Quelques considérations temporelles éclectiques d’une convalescente privilégiée
AIMÉE LÉVESQUE
Illustration: Anne-Christine Guy
Je suis une convalescente du cœur. Du cœur métaphorique, oui, mais d’abord du cœur physique, celui dont on a changé la valve mitrale régurgitante par une mécanique italienne aux cliquètements de titane que ma sœur entend lorsqu’on discute des cadeaux de Noël à huis clos dans la salle de bains.
Je suis une enseignante en congé de maladie. Je fais partie d’un de ces bataillons majoritairement féminins dont un.e membre tombe au combat chaque année : en burn-out, en dépression majeure ou en « vraie maladie » (sic…k), comme la mienne. Professeures, infirmières, nous avons les bras sans repos et le dos large – mais paradoxalement trop étroit pour porter ce que nous désirons avant tout : le temps. Le temps qu’on dit libre, celui où on est libre de s’occuper de soi-même avant de pâtir pour les autres. Celui-là, les femmes en ont encore moins que les hommes en 2010 : l’American Time Use Survey estime que les femmes ne bénéficient en moyenne que de 5 heures 6 minutes par jour pour leurs loisirs[1], alors que les hommes auraient 42 minutes de plus (Hammond, 2012). Succombons quelques instants à la logique capitaliste et calculons la productivité (en termes de loisirs!) perdue sur une semaine, un mois, un an, une vie…
Une dame de 80 ans me racontait, alors que nous attendions en jaquette notre tour à la salle de radiographie, les poumons grinçants d’eau, que depuis son double pontage et son changement de valve il y a six mois, son mari avait dû apprendre à cuisiner et à effectuer toutes les tâches ménagères, tâches auxquelles il n’avait jamais vaqué (hum!). Bon joueur, il avait au moins concédé que « c’était tout un travail, jamais je ne me serais doutée que tu devais en faire autant ». La dame riait. Je pensais à son mari, avec qui j’ai discuté par la suite, tout heureux que sa douce récupère et qu’il ait pu l’aider. La dame m’a dit que « j’étais jeune, j’avais toute la vie devant moi »; j’aurais aimé lui donner un peu du temps que j’ai, que je me donnerai, que j’aurai.
Mais la convalescence n’est pas que du temps libre, surtout au début, alors que chaque jour apporte son lot de nouveautés : on vous retire un cathéter, un moniteur, un drain; on vous pique à tour de bras (littéralement); on vous fait marcher (aussi littéralement) et passer par-dessus vos douleurs costales pour utiliser l’inspiromètre. La visite vient s’asseoir pour jaser et vous essouffler juste assez; votre chéri tente de reconstruire dans un nouveau cahier les évènements des premiers jours d’hôpital, alors que vous étiez encore dans les brumes de l’anesthésie; les résident.e.s mènent un quiz sur votre cas au pied de votre lit alors que vous sortez à peine d’un sommeil agité par quelques codes blancs et autres bip, bip dérangeants.
Pendant tout ce temps, le cœur, lui, se remet du traumatisme. De 60 battements/minute au repos avant l’opération, il est passé à 118 juste après, pour tourner autour de 90 lors de mon séjour à l’hôpital. J’écrivais dans un poème, de retour à la maison : « Mais / mon cœur bat la mesure qu’il choisit / où chaque minute en vaut une / et demie. » Si on se fie au cœur comme chronomètre, alors comment négocier une telle accélération du temps? Par un serrement à la poitrine, au diaphragme. Par une impatience de bouger en contradiction avec le ralentissement nécessaire à la guérison. Par une angoisse : celle d’avoir tout ce temps devant soi… pour penser, s’inquiéter, s’imaginer ce qu’on fera quand on aura les capacités mais, forcément, plus le temps.
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Rêvasser : voilà peut-être, depuis des siècles, le seul pouvoir des femmes qui n’ait pas été contesté. Simone de Beauvoir déplorait déjà, en 1949, qu’on implante creux dans la tête des jeunes filles le désir du prince charmant qui les emporte et qu’on valorise chez elles la langueur plus que l’action, l’indépendance. Les mêmes souhaits leur sont encore transmis, à nos filles (pensons seulement à l’omniprésence du mot princesse dans ce qui se dit sur et aux fillettes); élevée et socialisée comme fille, j’ai moi aussi cette tendance au rêve, amoureux ou non, de quelque chose qui m’emporte vers une vie meilleure, parfaite même. Que faire donc de tout ce temps de convalescence nécessaire? Ma tête, que dis-je mon corps se perd naturellement dans la rêverie.
J’aurais pu tomber dans la culpabilité, autre attitude vers laquelle sont amenées plusieurs filles qui grandissent. J’aurais pu me dire que j’avais des mains et un cerveau pour composer des poèmes d’hôpital, et que rêver ne donnait rien sauf me faire regretter la non-productivité de ma convalescence (sic!) après coup. Non : Claudia Hammond, dans un livre vulgarisant la recherche récente menée sur le temps en psychologie, Time Warped (2012), rappelle que le mode par défaut du cerveau est l’anticipation; aussi, imaginer l’avenir amènerait des émotions plus fortes que contempler le passé. Il s’agit donc pour les femmes de se réapproprier le réel pouvoir de la rêvasserie, de transformer celle-ci en moteur. Comme le principe même de la convalescence est d’aller bien, j’ai décidé que j’allais rêver à un futur qui me plaît. Il faut dire que j’ai la chance d’être une femme d’action (normalement…) bourrée de privilèges et, surtout, que je sais que mon cœur ira de mieux en mieux. Mon rétablissement étant vraisemblablement en pente ascendante, je pourrai poser les gestes nécessaires à la concrétisation de mes rêveries, lorsque le temps viendra.
C’est-à-dire, lorsque le temps sera revenu sur les ailes d’une routine à des kilomètres à l’heure et qu’il m’emportera, non pas ailleurs comme le cheval blanc princier, mais tous les jours d’un bout à l’autre de l’île, à un endroit sans surprise. Anne Sexton me met en garde : « I have invented a lie / There is no other day but Monday / It seemed reasonable to pretend / that I could change the day / like a pair of socks. »
Comment sortir de cette impasse où le temps m’est alloué alors que je suis impuissante et qu’il me sera retiré lorsque je retournerai au travail, pleine d’une nouvelle puissance? Comment refuser d’être précipitée dans un tourbillon qui force au repos tant de mes consœurs (et confrères)? En détournant la rêverie qu’on m’impose en une force de création du reste de ma vie. En puisant dans les mots d’Anne Sexton, de Simone de Beauvoir, de Martine Delvaux ce que je veux bien y lire et qui m’incite à continuer. En rebâtissant mon cœur dans mes propres mots puis en disséminant ceux-ci à mes sœurs qui sont loin, loin de mon cœur physique.
C’est justement à l’aide de l’écriture que le narrateur d’une nouvelle de Miljenko Jergović (1995, p. 170) souhaite « trancher la vie […] en deux morceaux, celle qui est révolue et qu’il convient d’oublier, et celle à venir où, comme dans les contes de fées, tout un chacun vivra heureux jusqu’à la fin de ses jours ». Est-ce ce que je cherche ? Non : l’oubli à tout prix et la recherche du conte de fées n’intéressent pas la féministe en moi – sans doute parce que contrairement au narrateur de la nouvelle, je n’ai vécu ni guerre ni traumatisme important. S’il y a chez moi de ces blessures que je désire oublier parce qu’elles font trop mal, c’est mon droit. Mais qu’on ne m’y force pas : à l’instar de Martine Delvaux, « [j]e me demande souvent pourquoi, quand quelqu’un a souffert et le dit, on l’enjoint à s’organiser très vite pour oublier » (statut Facebook, 30 octobre 2016). Au fond, les fêlures subies (dont les deux chirurgies à cœur ouvert et toutes les autres fois où j’ai trop ouvert mon cœur) ont fait de moi quelqu’une de forte et de solidaire. Quelqu’une qui sait, comme la majorité des femmes adultes, que même si les contes de fées n’existent pas, les fictions existent néanmoins ; je choisis de laisser leurs personnages de femmes fortes et vulnérables parler directement à mon cœur resté ouvert.
Pourtant, je veux bien trancher ma vie en deux, mais entre deux attitudes : entre ressasser le passé et éprouver ce que j’ai inadéquatement nommé une nostalgie du futur, un état doucereux dans lequel l’avenir fleurit dans toutes les directions où je le laisse aller. Claudia Hammond nous apprend que nos souvenirs et notre anticipation se partagent le même siège, soit l’hippocampe ; lorsque nous imaginons notre futur, nous le créons en fait à partir de morceaux variés de notre passé (dont bien sûr des passages d’œuvres de fiction vues et lues). La chercheure nous encourage alors à choisir ces morceaux afin de devenir maîtresses de notre temps, ou plutôt de sa couleur.
Cela fait du bien d’entendre que, contrairement à ce que les bien-pensants de la mindfulness à tout prix rabâchent dans la plupart des médias, la solution ne se trouve peut-être pas, ainsi que le souligne Claudia Hammond, dans l’attention constante et inconditionnelle au présent. En ces temps où le corps est (encore, malgré les précieux acétaminophènes) un coffre de douleur et le monde extérieur, une menace possédant à la fois trop de toupette et trop de front, se dire « fuck le présent » et se tourner un tant soit peu vers l’avenir, dans le confort de nos têtes fatiguées, peut donner le courage d’agir dans le sens qu’on l’a imaginé.
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Je suis une convalescente du cœur qui soigne son stress avec des pilules (diurétiques et potassium). Ma mère m’a appris hier que les enfants opéré.e.s du cœur avaient tendance à être anxieux.ses; l’estomac m’a serré immédiatement à ces paroles, comme pour prouver leur véracité. Parfois, ce n’est que trente ans plus tard qu’on comprend des choses essentielles et, encore, parce qu’on a pris le temps d’écouter ensemble Les Simone, buvant l’une son vin rouge et l’autre sa tisane; bref, parce qu’on a pris le temps de les entendre.
Je suis une convalescente privilégiée, qui regarde de son divan de cuir la tempête s’agiter. La tempête, le temps… En serbo-croate aussi (comme en français), time et weather se disent de la même façon, vrijeme (ou vreme). Sachant cela, le passage suivant, du même poème d’Anne Sexton, prend tout son sens : « Days don’t freeze / and to say that the snow has quietness in it / is to ignore the possibilities of the word. » De quel mot parlais-tu, Anne? De la neige, du calme, du temps? J’ai envie de choisir pour toi, pour moi. « That’s why trees remain quiet all winter / They’re not going anywhere. » Eh bien, moi non plus, je ne suis pas un arbre. Je suis une humaine au cœur patché. Et j’irai bien où je veux.
[1] Leisure activities « telles que regarder la télévision, socialiser ou faire de l’exercice » (Bureau of Labor Statistics, 2011 ; trad. libre). Cette catégorie n’inclut pas, entre autres, les soins personnels dont le sommeil (personal care activities), le boire et le manger (eating and drinking), les tâches domestiques (household activities), les achats (purchasing goods and services), les communications lorsqu’elles sont liées au travail (telephone calls, mail, and e-mail […] related to work)… Le temps de transport étant en outre comptabilisé dans la catégorie travail (working and work-related activities), la moyenne de plus de 5 heures de loisirs par personne ne laisse pas d’étonner.
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RÉFÉRENCES
Bureau of Labor Statistics, U.S. Department of Labor. (2011, 22 juin). “American Time Use Survey – 2010 Results”. [En ligne]. https://www.bls.gov/news.release/archives/atus_06222011.pdf
De Beauvoir, Simone. (1949). Le Deuxième Sexe, tome II : L’expérience vécue. Paris : Gallimard.
Hammond, Claudia. (2012). Time Warped : Unlocking the Mysteries of Time Perception. Toronto: House of Anansi Press.
Jergović, Miljenko. (1995). « La lettre », dans Le jardinier de Sarajevo (traduit par Mireille Robin). Paris : Nil.
Lévesque, Aimée. (2016, 22 octobre). « Il faut que je te dise, mon cœur ». Hiroshimem. [En ligne]. https://hiroshimem.com/2016/10/22/il-faut-que-je-te-dise-mon-coeur/
Sexton, Anne. (1981). “Letter Written During a January Northeaster”, dans All My Pretty Ones (1962), dans The Complete Poems: Anne Sexton. New York: Mariner Books.
Trogi, Ricardo (réalisateur). (2016). Les Simone. Montréal: Société Radio-Canada.