Si Réjean Ducharme était une femme

SARAH-LOUISE PELLETIER

Illustration: Nadia Morin

 

L’avalée des avalés. Un été. Quinze ans, peut-être seize, qu’importe. Le sentiment d’un mois de juillet interminable – j’aurais pu être un personnage de Tu dors Nicole, l’esthétisation de Stéphane Lafleur en moins. Premiers questionnements informulables sur ce grand thème, vous savez, celui du « sens de l’existence ». Le coup avait été fatal, j’avais traversé de l’autre côté, accompagnée par Ducharme. Il n’y aurait pas de retour.

Réjean Ducharme est l’un de ces écrivains dont je me tiens loin. Si, à la découverte d’une écriture mettant en scène une singularité forte, j’ai tendance à tout lire ce qui a été publié par l’auteur avec une avidité boulimique, dévorant un livre après l’autre, cette habitude de lecture ne s’est pas manifestée à la suite de mon premier contact avec l’univers ducharmien. L’avalée des avalés aura plutôt suscité un effet lectoral tout à fait inédit chez moi, celui de m’éloigner de l’œuvre. Parce qu’il me bouleverse, j’ai en effet ressenti le besoin d’espacer mes lectures de Ducharme de quelques mois, sinon de quelques années. Une fois refermés, je dépose chacun des romans de Ducharme l’un à côté de l’autre dans ma bibliothèque puis je n’ose plus les rouvrir. L’œuvre complète se tient là, son stoïcisme et son immuabilité étant proportionnels à mon absence de désir d’en relire une page, comme ça, pour le plaisir, un geste que je fais pourtant régulièrement avec d’autres romans comme ceux d’Ernaux ou de Duras. Quelque chose me tient à distance.

Je pense qu’il s’agit là de ce qu’on appelle communément un « sentiment d’admiration », mais un sentiment d’admiration qui, en l’occurrence, brise chaque fois quelque chose en moi. Il ne s’agit pas là, en effet, d’une œuvre que j’aurais voulu écrire comme je peux m’en faire la remarque pour un tas d’autres romans. Non, il s’agit précisément d’une œuvre que je n’aurais jamais pu écrire, tant elle désigne et représente tout ce qui en moi tend vers la fuite, vers l’innommable, vers mon irreprésentable. Ducharme se prête à ce jeu et quiconque qui désire le lire doit savoir qu’il est en proie à son propre bris.

Certains lisent pour chercher un certain réconfort par l’identification que permet la littérature (j’en suis). Or, pour moi, la littérature a également beaucoup à voir avec cette dynamique du bris. Les auteurs qui me fascinent sont ceux qui me creusent, qui me laissent en plan, qui se tapissent là, dans la béance même de toute existence. Ducharme est, pour moi, un de ces écrivains qui atteignent avant nous le bord de nous-mêmes. Car Ducharme est bel et bien un écrivain violent, dans le sens d’une écriture violente, qui brise – le langage, le rapport au discours social, la logique causale. Or, la violence du texte ducharmien repose peut-être encore davantage sur cette façon dont il met en scène le lieu de la première entame, et qu’il me place aussitôt devant ce constat que nous sommes tous des êtres manquants. Et me revoilà du même coup délestée de l’illusion « comblante » du langage.

M’initiant ainsi à la dimension non consolatrice de la littérature, L’avalée des avalés aura donc joué un rôle « inaugural » pour l’adolescente que j’étais. C’est Ducharme qui m’a fait entrer « en » littérature – oui, j’en parle volontiers comme d’un pays. Cette rencontre est restée pour moi une sorte de premier voyage vers ce pays exigeant de la littérature pour quiconque s’y engage réellement.

Tout récemment, j’ai lu ce mot de l’écrivain Michel Houellebecq qui disait à peu près : « Je n’aime pas assez la vie pour me passer de l’écriture. » Ma rencontre avec Ducharme m’a conduite à un constat analogue, à savoir que « je n’aime pas assez la vie pour me passer de la littérature ». Il faudra penser à accuser Ducharme pour mon penchant bovaryste.

*

Dans un cours du baccalauréat en études littéraires auquel j’étais inscrite à l’hiver dernier, le très beau récit de Flora Balzano, Soigne ta chute (1991), a été mis au programme. Le professeur proposait d’étudier les enjeux de cette prise de parole « au féminin » qui s’inscrit dans le courant des écritures migrantes. Jusque-là, il n’y avait rien de problématique, le professeur en faisait une très belle lecture, tout le monde était content.

Je me souviens d’avoir remarqué que l’écriture de Flora Balzano, bien qu’elle traduise l’expérience d’une femme immigrante, pouvait s’inscrire dans une tradition profondément québécoise de voix au « masculin » (pourquoi ce mot dissone-t-il, alors que l’expression « écriture au féminin » nous paraît tellement convenue ?). Plusieurs étudiants du cours avaient d’ailleurs rapproché l’écriture de Balzano à celles de Ferron, de VLB et d’Aquin, mais c’est surtout chez Ducharme que l’influence semblait la plus manifeste pour mes collègues. L’inventivité langagière, le recours à l’humour et à l’ironie tout comme la structure complexe du récit sont autant de traits d’écriture qui positionnent Balzano dans la filiation de ces écrivains québécois.

Ce qui est particulier avec l’écriture d’une femme et à plus forte raison d’une immigrante, c’est que ces stratégies narratives sont de véritables grilles de lecture à l’emporte-pièce pour les chercheurs : comment ne pas voir dans cette expérience de double marginalisation l’explication même des stratégies narratives employées par l’auteure ? On dira donc : Balzano réinvente le langage parce que c’est une femme ; Balzano a recours à l’humour parce que sa condition d’immigrante l’y conduit comme inévitablement ; Balzano utilise une structure narrative complexe parce que cela représente son expérience de migration. Et pourtant, Balzano ne s’inscrit-elle pas dans un courant qui, avant d’être féminin ou migrant, se situe dans une filiation éminemment québécoise ? Le fait qu’elle soit une femme et une immigrante doit-il nécessairement déterminer la perspective sur son œuvre ? À ces questions, la sociocritique répondra oui, certainement, et il n’est surtout pas question ici de ressusciter les théories barthésiennes sur « la mort de l’auteur ». L’étudiant de littérature abondera sans doute dans le même sens que le sociocritique, car il faut bien reconnaître que, pour un étudiant – et je parle ici à partir de ma propre expérience – ce type de lecture est absolument jubilatoire. L’œuvre « s’explique » avec autant de parce que puisés dans la biographie. L’écriture a un poids causal, si je puis dire, elle prend racine dans un réel immédiat. Or, s’il y a une jouissance certaine du côté de l’herméneute, il n’en demeure pas moins que ce réflexe lectoral du parce que me rend suspicieuse.

À la manière de cette lecture sociobiographique de Flora Balzano, on observe que la critique littéraire québécoise a eu tendance à produire de telles lectures ancrées – dans un contexte ou dans une vie – avec ses écrivains de la Révolution tranquille. Par exemple, l’œuvre d’Hubert Aquin est à peu près toujours lue comme la métaphore épistémologique d’un Québec colonisé, tout comme on a longtemps traqué les inflexions politiques dans les contes de Jacques Ferron. Même les livres illisibles (mais qu’il faut néanmoins lire !) de Lévy-Beaulieu sont la plupart du temps sauvés, in extremis, d’une lecture qui se suffirait à elle-même – « le huis clos devenant ici la métaphore d’un Québec emprisonné », « tel personnage pouvant être lu comme l’alter ego de tel membre du FLQ » – cherchez, vous trouverez une métaphore politique pour expliquer la raison d’être de ce roman. Cela étant dit, j’ajouterai aussitôt que ces lectures faisant dialoguer la littérature et la société n’ont rien de problématique et ont tout lieu d’exister. Là n’est pas le point.

Ce qu’il m’importe plutôt de constater, en l’occurrence, c’est que l’œuvre de Ducharme aura été presque complètement épargnée de cette lecture sociobiographique. Certes, quelques critiques se sont aventurés sur ce terrain, mais c’est au risque de faire une lecture réductrice de l’œuvre[1]. Peut-on attribuer ce regard différent sur l’œuvre ducharmienne au fait qu’on ne sait presque rien sur la vie de l’auteur, et qu’ainsi ses valeurs, sa posture, son éthos ne sont véritablement accessibles que par la façon dont ils se manifestent dans la scénographie textuelle ? Ainsi, l’auteur n’est repérable que dans la manière dont il se construit comme énonciateur dans le corps du texte. L’auteur est, pour ainsi dire, partout dans le texte, mais nulle part hors du texte. L’absence de l’auteur hors du texte aurait-elle conduit à lire l’œuvre ducharmienne davantage comme un objet autotélique, effaçant du même coup son inscription dans une époque? En aurait-il été autrement s’il avait fondé le Parti Rhinocéros, s’il avait été impliqué dans la crise d’Octobre, si on avait fait un documentaire sur la mise en scène de son suicide ?

C’est en réfléchissant à cette situation hypothétique d’un « Ducharme engagé » que j’en suis venue à imaginer la situation suivante, encore un peu plus farfelue : si Réjean Ducharme avait été une femme, qu’aurait-on pu observer ?

Selon la lecture qu’on a faite du récit de Flora Balzano, je ne peux qu’en déduire que Ducharme aurait été reçu comme l’auteure féministe de l’heure. Je me suis amusée à imaginer les titres de mémoire de maîtrise que son œuvre aurait pu inspirer : « Néologismes ducharmiens : l’agen-inven-tivité d’une écrivaine féministe », « Tout m’avale : la spirale comme motif d’émancipation », ou encore, « Remettre en question le patriarcat : André et Nicole envers et contre tous ».

Ducharme, par son refus marqué d’utiliser la langue dans ses usages courants, aurait certainement pu être considéré comme une auteure féministe – à tout le moins d’un point de vue stylistique. Il ne serait pas inutile, cette fois-ci, de ressusciter Barthes, lui qui décrivait d’une manière lumineuse dans sa Leçon (1977) la dimension fasciste de la langue. D’autres l’auront affirmé après Barthes, la langue est traversée par l’idéologie, et par là même, traduit une logique résolument patriarcale. La langue est, pour le formuler simplement, un des dispositifs du pouvoir. Foucault disait, à la suite de Lacan, « ça parle ». On l’aura tous constaté, « ça » parle à travers nous, c’est-à-dire qu’il y a à travers notre parole une reproduction constante de cette structure qui, dans la langue, impose sa vision binaire, hétéronormative, patriarcale.

Si l’on peut dire, d’une manière générale, que l’écriture consiste à rejouer son entrée dans la langue par le refus de faire un usage strictement communicationnel des mots, le style ducharmien m’apparaît particulièrement engagé dans une démarche de « révolution permanente du langage », pour reprendre l’expression de Barthes. Car c’est précisément ce à quoi correspond son travail d’écrivain : « dé-fasciser » la langue, la dévoyer de son idéologie pour créer une contre-langue. Si Réjean Ducharme avait été une femme, je n’ai donc aucun mal à imaginer qu’elle se serait alors inscrite dans le même regard critique que les études sur Nicole Brossard ou sur Louky Bersianik, pour ne nommer que ces deux figures tutélaires d’une littérature féministe. Pourquoi, dès lors, attendre que le genre oriente ma lecture de l’œuvre ? Je dirai donc, sans plus attendre, que Réjean Ducharme est, dans l’usage qu’il a fait de la langue, un écrivain résolument féministe.

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Peut-être qu’à l’image de la mise en exergue des romans de Ducharme dans ma bibliothèque, la critique littéraire québécoise aura elle aussi mis en exergue sa lecture de l’écrivain, en lisant l’œuvre à partir de l’œuvre. Peut-être, tout simplement, que les romans de Ducharme ne permettent aucun détour par le dehors, tant leur façon de jouer avec le matériau de langue nécessite un rapport total de proximité avec eux, une proximité qui expliquerait sans doute aussi ce besoin que j’ai ressenti de m’éloigner de l’œuvre.

Je comprends un peu mieux, dès lors, pourquoi ce ne pouvait être nul autre que Ducharme qui m’initierait à la littérature. Parce qu’il écrit des romans sans auteur. Ni femme, ni homme, ni patriote. Bienvenue au pays du Livre.

 

[1] Par exemple, l’hypothèse de Gilles Marcotte selon laquelle le lieu de l’enfance chez Ducharme incarnerait la métaphore d’un Québec infantilisé n’aura pas, semble-t-il, passé l’épreuve du temps, dans la mesure où elle a été peu actualisée dans les études contemporaines sur Ducharme.