Réparer une toilette, un carnet de poésie à la main
SOLÈNE TANGUAY
Illustration : Catherine Lefrançois
La question de la transmission est nécessaire. En cette époque où le poulet donne l’impression de pousser dans le plastique et où tout se commande en un simple clic, on est sur le point de payer cher le prix de ce mépris et de cette société du jetable. Savons-nous apprécier le savoir des autres, le temps et les ressources consacrées? Où l’appréciation pourrait-elle nous mener? Et si l’avenir de notre autonomie, de notre survie dépendait des savoirs en tous genres : de la survie matérielle à l’analyse scientifico-intellectuelle?
Comme femmes, nous avons longtemps été gardées loin de la transmission des savoirs considérés comme les plus prestigieux. Lorsque nous avons ignoré les interdits, on nous a traitées de sorcières [1]. La clandestinité a été le lot de bien des sages-femmes, l’université était réservée aux hommes, pour ne nommer que ces seuls exemples du pouvoir que certains tentaient de maintenir.
« Cueillez des petits fruits, mesdames, on rentrera pour souper », dixit les chéris.
Notre revanche aura été de tirer un maximum de connaissances et voyez ce qui a été transmis : teinture, remède, confiture, alcool, artisanat, poursuivez la liste.
Pourquoi faudrait-il en apprendre davantage, viser la connaissance absolue, l’essence? Outre le fait que personne n’aime payer, se faire demander sa carte de crédit, alors qu’on n’a rien saisi du jargon du plombier ou de l’informaticienne, l’autonomie est le cœur de notre liberté et le savoir en est la clé de voûte. Imaginez ce qu’il y a à gagner à comprendre et savoir faire les choses. La fierté et la confiance sont émancipatrices et elles découlent directement du savoir. La confiance de se lancer dans un projet, la fierté de l’accomplissement, le tout donnant le droit de croire qu’il est possible d’être autonome dans nos prises de décisions et nos actions. Être l’actrice principale de sa propre vie.
L’appréciation est également le fruit de cette connaissance. Les poivrons ne prendront plus le chemin du compostage quand vous les aurez arrosés et regardés pousser des semaines durant. Aucun gâteau trop gros ne sera commandé une fois la chimie pâtissière maîtrisée, terminé le gaspillage. Les pantalons et les bas troués n’atterriront plus dans la poubelle puisque vous saurez les repriser.
Cette appréciation engendre à son tour la reconnaissance. Notre reconnaissance ira vers le fermier qui aura raté le lever de ses enfants pour aller traire les vaches qui nous donneront le lait que nous mettons dans les céréales de nos enfants – enfants que nous avons la chance de voir chaque matin. Notre reconnaissance ira aussi vers la femme qui a sué pour nourrir les festivaliers par milliers, soir après soir. Nous serons aussi reconnaissants des doigts de fée qui reprisent et cousent les vêtements que nous portons, sous des toits qui menacent de s’effondrer dans un pays où les droits des travailleuses sont trop souvent bafoués.
La reconnaissance donne envie de prendre soin, de limiter le gaspillage, de partager des ressources, d’imiter, d’inspirer à son tour.
Les rencontres seront riches, les échanges plus égalitaires. Une communauté en naîtra. C’est l’aboutissement évident à l’appréciation précédemment nommée, au respect, au partage de valeurs.
Ce rapport égalitaire, nous en avons grandement besoin.
D’ailleurs, quoi de mieux que cette reconnaissance pour donner envie de militer pour de meilleures conditions de travail et de vie pour nos concitoyen.ne.s, un autre champ de transmission essentiel, celui de la politique. La politisation par la connaissance des enjeux, l’analyse, le regard global qui permet de mieux agir localement. Penser. Lutter. Aimer.
Ne vous méprenez pas, l’idée n’est pas de prôner le mode de vie des makers; la modernité et l’industrialisation ont allégé de beaucoup nos vies. Il ne faut pas retomber dans le panneau de vouloir tout faire soi-même, autrement la société des loisirs fera un pas de recul. Le romantisme de la vie d’autrefois est contre-productif, ils travaillaient en chien, les gens. La reconnaissance des professions et le partage sont des avenues à privilégier pour permettre davantage l’autosuffisance des communautés et l’affranchissement des pouvoirs externes.
Vous voulez sauver la planète, vous sauver vous-mêmes… le savoir vous rendra critique, il vous frayera un chemin vers la liberté. Aucun détail ne doit vous échapper : à vos livres, cuillères, tournevis, manuels, jardinières, voiliers, échelles ou leviers.
[1] Witches, Midwives and Nurses. A History of Women Healersest, paru en 1973 chez The Feminist Press at CUNY. La traduction française est parue aux Éditions du remue-ménage en 1976 : Sorcières, sages-femmes et infirmières. Une histoire des femmes et de la médecine — Barbara Ehrenreich et Deirdre English.