Pour ne pas chanter idiote. Quand les Cultural Studies et la perspective féministe se marient
ISABELLE BOISCLAIR
« Je suis un saule inconsolaaaa-bleeee ». Voilà la belle métaphore – qui a connu la réception que l’on sait – qui traduit la figure du féminin dans notre horizon chansonnier, en retard de deux décennies, au moins, sur les réalités identitaires…
Les Cultural Studies (désormais CS), « in-discipline »[1] implantée au début des années 1960 en Grande-Bretagne[2], jettent un regard neuf sur la culture, en remplaçant son initiale majuscule par la minuscule et en élargissant son champ de signification : désormais, ce qui vient « du bas » est digne d’être considéré comme appartenant à la culture. Contre une perspective étroite et élitiste – et hégémonique – de la culture, les CS autorisent la saisie d’objets provenant d’« outsiders », lesquels se situent hors des officines où sont fabriqués les agents aptes à relayer les formes et les discours légitimes, au moment où la classe moyenne, de plus en plus scolarisée, a de plus en plus accès aux moyens de production. Au moment, aussi, où l’université se démocratise et intègre dans ses rangs des professeur-e-s provenant de cette classe moyenne, ce qui n’est pas étranger à la crise de légitimité, puisque ce nouveau point de vue affecte la perspective critique qui y est enseignée.
Chaque discipline s’approprie les CS à sa façon. En études littéraires, le principal créneau questionne le rapport au canon, et s’articule autour de trois mots : représentation, identité, pouvoir, comme dans « Qui représente qui (ou quoi), et comment? ». C’est ainsi que se développent des pistes fertiles autour de différentes identités représentées dans l’espace culturel (les Noirs, les femmes, les gais et lesbiennes, etc.), donnant lieu à autant de studies : postcolonial studies, black studies, gender studies, women’s studies, men’s studies, gays and lesbian studies, etc. Rompant avec l’essentialisme, ces questionnements identitaires s’inscrivent sur un horizon constructionniste. Aussi, les identités représentées sont vues comme autant de constructions, lesquelles sont non seulement relayées, mais fabriquées par le texte littéraire lui-même, puis mises en circulation et modulées par la culture, par le biais de différents médias.
L’élargissement de l’acception de la culture permet d’embrasser de multiples objets auparavant relégués hors du champ très circonscrit – et protégé – de l’Art : séries télévisées, romans-photos, blogues, mangas, voire diverses pratiques de la vie quotidienne, comme celle du jeu vidéo, ces objets « sales » (Bourcier), non consacrés par l’élite institutionnelle, sont désormais susceptibles d’être lus, saisis, interprétés[3], à l’instar de n’importe quelle « œuvre », ce qui multiplie les studies : manga studies, porn studies, etc. Ce qui importe, c’est de voir ce que ces objets nous disent sur nous-mêmes et sur le monde, quelle politique des identités ils mettent en jeu – sans que soient bien sûr évacuées les dimensions formelles, puisqu’il est entendu qu’elles sont constitutives des significations. Ce qui est déplacé, c’est la finalité de la critique : fi du classement au panthéon des œuvres.
D’un côté, donc, est mise en œuvre une saisie politique des identités, et de l’autre, une ouverture à la culture populaire. Nouer ces fils, c’est ainsi rendre possible, parmi d’autres sujets, l’analyse des représentations de l’identité sexuelle dans la chanson. Comme Virginia Cooper le soutient, la chanson populaire est davantage portée à reproduire les modèles stéréotypés qu’à les tordre. Cela tient en grande partie au fait que cette production soit ancrée dans le champ « industriel » (comme dans « industries de la culture populaire »). Car il faut bien voir que le terme « populaire » connaît plusieurs acceptions. Il renvoie aussi bien à ce qui est fabriqué par les industries de la culture populaire qu’à des objets créés par des représentants de la culture « d’en bas », c.-à-d. agents issus des classes populaires. On pourrait citer une troisième acception, reliée elle à la réception : est populaire ce qui est plébiscité par un auditoire – les cotes d’écoute, les palmarès des ventes, etc. Les objets culturels issus de la première acception risquent d’être normatifs (bien que ces normes puissent être transgressées, sans que le résultat soit nécessairement subversif : pensons à tout ce qui est fait au nom de l’audace (Madonna, Miley Cyrus, etc.)). Quant aux objets issus de la deuxième acception, plus susceptibles de déroger aux normes figées, ils sont souvent diffusés dans des circuits plus confidentiels. Les paroles véritablement révolutionnaires – pensons aux Riot grrrl et autres groupes associés, qui ont connu leur heure de gloire dans les années 1990 – circulent dans des circuits plus underground encore, aussi est-il difficile de parler de « populaire »… Car oui, la chanson porte parfois des discours plus queer, mais ceux-ci se font entendre dans des productions indépendantes. Ces tensions entre les différentes acceptions du populaire expliquent en partie pourquoi les chansons pop relaient encore des modèles passés date, et pourquoi le féminisme – même un féminisme mainstream – trouve si peu à s’exprimer dans la chanson.
Pour le reste, la littérature est un lieu où l’exploration est plus reconnue (ce qui n’empêche pas le conventionnel), et c’est lié à son caractère « relativement » inaccessible. Autrement dit : il y a bien des chances qu’une culture qui emprunte des moyens de production et des canaux de diffusion mainstream relaie un discours mainstream, c.-à-d. normatif, voire conservateur. On a de quoi déprimer longtemps, mes ami-e-s. Car dans le corpus francophone, des chansons féministes, il n’y en a pas beaucoup – les sommets en cette matière ont probablement été atteints jadis par Anne Sylvestre, alors inscrite dans le circuit plus restreint de la chanson à texte. On attend toujours les voix gaies et lesbiennes, qui semblent encore interdites dans nos radios… Au Québec, la sortie du placard des Pierre Lapointe et Ariane Moffatt est des plus récentes. Pourtant, puisque certains textes chantés sont carrément des fictions, on se demande pourquoi ils et elles sont si rares – à cet égard, on note l’exception : « Lomer », de Richard Desjardins. Preuve, s’il en fallait, du formatage hétéronormatif de notre culture… et du retard de la chanson en ce domaine. Alors que des personnages gais et lesbiens sont désormais persona grata dans nos fictions littéraires, cinématographiques et télévisuelles depuis au moins deux ou trois décennies, leur absence est notable dans les textes chantés. Certes, l’équation particulière qui, au moment de la réception, assimile trop facilement la voix énonciative (le « je » de la chanson) au-à la chanteur-se rend plus délicat, sur cet horizon hétéro, l’affirmation d’une voix gaie ou lesbienne.
On les chante, on les fredonne, on les danse… Mais que chante-t-on au juste? Que nous disent les chansons, objets avec lesquels nous sommes mis en contact presque malgré nous, sur l’identité sexuelle/de genre? Voire : quelles identités fabriquent-elles? Comme la chanson est (mmh « était », devrais-je dire) matérialisée dans un environnement visuel – une « pochette », un boîtier, ou alors un site Web –, tout ce qui l’environne est pertinent à étudier pour débusquer les modèles identitaires qui y sont reconduits, en même temps que produits. Des questions plus précises aussi; pour ma part, m’ont interpellée, ces dernières années[4], les représentations de l’identité sexuelle dans le corpus de quelques auteurs-compositeurs et/ou interprètes masculins.[5] Qu’est-ce qui est signifié sur les femmes chez Daniel Bélanger, Stefie Shock, Dumas ou Éric Lapointe?[6]
Comme la présence du chanteur est dense et que la performance du chanteur est partie prenante de la chanson, il est nécessaire d’objectiver, d’abord, le « personnage social » (Chevandier) qu’il incarne.À cet égard, Bélanger[7] se démarque des chanteurs de charme ou autres rockeurs, dignes représentants de la masculinité hégémonique. On constate que, en phase avec cette posture, les marques du genre sont en général plutôt atténuées, surtout – contre toute attente – dans les chansons d’amour. Ailleurs, les rapports hommes-femmes sont empreints d’empathie, ce qu’illustre bien une de ses chansons les plus connues, « Sèche tes pleurs ».
Chez Shock et Dumas[8], la masculinité qui est relayée apparaît comme quelque chose de précieux, une valeur à préserver de la contamination du féminin. Le féminin, quant à lui, est essentialisé et idéalisé, parfois à fuir, puisque le sujet masculin n’est jamais satisfait, toujours en attente de rencontrer l’Élue. En tous cas, chez Dumas, le locuteur la cherche : peut-être est-elle tout près de lui, après tout : « L’amour, c’est peut-être toi / Va savoir » (« Alors alors »), ou cette femme « assoupie au creux de [s]es bras » (« La ville s’éveille »)? Vision romantique, qui dessine des belles dormant aux bois et attendant leur prince…
Enfin, Lapointe[9] incarne la figure du rockeur. Cette posture s’appuie et se construit ici sur un dispositif discursif dont les principales sources imaginaires sont judéo-chrétiennes : les femmes sont des tentatrices, elles incarnent le diable, etc. L’homme y est dessiné en rebelle-macho-romantique, le dernier qualificatif pardonnant tout, apparemment. Du côté des personnages féminins, deux figures dominent : les charmeuses-ensorceleuses et les dominatrices… mais elles sont souvent réunies en une seule : « Elle t’emmène danser et tourner / Elle se déhanche […] Elle vient t’envoûter, t’ensorceler / Fièvre brûlante, qui partout te tourmente / Elle vient t’embrasser, te posséder / Elle est troublante, féroce et désarmante » (« Danger »). Toute identité étant intersubjective – a fortiori les identités sexuelles et de genre –, ces figures féminines dessinent un locuteur qui doit leur résister, et, pour cela, les dominer. Car se contrôler soi-même semble trop difficile : « Coupable, enchaîné à la beauté, incapable de résister / Prisonnier de leur corps, pour l’éternité […] Diable, Dieu est cruel d’les avoir dessinées si belles… » (« Coupable »).
Quatre figures masculines, de la plus émancipée aux normes du genre à la plus aliénée, pourrait-on dire… Mais tous chanteurs confondus, se perçoit dans les textes, à l’avant-plan ou en filigrane, le désir de fuir le féminin / le monde réel, et cette fuite se traduit par la multiplication de motifs révélant l’attirance vers les hauteurs… Par exemple, dans « Nébuleuse » de Dumas, le locuteur pense à elle, « immobile, statique ». Il se demande si elle dort encore, tandis que lui se trouve à l’aéroport, à la veille, donc, de s’envoler. Il évoque d’ailleurs le cosmos. La chanson « Altitude » associe plus étroitement l’homme à la vie abstraite, éthérée : il est toujours en mouvement puisqu’il poursuit sa course effrénée. Il affirme que son paysage est lunaire, s’affranchissant des contingences terriennes. Dans « Fixer le ciel », l’isotopie aérienne est prolongée. Chez Shock, le locuteur soulève l’éventualité de partir « au sommet le plus haut du monde » (« Ange gardien »). Signe que les pôles transcendance/immanence organisent encore les schémas conceptuels par lesquels nous pensons les identités hommes et femmes. Chez Bélanger, ce motif de distinction associant l’homme à l’esprit et à la transcendance, la femme au corps et à l’immanence est également présent (« Dans un spoutnik », « Intouchable et immortel », parmi d’autres), cependant il côtoie plusieurs manifestations de la fusion amoureuse, comme dans « Les deux printemps » (QSD) : « Nos heures sont des rivières / Qui courent en une folle frénésie / L’amour est liquide clair / Et nos deux corps sont amphibies ». La fusion charnelle, ici, met l’accent sur la similarité des corps amoureux, effaçant l’idée de différence sur laquelle sont construits les métarécits romantiques, constituant de ce fait une « technologie du genre » (De Lauretis).
* * *
La chanson est forte. Assez pour former des « subcultures » (Hebdige). Du côté de la pop planétaire, Beyoncé, entre autres, transforme le hip-hop, imposant le féminisme à la tradition misogyne; Lady Gaga s’inscrit, elle aussi, dans ce sillon. D’autres avancées sont également détectables dans certaines aires chansonnières (pensons à Tegan and Sara, La Roux, Florence and the Machine, de même que Christine and the Queens du côté francophone). On peut espérer que se multiplient ces figures, qui s’inscrivent dans une tradition plutôt masculine, jusqu’ici, de « troubleurs de genre » (on pense à David Bowie, Boy George, Antony and the Johnsons, etc.). En tous cas, on a hâte de voir la chanson investie, ici, par plus de voix féministes, ou du moins par des voix qui nous sortiraient des représentations figées des identités sexuelles.
Cela dit, après avoir pleuré longtemps : « Je suis un saule inconsolaaaa-bleeee », après s’être ébaubies devant l’Amoureux : « Mon mec à moi il me parle d’aventu-reuh / et quand elle brille dans ses yeux j’pourrais y passer la nuit / il parle d’a-mour comme il parle des voitu-reuh »[10], il n’est pas interdit de rire un peu. Je veux dire : rien ne nous empêche de chanter idiote, si on le veut et quand on le veut : « La victime est si belle / et le crime est si gai ». Et puis et puis, si c’est mièvre, c’est pas interdit d’en faire la matière d’un nouveau texte! Souvenir lointain : mes copines et moi, déambulant sur la Well, chantant à tue-tête, en prenant bien soin d’intervertir les paroles : « Ne la laisse pas tomber, elle est si facile. Être une femme libérée, tu sais c’est pas si fragile ».
Références :
BOURCIER, Marie-Hélène Bourcier, « Cultural Studies et politiques de la discipline : talk dirty to me! », Sexpolitiques. Queer Zones 2, Paris, La fabrique, 2005, p. 9-32. (version disponible en ligne : https://www.multitudes.net/Cultural-studies-et-politiques-de/ )
CHEVANDIER, Régis, Renaud. Foulard rouge, blouson de cuir, etc. Construction d’un personnage social 1975-1996, Paris, L’Harmattan, 2007.
CONNELL, Raewyn, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, édition établie par Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux, Paris, Éditions Amsterdam, 2014.
COOPER, Virginia W., « Lyrical Sexism in Popular Music : A Quantitative Examination », America’s Musical Pulse : Popular Music in Twentieth-Century Society, Contributions to the Study of Popular Culture, n° 33, Westport, Greenwood Press, 1992, p. 229-236.
DE LAURETIS, Teresa, Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, trad. de Marie-Hélène Bourcier, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2007.
HEBDIGE, Dick, Sous-culture. Le sens du style, Zones, 2008.
[1] En écho au titre de la section « Discipline et indiscipline : politiques post-identitaires », de l’anthologie Cultural Studies. Anthologie dirigée par Hervé Glevarec, Éric Macé et Éric Maigret (chez Armand Colin, 2008).
[2] Le Centre for Contemporary Cultural Studies, berceau de CS, fut fondé à l’Université de Birmingham en 1964 par Richard Hoggart. Repris en 1970 par Stuart Hall, il connaît un rayonnement croissant, jusqu’à la tenue d’un colloque en 1990 sous les auspices de Grossberg, qui signe le moment de sa mondialisation.
[3] L’ouvrage phare de cette approche est certainement Mythologies, de Barthes, publié en 1957, soit la même année où Hoggart publie La culture du pauvre, fondateur de l’orientation des CS.
[4] Ce billet s’appuie sur trois articles publiés au cours des dernières années, et en présente une synthèse : Isabelle Boisclair et Carolyne Tellier (2009), « Modèles identitaires sexués et rapports amoureux chez Daniel Bélanger », dans Lucie Joubert (dir.), Écouter la chanson, Montréal, Fides, coll. « Archives des lettres canadiennes », p. 191‑207; Isabelle Boisclair (2008), « La chanson, une technologie du genre : Éric Lapointe et l’exaltation d’une virilité rebelle », dossier « La chanson québécoise » dirigé par Johanne Melançon, Québec Studies, n° 45, p. 43‑60; Isabelle Boisclair (2007), « Masculinités variables en temps de crise [Dumas, Fixer le temps; Stefie Shock, Les vendredis] », Spirale, dossier « Les masculinités », préparé par Sandrina Joseph, n° 215, juillet, p. 22-23.
[5] Dans le cas des chansons portées par des interprètes, il faut apporter des nuances, puisqu’ils ne sont pas les auteurs des textes qu’ils chantent. Selon certains contextes, l’interprète établit plus ou moins de distance entre lui et les textes qu’il chante. Le degré d’assomption est variable, entre identification au « je » du texte et distanciation, affirmation d’une certaine « théâtralité ». Comme je l’ai déjà écrit ailleurs, on reconnaît aisément au comédien une distance entre lui et un personnage, un tiers qui n’est pas lui – il a un autre nom, un autre pedigree, etc. Mais, hormis certains cas où il est parfois appelé à « jouer » un personnage pour certains textes de chanson, le chanteur incarne, à travers la performance, l’éthos du locuteur, sans autre médiation. Au-delà, il convient bien sûr de distinguer subjectivité lyrique et soi empirique. Toutes nuances faites, donc, l’interprète chansonnier est censé assumer, à un degré ou un autre – car bien sûr tous les textes ne sont pas à prendre au sens littéral –, les textes qu’il chante. Dans le cas de Lapointe, qui n’est pas l’auteur de toutes ses chansons, le degré d’assomption (ou d’assimilation au locuteur) est élevé.
[6] Bien que les études aient été menées indépendamment les unes des autres, le choix des artistes s’est effectué sur la base du rapport que le « personnage social » affiche à la masculinité hégémonique (Connell), du plus distant au plus proche.
[7] Pour l’étude portant sur Bélanger, le corpus étudié était composé des premiers albums : Les Insomniaques s’amusent (1992), Quatre saisons dans le désordre (1996) et Rêver mieux (2001).
[8] Pour Dumas, l’analyse reposait sur Fixer le temps (2006); pour Stefie Shock, Les vendredis, Atlantis (2006).
[9]Le corpus était constitué de quatre albums présentant du matériel original d’Éric Lapointe, soit Obsession (1994), Invitez les vautours (1996), À l’ombre de l’ange (1999) et Coupable (2004).
[10] Oui, oui, ces exemples sont datés, je le sais bien. Mais les chansons ont ceci de particulier qu’ils forment répertoire. Or, ce sont bien là deux chansons très connues du répertoire francophone, presque des classiques.