Pour un stade sécuritaire : critique d’une tradition du sport-spectacle
CLAUDINE BERNARD BARBEAU
Les traditions du sport-spectacle sont un bel objet d’analyse pour qui s’intéresse aux inégalités sociales et relations de pouvoir qui les sous-tendent. Sexisme, misogynie et, plus globalement, système patriarcal, sont disséminés parmi diverses démonstrations qui se veulent souvent inoffensives, bon enfant. Ces formes de violence se matérialisent à travers des pratiques parfois plus manifestes que d’autres (ring girls, danses de célébration au football, remise de médailles aux Olympiques), peut-être parce qu’étant accessibles pour les spectateurs à l’extérieur du stade, elles sont plus évidentes. Il n’en demeure pas moins que d’autres traditions réservées au public sur place ont leurs lots de tares et qu’il est tout aussi intéressant, et important, de s’y attarder.
La Kiss Cam est une démonstration fascinante d’inégalités perçues comme ordinaires. Court segment à durée qui varie selon celle des intermissions qu’elle permet de combler, la Kiss Cam est à la recherche de baisers potentiels parmi les partisans. Et, coûte que coûte, elle en trouvera.
Son mode de fonctionnement est particulier. Des caméras placées de parts et d’autres du stade balaient la foule. Des individus font signe avec leurs bras. Certains déjà s’embrassent. D’autres n’ont pas remarqué l’annonce du début du segment Kiss Cam, présenté à l’écran central du terrain. Qu’importe, le caméraman derrière la Kiss Cam arrêtera le point central de sa caméra sur qui bon lui semble[1]. S’il privilégie les partisans qui désirent participer, il ne néglige pas non plus les autres plus gênés.
On s’attend des gens filmés leur participation au segment. Idéalement, ils s’embrassent. Or, les démonstrations sont plus ou moins variées. Il y a parfois des mises en scène dites humoristiques, que l’on comprend comme arrangées avec le gars des vues. Or, la majorité du temps, les individus qui apparaissent à l’écran répondent bien à la demande, quoique plus ou moins aisément. Mais, l’on s’y attend, il y a aussi des refus, celui d’embrasser le voisin ou simplement de participer au segment, point.
Mais comme il faut divertir la foule, les réactions aux manifestations produites pour la Kiss Cam diffèrent selon qui y est présenté, et selon ce qui est offert à la caméra. L’effet de foule est particulièrement prenant: applaudissements, chahutage, rires, attendrissement…
Les problèmes liés à la Kiss Cam sont somme toute assez évidents, à commencer par son mode de recrutement, par le choix des individus qu’elle affiche au jumbotron, l’écran central. Blancs, jeunes, minces et beaux, ils sont, avant tout, hétérosexuels. En effet, la Kiss Cam s’attarde principalement à des individus que l’on conçoit comme de sexes opposés.
L’on s’intéresse à l’homosexualité presque uniquement à des fins humoristiques, particulièrement lorsqu’il s’agit de deux hommes, comme les mises en scène de deux femmes semblent davantage représenter un jeu de séduction. Qui plus est, il est courant de filmer deux membres de l’équipe adverse pour les narguer, puisque, comme l’a dit Anthony Cumia, « it’s kind of funny the idea of two professional baseball players kissing ».
Ainsi est dépeinte l’homosexualité dans les segments Kiss Cam de la Major League Baseball (MLB) et de la Ligue nationale de hockey (LNH). Une notion absurde, une pratique qu’il faut ridiculiser pour évacuer toute possibilité d’une affectuosité homosexuelle dans le stade. Il faut aussi noter qu’en 2002, un couple lesbien ayant participé à la Kiss Cam a dû quitter le stade des Dodgers où elles assistaient à un match de baseball, à la suite d’une plainte reçue par une autre membre du public. Belle incohérence, considérant qu’en posant l’objectif sur le couple, l’on s’attendait à rien de moins qu’un baiser…!
En 2010, un groupe LGBT revendiquait une plus grande parité, considérant leur groupe comme marginalisé lors des segments Kiss Cam. Peut-être les temps sont-ils en train de changer : au cours de la dernière année, les Mets ont décidé de mettre fin à la plaisanterie jouée à l’équipe adverse, soit la présentation de deux de ses joueurs. Aussi, deux couples homosexuels sont apparus pour la première fois lors de matchs de la LNH et de la MLB à la Kiss Cam; il semble que les réactions aient été positives, suivies d’applaudissements d’un bout à l’autre du stade.
Il s’agit en effet d’avancées vers un environnement plus sécuritaire pour les couples homosexuels, dans un milieu largement dominé par une culture des masculinités hégémoniques. Or, les articles qui traitent de ces trois évènements méritent de soulever de nouvelles interrogations. Certes, les évènements de la dernière année indiquent des changements dans le stade sportif, mais en même temps, ces initiatives redorent l’image de clubs souvent critiqués pour les hypermasculinités dont ils font la promotion. Sont-elles totalement authentiques ou font-elles suite à des plaintes répétées? Parlent-ils profits et maintien des fans ou l’inclusivité est une de leurs réelles valeurs?
Par ailleurs, qui sont ces couples homosexuels que l’on a présentés? Deux couples mariés ou en voie de l’être, formés de deux hommes. Dans chacun d’eux, l’un des partenaires était acteur, mais tous les deux étaient jeunes et beaux. Deux couples à qui l’on a demandé la permission avant de les filmer. Encore une fois, un pas tout de même dans la bonne direction, mais aussi faudra-t-il s’intéresser à l’homosexualité de monsieur madame Tout-le-Monde, aux différentes manières d’être qui, sous leurs formes variées, sont toutes appréciables et doivent être appréciées. Et, de demander à ces couples s’ils souhaitent être filmés, s’agit-il d’une politique du stade dans la pratique de la Kiss Cam ou simplement le reflet d’un malaise qui persiste, d’une crainte des réactions du public?
La Kiss Cam n’est pas que dysfonctionnelle dans le tri des gens qu’elle affiche à l’écran. Elle l’est aussi par son mode de fonctionnement qui s’apparente au shaming, lorsqu’est indiqué un refus de participer au segment. Comme l’indiquait Danielle Goldey, une des partenaires du couple homosexuel expulsé du stade des Dodgers, en 2002, si l’expérience était à refaire, peut-être refuserait-elle, considérant sa fiancée comme étant « definitely not a Kiss Cam person […] she is very private ».
Autrement dit, la Kiss Cam n’est pas pour tout le monde. Au contraire, embrasser son ou sa partenaire devant des foules de quelques, voire plusieurs milliers de personnes peut être particulièrement angoissant. Certes, la Kiss Cam se veut innocente, mais les réactions de la foule, et celles des individus qui apparaissent à l’écran, laissent parfois croire le contraire.
C’est en ce sens qu’un autre débat concernant la Kiss Cam a émergé, en septembre dernier, à la suite d’un match de football universitaire, à Syracuse, aux États-Unis. Malgré qu’au moment de leur apparition au jumbotron, deux femmes ont signifié explicitement aux hommes avec qui elles se trouvaient leur refus de les embrasser pour la Kiss Cam, ces derniers ont tout de même procédé à l’acte. Dans le premier cas, «the male student pleaded his case for a kiss on the big screen while the female adamantly shook her head no, the crowd cheers» alors que pour le deuxième, «six sets of hands from the seats around her shove her unwilling face into his, crowd cheers».
Les images décrites ici sont particulièrement violentes. Ce sont celles données par le plaignant, Steve Port, un individu qui assistait à l’évènement. Comme il le souligne, il est particulier de voir une foule encourager de tels comportements, considérant la promotion faite au cours des dernières années en lien avec la culture du viol abondamment critiquée dans le monde universitaire et la sensibilisation aux relations intimes consensuelles. L’on y voit, en faisant toujours écho aux propos de Port, une démonstration claire d’un male entitlement que l’on retrouve aussi dans les vidéos sur YouTube qui représentent des moments forts des Kiss Cam. Dans ceux-ci sont aussi dépeintes d’autres problématiques plus tôt soulignées, hétéronormativité, homophobie.
Or, si l’on examine un vidéo de Kiss Cam régulière, non pas ses «meilleurs moments», on voit apparaître à l’écran, oui, des moments d’excitation, mais aussi de grand malaise, de baisers dont la durée à respecter est incertaine pour certains, alors que pour d’autres le temps alloué semble trop court. Dans d’autres évènements, aux Olympiques, notamment, elle se démocratise à tous les spectateurs du stade, adultes, aînés, enfants, groupes ou couples. De ces derniers l’on espère certes un baiser, mais pour les autres, on semble prêt à se contenter d’une salutation, d’une accolade.
Il faut alors peut-être comprendre la Kiss Cam comme opérant de manière variée d’un évènement à l’autre, selon les particularités qu’il présente, selon les cultures sportives, le type d’évènement, le lieu où il survient, les gens qui sont présents… Peut-on parler d’un phénomène Kiss Cam généralisé, doit-on parler d’évènements isolés? Il semble que les segments Kiss Cam représentés comme étant les meilleurs sont ceux où l’on peut percevoir un nombre d’éléments liés à une culture des masculinités hégémonique qu’il nous faut déconstruire pour mieux nous comprendre, entre nous et soi-même.
La Kiss Cam apparaît ainsi efficace pour discipliner les individus. Simplement par son nom, la Kiss Cam dicte un comportement à avoir. Par les individus qui, à travers elle, sont présentés à l’écran central, l’on sait qui peut et qui ne peut pas participer au segment. Par le maintien de son attention même sur les couples qui ne souhaitent pas s’embrasser, ni même apparaître devant la foule, l’on sait qu’une aversion de la Kiss Cam n’est pas désirée. La Kiss Cam, dans sa forme la plus primaire, par le comportement qu’elle tente d’imposer, par le maintien d’un point central insistant sur des gens qui refusent d’être filmés, semble drôlement reproduire un schéma similaire à celui qui mène au non-consentement.
De ce fait, si pour Cenk Uygur, du réseau The Young Turks, des évènements comme celui de Syracuse pourraient être évités en détournant la caméra des gens qui visiblement refusent de s’embrasser, peut-être faut-il simplement penser à recruter des participants dans la foule même, comme c’est le cas dans l’organisation des Saints de St-Paul, au baseball. Et, surtout, s’assurer d’une plus grande diversité.
Références
Deb Peterson, « Gays and lesbians want kiss cam parity », St. Louis Post-Dispatch.
CBC News, « NHL’s first gay kiss-cam moment makes crowd go wild ».
Ed Mazza, « Gay Kiss Cam Moment Has Dodger Stadium Crowd Cheering, Huffington Post.
Dead Spin, «The Kiss Cam And American Sport Fans: The History of A Romance».
Fox News, «Syracuse University pulls ‘kiss cam’ after complaint about forced affection».
Syracuse.com, « No means no, even on the Carrier Dome kiss cam (Your letters) ».
TYT, «The Crazy Reason Syracuse Suspended Their « Kiss Cam »».
[1] Le choix des participants à la Kiss Cam semble varier d’une organisation sportive à une autre; certaines vont demander aux gens s’ils souhaitent être présentés lors du segment Kiss Cam, alors que d’autres aléatoirement choisissent des gens dans la foule. Voir https://jezebel.com/5819719/the-kisscam-demystified