape: Confronting Sexual Violence in Native America, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2015.

[4] Jian Ghomeshi avait d’abord qualifié les accusations contre lui de fausses allégations d’une amante éconduite : https://www.thestar.com/news/gta/2014/10/27/jian_ghomeshis_full_facebook_post_a_campaign_of_false_allegations_at_fault.html