Il restera bien quelque chose de cet informe qui nous fonde (fragments)
MARIE-HÉLÈNE VOYER
Illustration : Catherine Lefrançois
Je reçois un message de mon amie Marie-Michèle qui me propose d’écrire au sujet de la transmission : « Me semble que ça t’irait bien ça… je dis ça, je dis rien. » Je ne lui promets rien. Ça infuse. Ça décante. Je multiplie les bouts de papier. Je détache des fragments [1].
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Chaque fois que j’écris me revient ce jeu auquel ma mère s’adonnait parfois avec moi. Elle dessinait d’abord sur une feuille des lignes tortueuses et torturées. Des barbeaux têtus et obscurs. Je devais ensuite choisir un autre crayon et repasser sur certaines lignes, insister sur certains traits pour faire jaillir une image :
Regarde, un lièvre!
Regarde, une oie!
Dans ces moments rares, je parvenais à attraper l’offrande fugitive de ses étonnements. Je pense souvent à ce jeu d’elle et de moi. Elle m’obligeait à faire naître des images de l’informe; je lui apprenais l’étonnement.
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J’essaie de dresser la liste des fragments d’elle qui me constituent.
Ma mère cueillait des choses pour que je les avale. Des fruits infimes un peu acides. Des saveurs brutes et sans apprêt. Des trésors de patience. Quel poids occupent en moi toutes ces choses avalées? Je ne connais pas ma densité. Je ne sais pas exactement ce qu’elle m’a transmis. Je ne magnifie rien. Je ne la magnifie pas. La nostalgie a le goût écœurant des fruits trop mûrs. Je n’y cède pas.
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Je pense à Mathieu Riboulet qui parle de cette généalogie du transitoire qui nous fonde [2]. Je ne suis pas certaine des vies qui me traversent. Tous mes gestes sont des calques. Mes traits ne m’appartiennent pas. Ma bouche parle double. Je me trouve des aïeules peu aimables. Je réécris leurs vies honteuses. J’insiste sur certains traits; j’amplifie. L’une d’elles se plaisait à ébouillanter les chiens du voisinage qui osaient s’aventurer près de sa galerie. Un soir d’orage, elle a été défigurée par l’explosion de sa lampe à huile. Étrange retour du même. Je cherche des métaphores. Je cherche ce qui me défigure.
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Mon front est traversé de lignes inquiètes. Je suis la somme de mes fatigues. Mes épaules accueillent chaque jour des épuisements neufs. Je cherche comment réussir à dissimuler tout ce que je charrie comme violence et désirs [3]. Je creuse tout ça. Écrire je m’est inconfortable. Je préfère écrire nous.
Nos mères traînaient à leurs pieds des chagrins mal essorés.
Nous nous enfargeons dans le souvenir de leurs gestes.
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Je relie entre elles les vies ordinaires qui me traversent.
Que restera-t-il de ce peu qui nous fonde?
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Ma vie est remplie de photographies latentes. Je creuse toujours les mêmes sillons. Mes mains m’encombrent. Je contiens mes élans. J’ai des pensées murmurantes. Je n’aime qu’aux heures indues. Je suis la somme de mes pudeurs.
Je pense souvent aux ruines. Je ne crains pas les corps souillés. J’ai appris à respirer fort au milieu du pire [4]. Je sais que chaque vie porte en elle des espérances anciennes. J’écris pour ces vies. J’écris pour que d’autres mains encombrent mes mains déjà encombrées.
J’habite une colère toujours intacte. Je suis la somme de mes impatiences. Je n’oublie rien. Je vis avec mes mortes. Je fais corps avec mes disparues. Je respire parmi les vivantes. Je suis double, je suis triple. Quand je dis moi, je dis nous.
Et alors quoi? Je ne vois pas exactement ce que, de tout ça, je pourrai transmettre. Tous mes mots sont oubliables. Je me réjouis de ne pas être mémorable. Je ne magnifie pas, je ne magnifie rien. Le contentement de soi a le goût fade des fruits trop verts. Je n’y cède pas.
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J’écris, je chiffonne, je déplie. Je note des souvenirs sur des bouts de papier que je perds aussitôt. J’écris encore. Où que j’aille, quoi que je fasse, ce désir constamment me nargue, qui sauve et qui tue [5]. J’écris nous; je suis la somme des vies qui me précèdent, m’accompagnent et me suivent. Tout ceci est tortueux. Ce que nous léguerons est multiple et informe. J’écris je, mais je veux dire nous. Mes mots sont des échos pâles où résonnent d’autres vies que la mienne.
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J’ai peu de certitudes.
Nos vies se nourrissent d’images élémentaires.
Nos amours sont des oiseaux lents.
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Nous sommes infusées de gestes inédits. Nos corps sont multiples, ordinaires et fiers. Nous avons tout à prendre, tout à donner. Nous habitons une joie intacte. Nous cueillons des fruits rouges pour qu’on les avale. Nous faisons naître des formes de la multiplicité qui nous façonne. Nous faisons naître des images de nos soifs désirantes.
Il restera bien quelque chose de cet informe qui nous fonde.
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[1] Ces fragments s’inscrivent dans un chantier d’écriture qui porte sur la mémoire et pour lequel je bénéficie d’une bourse du CALQ.
[2] Mathieu Riboulet, Avec Bastien, Lagrasse, Éditions Verdier, 2010.
[3] Annie Ernaux, La femme gelée, Paris, Gallimard coll. « Folio », 1981.
[4] Denise Desautels, Ce désir toujours. Un abécédaire, Leméac coll. « Ici l’ailleurs », 2005.
[5] Denise Desautels, Ce désir toujours. Un abécédaire, Ibid.