Repenser les transmissions familiales : perspectives queer
CHARLOTTE DESPLAT
Illustration : Catherine Lefrançois
L’appel de textes de Françoise Stéréo invoquait la transmission, le futur et l’imaginaire. C’est de manière un peu détournée que j’ai choisi d’aborder ce sujet en me questionnant sur la reproduction familiale et sur les critiques queers de celle-ci. Je suis étudiante à la maîtrise en sociologie à l’Université Laval et je travaille, dans le cadre de mon mémoire, sur le roller derby à Québec et les possibilités de subversion de l’hétéronormativité qu’il offre. Pour ce faire, j’utilise principalement des théories queers, c’est pourquoi le thème dont je parle aujourd’hui est très proche de mes intérêts.
Je vais parler de la reproduction familiale, non pas au sens de la biologie (même si je le voulais je ne pourrais pas anyway…), mais plutôt au sens social, en pensant la famille moderne occidentale comme une institution hétéronormative, qui implique un cycle de vie individuel (et familial), lui aussi hétéronormatif. L’hétéronormativité fait référence à l’organisation sociale dominante centrée autour de l’idée que les hommes et les femmes seraient différent.e.s et complémentaires par essence. Cela touche la sexualité et l’amour (on est considéré.e.s hétéros jusqu’à preuve du contraire), mais également l’ensemble de nos modes d’organisation, incluant l’éducation, la loi, l’État, le commerce, la médecine, etc. (Berlant et Warner, 1998, 554). L’hétéronormativité est difficile à cerner puisque la culture hétéronormative est très diffuse et tellement intégrée (à travers des pratiques et discours) qu’elle paraît souvent naturelle et que remettre en question cette culture revient à remettre en question bon nombre de facettes de notre organisation sociale. Pourtant, l’hétéronormativité telle qu’on la définit plus haut ne se manifeste en Occident que depuis les débuts de la colonisation. Elle est d’ailleurs reliée à des questions raciales, coloniales, et capitalistes.
Le fondement de cette culture est la famille, une institution hétéronormative qui se base sur deux noyaux : « l’unité parent-enfant » et « l’unité époux-épouse » (Freeman, 2007, 297). On pourrait objecter à cela que les personnes homosexuelles peuvent aujourd’hui fonder une famille (notamment avoir des enfants), en effet, cependant toujours en respectant ce schéma familial et le rythme de vie qui lui est associé. C’est d’ailleurs dans cette ambiguïté que se dessine la différence entre les mouvements gais et lesbiens et les mouvements queers. Alors que les mouvements gais et lesbiens se battent pour leur reconnaissance et leur normalisation en demandant les mêmes droits que les hétéros, les personnes queers iels cherchent à repenser ce modèle et à multiplier les possibilités d’existence dans le but de se détacher (au moins à échelle individuelle) de la norme hétérosexuelle. Il ne s’agit donc pas d’être assimilé.es aux grandes institutions, mais bien de les déconstruire, de se questionner sur les prénotions sur lesquelles se base cette organisation utile à la (re)production.
Cette organisation familiale spécifique a des répercussions concrètes et répétitives sur le cycle de vie des individus. On naît dans une famille, on y grandit, l’adolescence est une période conflictuelle, puis ce sont les études ou le travail, la vie en appartement, la fête, les amours, le couple, l’acquisition d’une propriété privée avec jardin si possible, un animal de compagnie (le plus beau du quartier bien sûr), le mariage féérique ou rustique, les deux enfants, la conciliation travail-famille, parfois (souvent?) le divorce, la volonté de « refaire sa vie [1] », la retraite pour laquelle on n’a pas mis assez d’argent de côté, la mort pleurée par les enfants qui sont bloqués dans le même cycle que nous. Bon… il faut admettre que tout le monde n’a pas accès à ce mode de vie, loin de là, cependant, il reste que c’est le mode de vie qui est posé comme la norme, celui auquel on doit aspirer. Pour les personnes pour qui atteindre ce mode de vie (bourgeois) est plus complexe, voire impossible, la construction individuelle et familiale se fait alors en écart à la norme. Cette temporalité normative a notamment été critiquée par les queers pour son manque d’inclusion (voire la marginalisation qu’elle peut engendrer) des personnes issues des groupes minorisés.
Les critiques queers de la temporalité familiale se basent notamment sur le fait que « l’utilisation que font les queers du temps et de l’espace se développe en opposition aux institutions de la famille, l’hétérosexualité et la reproduction […] [2] » (Halberstam, 2003, 314). En résistant au cycle de vie hétéronormatif qui veut que l’on développe une famille dans un foyer, les personnes queers tendent à garder un mode de vie associé (à tort) à l’adolescence et au début de la vingtaine pendant une longue période de leur vie (Halberstam, 2003, 314).
Les critiques queers de la famille ne se font pas que sur le plan de la temporalité, mais ont aussi cours quant à la parentalité. En effet, la parentalité a été conceptualisée historiquement comme un lien relationnel dérivant de la biologie, et qui serait accompagné de responsabilités. Les relations de parentalité tournent alors autour des normes de genre hétérosexuelles et la procréation est considérée comme un besoin primaire (Freeman, 2007, 297). Les êtres qui sont créés rentrent alors dès leur naissance – et même avant – dans l’ordre hétéronormatif; on ne fait pas seulement un bébé, on fait un garçon ou une fille. C’est ainsi que des identités se créent : père, mère, oncle, tante, neveu, nièce, et que seulement certains déplacements d’une identité à l’autre sont possibles : on peut passer de fille à mère, de neveu à oncle par exemple (Freeman, 2007, 310).
Réfléchir la parentalité dans une perspective queer nécessite en premier lieu de reconnaître qu’il s’agit d’un fait social plus que biologique. Ainsi, on ne reproduit pas seulement l’espèce, on reproduit la culture. On peut alors penser que la parentalité reposerait plus sur des aspects sociaux que biologiques. Par exemple :
Dans une culture hypothétique qui voit une enfant comme physiquement incomplète jusqu’à ce qu’elle ait les oreilles percées par un étranger, l’étranger pourrait être un progéniteur en quelques sortes. Dans une autre culture hypothétique dans laquelle la mère doit léguer un héritage musical à un enfant, l’acte de chanter pourrait être central au processus de gestation (Freeman, 2007, 300).
En sortant du modèle hétérosexuel se basant sur la complémentarité homme-femme et l’identité de genre fixe dans le temps, les personnes queers peuvent observer des déplacements d’identité (sur le plan du genre comme de la génération) au sein de la famille tels qu’un neveu devenir tante ou une mère devenir fils (Freeman, 2007, 310).
Sortir de la vision de la famille comme une institution sacrée, basée sur l’amour et la biologie, pour s’intéresser à sa dimension sociale permet de constater que d’autres forces entrent en compte. Étudier la famille et les normes qui la traversent nous permet alors de porter une réflexion sur la société en général. En introduction, j’ai annoncé que la reproduction familiale était reliée à la reproduction nationale; c’est en effet à travers les normes familiales concernant le couple et les enfants que se reflètent l’identité nationale et les normes de la société dans un sens plus large, passant notamment de la loi aux pratiques et des pratiques à la loi. On peut dire que la famille est un médiateur et une métaphore de la nation (Berlant et Warner, 1998, 549). La famille a alors un rôle central dans la création de la citoyenneté et les enfants et fœtus se sont vus « élevés à la place de la nationalité sanctifiée [3] », alors que les couples mariés et les familles ont accès à des privilèges économiques auxquels les célibataires ne peuvent rêver (Berlant et Warner, 1998, 550). Les exclu.e.s de la famille, comme les personnes queers seraient-iels donc par extension les exclu.e.s de la nation?
Les réflexions que j’ai apportées ici sont introductives, il me semblait tout de même intéressant de lancer la discussion sur le thème de la reproduction familiale et sur les critiques qui peuvent en être faites. L’institution familiale est très normée – on l’a vu – et cela a pour effet d’exclure de nombreuses personnes. Ne cherchant pas à être assimilé.e.s, les personnes queers ont tenté de déconstruire les conceptions de la famille, à travers la théorie et les pratiques en proposant notamment de vivre d’autres formes de relations familiales. On peut alors se questionner à savoir sur quoi se base la transmission familiale, et par extension nationale, lorsqu’on sort du cadre hétéronormatif où les gênes et la classe, par exemple, ne sont pas nécessaires à la filiation. Si on pense différentes formes de relations filiales impliquant de multiples possibilités de temporalités et de liens interpersonnels, serait-il possible aussi de penser leS transmissionS comme des phénomènes multiples, complexes, subjectifs et non linéaires?
[1] Expression qui montre magnifiquement bien comment le couple se situe au centre de la vie des individus.
[2] Ma traduction de « Queer uses of time and space develop in opposition to the institutions of family, heterosexuality and reproduction […] » (Halberstam, 2003, 314).
[3] Ma traduction de : « elevated to the place of sanctified nationality » (Berlant et Warner, 1998, 550).