Protect yourself at all times : les jeunes filles et le sport

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VANESSA COURVILLE

CATHERINE DUSSAULT FRENETTE

Au commencement, des craintes nous habitent; de ces craintes qui hantent toutes celles qui ont subi de petites ou grandes violences, dans le sport, ou ailleurs. La peur des représailles, du backlash, celle qui paralyse et met en doute la légitimité de notre parole. Il a fallu nous rappeler que notre réticence à prendre la parole participe justement de l’impunité dont jouissent ceux qui pratiquent ces mêmes violences. C’est contre elles que nous écrivons, que nous résistons. La parole avait d’abord été offerte à l’une de nous, et cette dernière a voulu, à son tour, ouvrir un nouvel espace de réflexion en convoquant l’expérience d’une seconde jeune fille dans le sport. L’idée de départ était de développer une argumentation autour des lieux que sont la jeunesse au féminin, le sport et la sexualité. Promptement, au fil des discussions, nous avons manifesté le besoin de nous confier, l’une à l’autre, de nommer ce qui nous habite dès lors qu’on aborde le sport, et la façon dont ce monde nous a appris à nous méfier. « Protect yourself at all times », disent les arbitres aux athlètes avant chaque combat de boxe professionnel, signifiant qu’ils doivent se surveiller en tout temps – même après le son de cloche. Cette phrase regorge de sens lorsque nous choisissons de nous intéresser aux jeunes filles et au sport. Sous le signe du respect et de la complicité qui nous ont été refusés dans ce domaine, nous avons entamé ce processus d’écriture ensemble. Nos deux témoignages devaient être a priori fort différents, mais, au moment de rendre publiques ces lignes, nous restons encore surprises par leur similitude.

 

*

Pourquoi je ne suis pas devenue sportive

 

(Catherine)

Au moment où je réfléchis à l’écriture de ce billet, des souvenirs d’un autre temps affluent graduellement, et défilent dans ma tête des images de moi à huit ans, à quatorze ans, à seize ans, jeune fille timide et maladroite, désirant plus que tout plaire à qui la regarde, à qui l’écoute, à qui la touche pour la première fois. Une fille introvertie, élevée dans des robes cousues sur mesure, cheveux tressés à la française, souliers vernis portés lors des récitals de piano, chaussettes à rebord en dentelle, et qui, de toute sa jeunesse, s’est tenue bien loin des terrains de sport, préférant la peinture au soccer, la lecture au volleyball, l’indifférente solitude aux rassemblements bruyants. Elle a des manières un peu empruntées, elle qui, tous les matins d’école, demande à être coiffée, assise sur le rabat de la cuvette, elle qu’on habille comme une carte de mode et à qui on demande gentiment de faire attention de ne pas trop froisser ses vêtements.

Elle ne se reconnaît aucun talent particulier pour le sport, à l’exception peut-être du ski et de la natation (et encore, elle a le malheur d’être allergique au chlore, ce qui la force, à plusieurs reprises durant les cours, à venir s’agripper au rebord en céramique de la piscine pour y éternuer une bonne dizaine de fois). Il reste que c’est avec gaieté et assurance qu’elle effectue des longueurs de brasse l’été, et qu’elle dévale les pentes l’hiver. Mais bientôt, sans qu’elle puisse vraiment se l’expliquer, elle décide d’arrêter les cours et bientôt, l’un des seuls moments où elle pratiquera des sports, c’est lors des cours d’éducation physique. Toutefois, à l’école, où l’on mise avant tout sur la pratique des sports d’équipe, c’est bien différent. Car il faut désormais performer. Pour soi, mais surtout pour les autres. Il faut prouver qu’on a sa place dans l’équipe. En groupe, on est constamment soumis au regard de l’autre, et c’est d’être vue, comparée, évaluée dont souffre cette jeune fille.

Je dois avoir huit ou neuf ans. Je suis en troisième année du primaire. Nous avons un nouveau professeur d’éducation physique et sur lui courent des rumeurs troublantes que certaines d’entre nous s’empressent de raconter aux autres, à l’abri dans le vestiaire des filles. Parmi d’autres histoires qui m’échappent aujourd’hui, il semble qu’il se serait tenu un peu trop près d’une fille pour lui montrer à plonger, aurait laissé ses mains sur elle assez longtemps pour qu’elle ne se sente pas bien et en fasse part à ses amies.

Nous sommes très jeunes, et rien, a priori, ne nous permet de douter de cette histoire : après tout, nous l’avons toutes vu, à plusieurs reprises, pousser la porte de notre vestiaire (les toilettes des filles) alors que nous étions pour la plupart à moitié nues, nous apprêtant à revêtir nos costumes de sport, nous l’avons toutes senti attarder son regard juste un peu trop longtemps, le temps que nous poussions de petits cris, lui intimant de refermer la porte et de nous laisser nous préparer, entre nous.

À ce jour, il m’est impossible de savoir s’il était réellement animé des intentions que les rumeurs lui prêtaient. Vingt ans ont passé, et au moment où tout cela se déroule, c’est avec des yeux d’enfants que je vois la scène (et ce sont nos corps d’enfants qui sont regardés par un adulte – là réside le cœur du rapport de pouvoir qui joue en notre défaveur). Je ne sais pas si ce qu’on dit à propos du professeur d’éducation physique est vrai; je sais seulement que lorsqu’il ouvre notre porte, quelque chose nous serre le ventre, et nous nous empressons de nous cacher. Je ne peux aujourd’hui m’aventurer plus loin dans cette histoire, même si des amies contactées récemment, qui étaient présentes avec moi dans ce vestiaire, me confirment qu’elles se souviennent du malaise et de la nervosité qui planaient cette année-là dans les toilettes des filles.

Qu’à cela ne tienne, cette histoire montre qu’au-delà, quelque chose dans notre éducation nous avait appris qu’il vaudrait mieux nous tenir loin, redouter son regard et sa proximité. On nous avait enseigné à avoir peur de ce qui se trame dans la tête des hommes, surtout lorsque nous nous retrouvions en situation vulnérable. À cet instant où s’ouvre la porte, nous sommes dépourvues; nous avons huit ans, et nous ne savons pas lesquels parmi les hommes sont des loups, et lesquels n’en sont pas.

À vingt-huit ans, les questions m’assaillent : était-ce une simple maladresse de sa part? Prenions-nous trop de temps pour nous changer? Étions-nous trop lentes? Était-ce donc notre faute? Je me ravise aussitôt, connaissant bien la source de ce qui nous pousse sans relâche sur le chemin de la culpabilité.

Je me demande pourquoi ce geste d’ouvrir la porte de notre vestiaire était toléré, alors que, si nous avions eu dix-sept ou dix-huit ans, la dénonciation se serait sûrement faite sans attendre, avec fracas. L’intégrité corporelle ne concerne-t-elle donc que les corps dits (sexuellement) « matures » [1]? En contrepartie, celui des enfants semble pouvoir être regardé, touché, sans que cela cause de problème. Enfant, notre corps ne nous appartient pas. N’a-t-on pas maintes fois entendu un parent sommer un.e enfant d’embrasser un oncle ou une tante, même s’il ou elle n’en avait pas envie? N’attend-on pas qu’ils et elles se laissent cajoler sans trop montrer de résistance? Cela est d’autant plus vrai des petites filles, desquelles on attend pourtant, paradoxalement, davantage de pudeur et de retenue. À ce moment précis, dans le vestiaire des filles de l’école primaire, il semble que nous n’avions pas les ressources nécessaires pour défendre notre intégrité, ni même la légitimité de le faire (n’avons-nous pas, à huit ans, « rien à cacher »?). Mais une chose est sûre : derrière la porte close de cet espace réservé aux filles, ces corps n’appelaient pas à être regardés.

Autre chose m’empêche de profiter pleinement des périodes allouées au sport pendant les jours d’école : nous sommes toutes et tous obligé.e.s de porter un short pour faire de l’activité physique. Mais voilà, il se trouve que j’ai hérité d’une importante pilosité, et que celle-ci suscite l’étonnement à tout coup comme si, chaque cours, on découvrait cette abomination pour la première fois. À chaque début de séance, nous devons nous asseoir en cercle autour du professeur, et moi je tire de toutes mes forces sur mon chandail de sport pour recouvrir mes jambes le plus possible. Mais lorsque le jeu commence et qu’il faut se remettre debout, je ne peux plus les cacher, et je n’ai déjà plus envie de me joindre aux autres. En cinquième année, excédée, je supplie ma mère de me prendre un rendez-vous chez l’esthéticienne pour une épilation à la cire.

Des années passent. J’ai quinze ans. Le sport du jour est le basketball. J’ai une migraine, alors je ne joue pas. Je suis assise seule sur un banc, à regarder, derrière mes yeux mi-clos, mes camarades qui courent d’un bout à l’autre du gymnase. Le professeur remplaçant s’approche de moi et me demande, sourire en coin et clin d’œil inapproprié, puisque je semble être au bord de la sieste, lequel de mes petits chums m’a empêchée de dormir la nuit passée. Je ne connais alors de l’amour et de la sexualité que des promenades main dans la main et de rapides baisers sur la bouche. Aussi bien dire : rien, ou presque. Mais je comprends que, dans son regard à lui, je couche déjà avec des garçons. Mon corps est subitement érotisé, malgré que je n’y sois pour rien. Je ne réponds pas et il ricane, fier de sa remarque. Un an ou deux plus tard, alors que se termine ma dernière année à cette polyvalente, il m’apostrophe dans un corridor désert pour m’inviter à l’accompagner dans son voyage backpack en Europe. Je réponds que je vais y penser, parce que devant ce sentiment d’élection qu’on m’a appris à apprécier, je ne sais pas encore dire non.

            En cinquième secondaire, il y a une étape complète de piscine obligatoire. Bien que je sois une très bonne nageuse et que j’aie récolté une note presque parfaite, les cours me rendent nerveuse, et je manque l’équivalent d’une séance sur deux. C’est que je redoute toujours le moment où mon corps, moulé par mon maillot une-pièce, sera exposé, et où seront exhibés mes poils, aux jambes, aux aines et aux aisselles, et que je n’ai pas eu le temps, ou plutôt la patience d’enlever.

            Et puis il y a les garçons – certains d’entre eux – qui, en petits groupes, évaluent l’apparence des filles : la peau, les seins, les cuisses… Je me souviens que nous étions plusieurs, cette année-là, à « oublier » régulièrement notre maillot de bain.

Bien sûr, tout cela ne suffit pas à expliquer pourquoi je ne suis pas devenue sportive. Le peu d’intérêt que je porte aux sports, à la base, y est pour beaucoup. Mais chose certaine, l’apprentissage de la féminité – celle-là même qui situe les filles comme objets du désir masculin, et qui implante, dans l’esprit de chacune, l’impression de se mouvoir dans un corps offert en pâture à des regards impitoyables – et le choix, consenti ou non (car on y cède plus souvent qu’on y consent, comme l’écrivait Nicole-Claude Mathieu), de s’y assujettir fait partie de ces facteurs qui tiennent plusieurs filles éloignées des sports.

 

 Comment je suis devenue sportive

 (Vanessa)

 

J’ai commencé à pratiquer la boxe amateur à l’âge de onze ans sous le couvert de deux influences : Xena, une image de femme guerrière, dont je visionnais régulièrement les aventures à la télévision, et mon père qui me partageait sa passion avec un enthousiasme contagieux. Il m’invitait quelquefois à des combats pour lesquels il avait remporté des billets en participant aux tirages à la radio. Je me souviens que l’affrontement entre Shane Sutcliffe et Trevor Berbick en 1999 avait été déterminant dans mon parcours. À un instant dans le match, un des boxeurs s’était mis à faire des frivolités qui ne respectaient pas la bienséance du noble art. Je m’étais levée de mon siège pour me rendre au-devant des estrades, ma poupée à la main. Furieuse, j’avais crié : « Ce n’est pas un jeu, c’est un combat! » Il me semble que du haut de mes huit ans, j’avais compris quelque chose. Je savais que monter dans un ring n’était pas une partie de plaisir, qu’il y avait forcément un prix à payer. Je ne savais pas encore que le mien serait double.

J’avais quinze ans et un titre de championnat canadien à mon actif quand je suis entrée au Round 64 [2] en 2006, un club de boxe montréalais auparavant situé sur Bois-de-Boulogne. Deux entraîneurs en étaient responsables : un qui n’acceptait pas les filles dans son établissement et l’autre, présent en attendant de se trouver un local. Le second était le mien, et celui de Sophie [3], ma partenaire d’entraînement âgée de trente et un ans. À cet endroit, il n’y avait pas de toilettes pour les femmes. Je me changeais donc dans la conciergerie avec Sophie. Si on voulait aller aux toilettes, il fallait cogner à la porte de celles des hommes et demander l’autorisation d’entrer. Lorsqu’elles étaient occupées, on devait sortir du gym avec nos vêtements trempés de sueur pour aller au restaurant de l’autre côté de la rue. Sophie m’a déjà confié qu’un des gars avait ouvert la porte de la conciergerie (qui ne se verrouillait pas) à deux reprises, puis l’avait regardée de haut en bas alors qu’elle était complètement nue. Elle cachait son corps avec ses bras, lui lançait des invectives. Il y avait un lavabo au sol dans lequel les gars rinçaient les chaudières de crachats. Souvent, on y urinait quand on ne voulait pas traverser la rue en hiver. Sophie me racontait à la blague que lorsqu’on allait officiellement déménager du gym, elle laisserait un beau tas de merde pour le propriétaire. Ce même propriétaire – un commentateur reconnu – nous obligeait à revêtir du linge ample pour ne pas « déconcentrer ses gars ». Il avait même déjà averti une fille en lui demandant les raisons pour lesquelles elle portait des shorts de boxe ce jour-là plutôt que des pantalons, comme à l’habitude. Pour en revenir à Sophie, elle était mon idole. La plupart du temps, elle me protégeait. Quand j’étais au bord des larmes devant les gars, elle s’empressait de mettre une serviette sur mon visage et soupirait : « Encore ton nez qui saigne ».

Mes premiers entraînements au Round 64 se sont déroulés sans Sophie. Elle était en période de repos à la suite de ses exigeantes compétitions. Les gars s’amusaient à accrocher ma corde à danser lors du réchauffement pour me faire manquer mes sauts. Je reprenais, sans rien dire. Je me rappelle que pendant un exercice en équipe de trois sur un sac de frappe, un des gars ne voulait pas que je sois avec eux pour ne pas, disait-il, ralentir leur rythme. J’étais pourtant plus rapide que lui. Tout cela sans compter le nombre incalculable de blagues de mauvais goût, dirigées envers moi ou les femmes en général, dont j’ai dû essuyer les retombées. J’ai mis environ quatre mois à m’entraîner seule avant que l’entraîneur réputé décide de s’occuper de moi. Contrairement aux gars, j’avais des preuves à faire. Sous sa tutelle, j’ai remporté deux autres titres de championnat canadien et le Ringside World Championships [4]. Les améliorations étaient notables. Il disait que j’étais une « fille-gars », signifiant par là que j’avais la biologie d’une femelle (ce qui aurait dû me désavantager, selon sa logique), mais aussi le potentiel de réussite d’un homme. Les gens étaient moins élogieux avec Sophie. Les hommes du milieu la traitaient de « lesbienne sur les stéroïdes ». Ce sont les mots qu’ils réservaient à une femme dépassant leur entendement au point de vue physique. Ils considéraient qu’elle ne pouvait pas développer une musculature sans l’intervention du dopage, son corps n’étant pas conçu pour la force, et l’insultaient avec des propos homophobes pour lui déclarer une identité à part. Aujourd’hui, je comprends que les lesbiennes sont celles sur qui les hommes n’ont plus le droit de regard, celles qui défont les oppositions valorisées par le patriarcat, celles qui sèment le trouble dans l’ordre.

On a finalement quitté ce club de boxe ouvertement misogyne pour nous installer de manière permanente au centre-ville de Montréal. Là-bas, il y avait un vestiaire pour les hommes et un pour les femmes. L’inégalité était encore présente dans les structures du sport organisées par la Fédération de boxe olympique du Canada. Les femmes s’entraînaient sur des rounds de deux minutes, les hommes sur des rounds de trois minutes. Les femmes devaient porter le casque pour les compétitions, alors que les hommes en étaient dispensés. Au moment où je boxais, une femme championne canadienne obtenait une bourse de six mille dollars alors qu’un homme pouvait recevoir jusqu’à vingt-cinq mille dollars. Un petit bonus qui vient avec la possibilité de travailler moins pour s’entraîner plus, d’être moins épuisé donc plus performant. Une atmosphère plus accessible transparaissait dans ce gym et la présence de Sophie à mes côtés continuait de me sécuriser. Cependant, une rumeur courait : pendant qu’une fille faisait des redressements assis, un gars lui avait ouvert les jambes pour mimer l’acte sexuel. J’avais entendu dire que ce geste avait fait rire le boys club. La même chose m’est arrivée quand je suis allée chercher la balance dans le vestiaire des gars, en prenant bien soin d’attendre leur accord avant d’entrer, et qu’un d’eux avait mis son pénis à un pouce de mon visage. Cette fois, c’était bien moi qui étais la cible des éclats de rire du boys club.

Avec l’expérience, je suis devenue one of the boys. Il s’agit d’un art qui m’a demandé d’innombrables stratégies. Je devais performer la masculinité, à aucun moment avoir une aventure sexuelle avec un des gars, ce qui aurait risqué de remettre en question le respect qu’ils me vouaient. Oui, nous étions respectées en fonction de notre capacité de retenue. Les actes qui dérogeaient des attentes remettaient en question notre réputation finement modulée et nous exposaient aux jugements dépréciatifs. À seize ans, je n’étais plus une jeune fille et pas encore tout à fait une femme. Je devais constamment me surveiller. Ce problème s’est résolu au moment où j’ai bâti une relation à long terme avec un boxeur. Désormais, « j’appartenais » à un des gars. Les autres ne pouvaient plus me tester, me faire des avances. On a été ensemble un an et demi. Bien que ce fût foncièrement malsain, je n’arrivais pas à sortir de cette relation parce que je connaissais mon statut précaire au sein du gym. Je savais qu’on s’en foutait des filles, qu’elles ne gagneraient pas leur pain avec la boxe parce que les promoteurs ne les signaient pas pour des combats professionnels au Québec [5]. Je savais que c’était une faveur qu’on leur faisait de les entraîner. Excepté qu’un jour la violence de mon copain est survenue en dehors du ring, sur mon corps de surcroît. J’ai décidé de le quitter. Il ne venait plus au gym. Mon entraîneur lui a dit : « Si tu ne reviens pas au gym, je la crisse dehors. » À moi, il a dit : « De toute manière, il peut se pogner beaucoup plus belle que toi et bien meilleure. » En rétrospective, je crois que j’aurais aimé lui dire qu’il pouvait certainement trouver plus belle, qu’on trouve toujours plus belle, mais pas plus talentueuse, non. J’ai seulement pleuré. Sophie n’était pas présente pour me tendre une serviette.

Parallèlement, notre entraîneur avait commencé à être malveillant avec Sophie. Elle avait décidé de partir pour un autre gym où le remplaçant serait désormais son mari. Je les ai suivis. Je me plaisais dans cette liberté qu’on s’était accordée, celle d’être suffisamment courageuses pour s’entraîner ailleurs qu’à ce gym coté numéro un au Québec. Le plaisir fut de courte durée. Pendant les séances, le mari de Sophie, mon nouvel entraîneur, mettait l’accent sur mon transfert de poids et croyait bon de poser ses mains sur mes hanches pour me montrer l’exemple. Quelquefois, ses mains glissaient sur mes fesses. La première fois, j’ai pensé que c’était parce que mes pantalons étaient amples – les pantalons que nous devions porter pour ne pas déconcentrer les gars – mais les mouvements de la main se sont faits moins ambigus, plus insistants. Comment dire à sa partenaire de boxe, à son amie, ayant participé à la femme que je suis devenue à l’instant où j’écris, que son mari de quarante ans s’était livré à des attouchements sur moi? Qu’il avait dit à une autre de nos partenaires en allant la reconduire en voiture, une main sur sa cuisse : « Je ne tromperais pas ma femme, mais avec toi, je ferais bien exception »? J’ai quitté le gym sans dire au revoir à Sophie. C’est mon seul regret dans cette histoire. Je suis moins forte que Xena avec Gabrielle, peut-être parce que je ne suis pas une fiction. À dix-neuf ans, considérée comme un espoir pour l’équipe nationale, j’ai abandonné mon sport.

Au moment de mon départ circulaient des rumeurs quant à la tenue, pour la première fois de l’histoire, de compétitions de boxe féminine aux Jeux olympiques de Londres, en 2012 (en démonstration), rumeurs qui se sont avérées. Plusieurs voulaient faire porter des jupes aux femmes pour distinguer leur corps androgyne de ceux des hommes. Grâce aux nombreuses résistances exprimées, notamment par des Américaines, ces intentions n’ont pas été portées à terme, mais elles ont quand même fait l’objet d’un débat. Les dirigeants ont mis en place seulement trois catégories de poids pour les femmes, soit trente-six boxeuses. Pour les hommes, il y avait dix catégories de poids pour deux cent cinquante boxeurs. Une restriction qui a empêché maintes athlètes de se présenter. Celles qui ont réussi à se glisser dans une catégorie couraient ainsi un risque : soit le gain de poids les forçait à affronter des femmes plus fortes, donc susceptibles de les blesser sérieusement, soit la perte de poids mettait leur santé en danger. Des commentaires sexistes comme ceux du Français Jean-Claude Bouttier persistaient : « Quand je commentais sur Canal +, il y avait toujours un combat féminin dans les réunions des années 1990 aux États-Unis. J’allais fumer une cigarette. Je n’ai pas changé d’avis, je suis gêné de voir deux femmes se battre… » (Cochennec, 2012), et contribuaient à maintenir l’exclusion des filles dans le sport.

*

Somme toute, il y a les propensions, le feu sacré, la socialisation par la famille faisant en sorte que nous tendons vers un état plus qu’un autre – les manières empruntées, les héroïnes des émissions populaires. Dans nos vies de jeunes filles, on ne se défait pas des rumeurs. Celles entendues, mais que nous répétons en cachette pour avoir aussi compris qu’il ne fallait pas les écouter, que ce n’était pas gentil d’insinuer. Dans nos vies de jeunes filles, on ne se défait pas des mises en garde. Celles qui renforcent l’idée que les hommes sont des prédateurs envers lesquels il faut constamment être aux aguets. C’est dans cet entre-deux, entre le silence exigé et la méfiance obligée, que nous avançons dans le sport – comme dans le monde. C’est aussi dans cet entre-deux que rapidement les yeux des hommes au pouvoir se posent sur nos corps juvéniles, nous scrutant, nous évaluant, patientant pour quelques traits de maturité. Ces corps dont ils connaissent la vulnérabilité, le manque d’outils pour résister, en raison notamment du nombre inférieur de femmes en position d’autorité en ce domaine. Nos corps reçoivent des violences sexistes, parfois subtiles ou ouvertement dirigées, que ni l’une ni l’autre n’accepterait de subir dans la mi-vingtaine. Quelles sont les permissions que certains hommes responsables se sont attribuées à notre insu? Quel système rend possible la perpétuation de cette culture, faisant que toutes deux n’avons pas continué notre cheminement dans le sport? Nous voici à présent, et depuis quelques années, évoluant dans le monde universitaire de la littérature. Malgré une plus grande inclusion des femmes, il semble que le boys club ne soit jamais bien loin. Mais à travers ces lieux et ces moments marqués par la tradition masculine, des résistances se forment : des femmes donnent la parole à d’autres femmes, aménagent des espaces de réciprocité où se côtoient les expériences des unes et des autres. Nous appelons un monde où les filles refuseront de se taire, où la crainte de représailles n’aura plus de prise.


[1] Lorsque je cherche le mot « intégrité » dans un dictionnaire en ligne, je trouve cette définition, placée en deuxième : « En partic. Qui n’a subi aucune atteinte dans son corps. Synon. virginité d’une femme. » Il semble ainsi que l’intégrité du corps soit invariablement pensée en regard de la sexualité, laquelle est, dans une large mesure, niée aux enfants.

[2] Nom fictif.

[3] Nom fictif.

[4] Le Ringside World Championships est un tournoi annuel qui se déroule à Kansas City, au Missouri. Il convoque plus de 1000 athlètes de partout dans le monde. Dans le Independence Events Center, six rings assurent le roulement des compétitions sur une durée de sept jours.

[5] Entre le moment où nous avons écrit ce texte et sa publication, une boxeuse professionnelle a obtenu un contrat avec le groupe GYM.