Saint échec
Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent à « aller ainsi », voilà la catastrophe… (Benjamin, 1982, p.342)
Il y a quelques semaines, nous accompagnions des amis à une cabane à sucre. Tout sentait le vieux temps. Les murs du restaurant étaient ornés des vieilles photos en noir et blanc de la famille propriétaire en train de travailler sur le terrain. Le travail et la famille : les deux saintetés des bons et honnêtes gens. Un musicien en costume folklorique jouait du violon à l’ancienne pour ainsi créer l’allure nostalgique des temps anciens. Or, toujours dans son style folklorique, il entamait, pour plaire à des plus jeunes qui constituaient un grand nombre de clients, des comptines moins âgées. The itsy bitsy spider et Skidamarink figuraient ainsi parmi des succès. Ici, on ne vend pas simplement l’érable, ni la bouffe (qui laisse souvent à désirer), mais une expérience; c’est plutôt la nostalgie qui est sur le menu : la promenade en calèche à deux dollars, la tire à trois dollars et un tour gratuit du processus de production lors duquel l’héritier de l’entreprise familial s’enorgueillit de l’efficience que les machines ont amenée à la production. Les moins jeunes clients, pour la plupart des jeunes parents de la classe moyenne, des professionnels, admirent la technologie qui permet à ce représentant de la famille (qui raconte le processus au « je »!) de produire en plus grande quantité en moins de temps. Ces produits se vendent finalement à prix élevés dans le magasin de souvenirs sur le terrain. Dans le temps qu’il me reste entre la jasette avec des amiEs et la surveillance de mon jeune fils enfermé dans sa chaise haute pour qu’il ne se sorte pas de l’espace qui nous est assigné, j’observe les tables qui se reconfigurent telles des îles isolées dans le restaurant; autour de chacune sont assises plusieurs familles qui à leur tour se séparent l’une de l’autre par une facture. C’est un site d’extrême hétéronormativité. Le passé « charmant » qui se vend dans cet espace est en effet directement en lien avec la totalité de l’opération, y compris la fierté du dauphin par rapport à la fois à la modernisation et à ses pères. Cette expérience me fait penser à deux lectures récentes; d’abord, les érables entaillés dont le jus coule dans les tubes et finit dans le magasin de souvenirs m’amènent à l’article de l’écrivaine anishnaabe Leanne Simpson, « Land as Pedagogy: Nishnaabeg Intelligence and Rebellious Transformation ». D’un autre côté, l’accent sur le patrimoine qui semble garantir la continuité de l’entreprise familiale invoque un autre ouvrage qui contredit parfois les propos de Simpson : The Queer Art of Failure de Jack Halberstam. Or, ce que ces deux textes ont en commun est le fait que la résistance qu’ils proposent remet en question le concept libéral d’agentivité et se distingue de ce que Halberstam désigne comme « liberal gestures of defiance ».
Les premières pages de l’article de Simpson racontent la première rencontre d’une jeune fille anishnaabe, Kwezens, avec le jus d’érable, sous la forme d’un poème narratif qui s’intitule « Kwezens makes a lovely discovery ». Lors de sa promenade printanière Kwezens croise un écureuil roux sur l’érable, qui grignote une écorce :
Nibble, nibble suck. Nibble, nibble suck. Nibble, nibble, suck. Nibble, nibble, suck.
Kwezens imite l’écureuil :
MMMMMMMMmmmmmm.
This stuff tastes good. It’s real, sweet water.
MMMMMmmmmmm.
Elle apporte ensuite ce jus sucré à sa mère qui l’interroge sur le nectar et vérifie que sa fille a performé les rituels appropriés à la suite de cette découverte. Cela inclut la gratitude envers l’écureuil roux. Rassurée, la mère n’hésite pas à croire sa fille, mais apprend à son tour le nouveau savoir :
Kwezens tells her doodoom the story, She believes every word because she is her Kwezens and they love each other very much.
Le lendemain, un groupe de femmes, des tantes qui accompagnent Kwezens et sa mère à l’érable, se mettent à extraire le jus sucré qu’elles bouilliront ensuite en sirop :
Ever since, every Ziigwan [printemp] those Michi Saagiig Nishnaabekwewag [Ojibwées] collect that sweet water and boil it up and boil it down into that sweet, sweet sugar all thanks to Kwezens and her lovely discovery, and to Ajidamoo [écureuil roux] and her precious teaching and to Ninaatigoog [érables] and their boundless sharing
L’article de Simpson offre une analyse fort intéressante de ce récit. Or, ce qui m’intéresse avant tout est la dynamique de pouvoir épistémique et le contraste avec mes observations à la cabane à sucre commerciale. Ici, Kwezens n’hérite pas l’érable de sa famille et des générations précédentes; au contraire, c’est elle qui apprend à sa mère et à ses tantes à récolter l’eau sucrée (nous comprenons ici que le mot tante ne désigne pas nécessairement un lien œdipal et familial, mais marque la participation dans une socialité). À son tour, Kwezens obtient ce jus en imitant les gestes de l’écureuil, et lui en rend grâce tout de suite après. Ainsi, écrit Simpson, Kwezens « comes to know maple in the context of love. » On est ici loin du dauphin érablier qui ne rend grâce qu’à ses machines, loin aussi des liens strictement familiaux et masculins. Simpson explique d’ailleurs la source de ce récit dans une note de bas de page:
It is a traditional practice to begin by talking about how I learned this story and how I relate to it. This is a traditional Michi Saagiig Nishnaabeg story that I learned from Washkigaamagki (Curve Lake First Nation) Elder Gidigaa Migizi (Doug Williams). This is my own re-telling of it, and it is one of the ways I tell it in March, when my family and I are in the sugar bush, making maple syrup. I have chosen to gender the main character as a girl because I identify as a women, but the story can be and should be told using all genders. Michi Saagiig Nishnaabeg refers to Mississauga Ojibwe people, and our territory is the north shore of Lake Huron in what is now known as Ontario, Canada. We are part of the larger Anishinaabeg nation.
En effet, plus que le récit lui-même, c’est cette note et son contraste avec les stipulations du guide à la cabane à sucre ainsi que son rapport à la mémoire et à l’ouvrage de Halberstam qui ont déclenché mes réflexions ici.
Dans son ouvrage The Queer Art of Failure, Halberstam explicite ses pensées sur deux concepts queer : l’oubli et l’échec. Si le succès s’inscrit dans un progrès qui dépend de la continuité, stipule Halberstam, l’oubli, comme une rupture dans cette temporalité linéaire, marque un échec émancipatoire. Les réflexions de Simpson et son poème nous montrent toutefois que la continuité hétéronormative et capitaliste à laquelle se réfère Halberstam ne provient pas de la mémoire, mais plutôt de l’oubli. Le chansonnier en habits anachroniques qui chante Itsy bitsy spider ne représente pas la mémoire, pas plus qu’il ne renforce l’oubli. Oublier d’abord le fait que cette entreprise familiale est elle-même le produit d’une rupture, qu’elle est bâtie sur la terre algonquine non cédée. Absorbés par le charme campagnard, on oublie que les femmes dans toute cette opération ne sont présentes que derrière le comptoir, servant la nourriture.
Qui plus est, la note de bas de page de Simpson rend l’interlocuteur conscient du sujet-conteur, du fait que sa mémoire n’en est qu’une parmi tant d’autres qui viennent intercepter l’Histoire. Je propose donc que contrairement à ce que stipule Halberstam, l’échec queer qu’elle désire provienne en fait de la remémoration. Une remémoration qui ne cherche pas à réinstaurer la ligne temporelle, mais s’offre comme un remembrement (Stewart, 1996). Pour qu’il y ait du remembrement, il faut d’abord un démembrement, une défiguration de la logique établie. La résistance d’un tel point de vue ne sera pas une participation libérale afin d’inclure un plus grand nombre dans le système, mais une désidentification par rapport au système même. Plus précisément, une résistance féministe dans cette perspective ne cherchera pas à applaudir le succès des femmes dans les entreprises capitalistes, mais veillera à interrompre la logique dont la continuité dépend de ce succès. Ce n’est pas l’égalité, mais la rupture qui sera l’objectif d’une telle lutte. Cette rupture s’actualise parfois par la simple présence de certains corps et certains récits dans certains espaces. Ici, le récit de Simpson interrompt la continuité patriarcale de l’érablier et de son entreprise. L’amour qu’éprouve Kwezens, la présence collective des tantes et celle de l’écureuil roux forment un récit qui nuit à l’Histoire dont l’héritier de la cabane à sucre est détenteur. Ainsi, les objectifs d’une lutte queer s’inscriront, selon Moten et Harney dans « [n]ot so much the abolition of prisons but the abolition of a society that could have prisons, that could have slavery, that could have the wage, and therefore not abolition as the elimination of anything but abolition as the founding of a new society. »(2004, p.114)
On assiste ces jours-ci à des manifestations et à des grèves dont le but est d’interrompre le progrès qui marque la continuité du statu quo. Les femmes qui sortent dans la rue avertissent la société québécoise du fait que le progrès libéral constitue une catastrophe pour les opprimées, qu’il leur coûte leur main-d’œuvre, le contrôle de leurs corps et de leurs systèmes de reproduction. Ce sont des gestes de défaillance importante, certes, et, qui sait, peut-être même historiques; n’oublions toutefois pas qu’il n’y a pas juste des printemps tous les deux ans pour résister à un système ultra-capitaliste qui cherche à assimiler et à s’approprier non seulement les opprimées, mais aussi leurs luttes pour l’émancipation; si la ligne vers le progrès construit sa continuité par le biais de l’oubli et de l’élision, la meilleure façon de contrer cette force monstrueuse serait peut-être de s’y désidentifier et de « remembrer » nos propres temporalités et socialités de tout ce qui est rejeté par cette ligne. Sortons, certes, mais surtout échouons.
Bibliographie Benjamin, Walter, Charles Baudelaire, Paris, Payot, 1982. Halberstam, Jack, The Queer Art of Failure, Durham, Duke University Press, 2011. Stewart, Kathleen, A Space on the Side of the Road, Princeton, Princeton University Press, 1996. Moten, Fred and Stefano Harney, « The University and the Undercommons: Seven Theses », Social Text, vol. 22, no. 2, été 2004. Simpson, Leanne, « Land As Pedagogy : Nishnaabeg Intelligence and Rebellious Transformation », dans Decolonization: Indigeneity, Education & Society, vol. 3, no 3, 2014, p.1-25.