Quand les femmes aussi veulent jouer

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MARIE-MICHÈLE RHEAULT

 

La fin du XIXe siècle voit poindre la présence des femmes dans les milieux sportifs. Elles sont peu nombreuses, certes, mais elles commencent à pratiquer le golf, le patin ou la natation. Si pour certains médecins et spécialistes de la santé, le sport est un moyen efficace et sain pour améliorer l’hygiène de vie des femmes, pour d’autres autorités sociales, notons évidemment le clergé, le sport ouvre la voie à une multitude de questions sur le rapport au corps, à la féminité, à la maternité, à la sexualité. Tous ne voient pas d’un bon œil la pratique par les femmes de la bicyclette ou de sports d’équipe habituellement réservés aux jeunes hommes pour renforcer leur masculinité. La pratique de la bicyclette, par le frottement de la vulve contre la selle, ne risque pas de donner un orgasme à la jeune fille de bonnes vertus qui s’adonnerait à ce sport? Immoralité quand tu nous tiens! Qu’à cela ne tienne! Le nombre de clubs sportifs féminins croît à Montréal au début du XXe siècle et les Québécois.es doivent mener à bien le débat social sur la place des femmes dans le sport amateur et professionnel.

MisesAuJeu_PetitC’est à partir des débats entretenus par différents acteurs sociaux du début du XXe siècle qu’Élise Detellier étudie la pratique sportive au féminin et les inégalités qui sévissent entre les hommes et les femmes dans ce domaine dans un essai publié au Éditions du remue-ménage en 2015 : Mises au jeu. Les sports féminins à Montréal, 1919-1961. Dans cet essai fort bien documenté et au style particulièrement accessible, Detellier interroge les discours des médecins, des professeurs d’éducation physique, des clercs catholiques et des athlètes pour comprendre les fondements des angoisses sociales liées à la pratique sportive des femmes du Québec.

D’abord, Detellier aborde les craintes des autorités par rapport à l’atteinte à la moralité et à la féminité. Si certains acteurs sociaux s’entendent pour dire que le sport est excellent pour la santé des femmes, les activités qu’elles pratiquent doivent toutes contribuer à renforcer leur féminité et, donc, leur capacité à procréer. Puisque l’on considère le sport amateur comme un vecteur de masculinité et de virilité chez la jeunesse mâle canadienne-française, il convient d’être extrêmement prudents quant aux pratiques sportives des femmes. Les autorités n’ont nulle envie de voir dériver le rôle des femmes de son essence première: rester au foyer pour faire des enfants et s’en occuper. On s’applique donc à faire comprendre aux femmes les bienfaits d’une activité physique modérée sur leur santé, mais on s’attarde surtout à les mettre en garde contre une montée d’ambitions sportives.

Les performances sportives des femmes inquiètent aussi. Même ceux qui croient aux bienfaits du sport chez les femmes ont plusieurs réticences quant à la pratique plus sérieuse des femmes dans certains sports. Par exemple, on ne peut s’empêcher de craindre que les performances féminines viennent dépasser celles des hommes et ainsi venir concurrencer ceux-ci. « Si des femmes performaient aussi bien – voire mieux – que des hommes dans les sports jugés les plus virils, comme le football, la lutte ou la boxe, elles contesteraient la théorie du déterminisme biologique selon laquelle tous les hommes sont “naturellement” plus forts que toutes les femmes. » (Detellier: 49) Les autorités craignent donc un renversement des pouvoirs sociaux si les femmes devenaient plus performantes. Si elles veulent le soutien de l’Église, les femmes doivent donc se restreindre à développer dans leurs pratiques sportives des qualités morales que l’on associe généralement aux femmes. Exit la force et la compétition. Les femmes doivent plutôt faire preuve de grâce et de charité.

Mais l’intérêt des femmes pour le sport est grandissant et les athlètes ont besoin de lieux pour s’épanouir. Dans son essai, Detellier se penche sur deux endroits montréalais qui ont été important dans l’organisation du sport féminin: la Palestre nationale et la YWCA. Évidemment, ces lieux sont empreints d’une culture et d’une pratique religieuse qui leur sont propres: d’un côté, les Franco-Canadiens catholiques, de l’autre, les Anglos protestants. Ces deux endroits verront naître deux esthétiques sportives bien différentes, mais qui participeront à l’émancipation des femmes dans le sport amateur et professionnel.

La complexité de l’histoire du sport au féminin au Québec est grande. Si l’ouvrage d’Élise Detellier permet d’en saisir quelques bribes, le travail qu’il reste à faire à ce sujet est énorme et les pistes de réflexion proposées par l’autrice sont nombreuses. Toutefois, Mises au jeu reste une excellent ouvrage pour comprendre les prémices de notre culture sportive.