Pour en finir avec la BD de filles
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Dans certains milieux, être une femme tout simplement, même sans être féministe, est un défi; y évoluer mène forcément à faire face à des questions qui concernent les rapports entre les hommes et les femmes. Une belle démonstration par l’exemple pour montrer que, tôt ou tard, les enjeux nous rattrapent. Un texte à lire jusqu’à la fin. Le collectif
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Valérie l’avoue d’emblée : quand elle a reçu l’invitation de Françoise Stéréo, une revue féministe, elle s’est questionnée. « Quand tu regardes ce qui se faisait dans les années 70 ou avant… Je me demandais c’était quoi être féministe aujourd’hui. Parce que la première image qu’on a, c’est des madames fâchées dans la rue! Moi, je me demande : c’est quoi la définition aujourd’hui? Parce que j’ai une image qui vient avec ça… »
Valérie Morency, alias ValMo
• DEC en graphisme, AEC en illustration publicitaire
• graphiste chez Souris Mini et illustratrice pigiste
• travaille chez Sarbakane, devenue Frima, de 2003 à 2014
• membre de l’équipe des Bleus de la Ligue québécoise d’impro BD
• travaille sur sa première bande dessinée
Catherine : Oui, c’est quoi, le féminisme? Est-ce que c’est d’être engagée? Comment on le définit?
• DEC en graphisme
• artiste 2D chez Frima pendant cinq ans
• membre de l’équipe des Bleus de la Ligue québécoise d’impro BD
• a publié en début d’année sa première bande dessinée, C’est pas facile d’être une fille
Estelle : Être féministe, et être une femme aujourd’hui, c’est d’être libre de faire ce que tu veux. Il faut changer l’image que les gens se font des années 70 avec la fille super tomboy avec du poil en dessous des bras, ou la Femen seins nus… On dirait que ça aide pas…
V : Non, ça aide vraiment pas… Mais il y a des radicalistes dans tous les mouvements. C’est tellement fort comme image, les boules à l’air…
Annie : Mais comment est-on féministe aujourd’hui? L’est-on vraiment? Le monde de l’illustration est à l’avant-plan dans le débat sur l’image des femmes dans les médias. Est-ce que la représentation des femmes dans vos dessins, les stéréotypes, c’est une préoccupation dans votre travail?
E : Ah! je suis contente d’en parler! Ça me touche beaucoup parce que [dans ma BD] je parle de ma vie, des problèmes au féminin, du spm… Je me fais dire souvent : « Je trouve que tes BD rabaissent la femme, que c’est une mauvaise image pour la femme. » Je trouve ça super intéressant de me faire dire ça. Premièrement, je me sens attaquée personnellement parce que c’est moi [le personnage de la BD]. Ça sonne comme : toi, tu rabaisses l’image de la femme, t’es pas féministe, c’est quoi cette image-là que tu donnes. Alors que moi, le message que je veux donner là-dedans… toutes les filles autour de moi sont mal dans leur peau. C’est ma cause.
A : C’est comme si on ne pouvait pas être féminines et féministes?
E : C’est ça. Moi, j’aime les souliers, j’aime ça mettre du vernis à ongles. Pourtant, je ne suis pas rabaissée par mon chum ni rien. J’ai ma carrière, ça va très bien, je suis forte. Dans ma BD, j’essaie de montrer que c’est bien de ridiculiser un peu nos petits problèmes de tous les jours. Montrer qu’en général, je suis bien dans ma peau mais j’en ai des bourrelets et coudonc, je suis faite de même. On peut-tu s’aimer comme ça? Mais pourtant, je me fais dire que c’est une mauvaise image de la femme, et que je parle de trucs féminins… mais on peut-tu aimer ça se faire couper les cheveux?
A : … et avoir des opinions.
E : Ben oui! Comme si quand tu aimes la mode, tu ne peux pas être féministe. Bref, l’image de la femme dans la BD, c’est particulier. On ne peut pas vraiment dire ce qu’on veut. On dirait qu’il faudrait que je sois conductrice de Nascar. Et à la base, j’ai juste fait des métiers non traditionnels à date : j’ai travaillé dans le domaine du jeu vidéo et je fais de la BD. Et j’ai été élevée avec des gars…
C : On dirait que c’est popularisé par la société que les féministes sont vues comme des personnes frustrées, alors que c’est pas ça.
V : C’est sûr que si tu lis Claire Bretécher, son album s’appelle Les frustrées…
(Rires)
A : Certaines bédéistes que j’ai contactées pour cette table ronde m’ont répondu qu’elles étaient tannées de parler des filles en BD. Est-ce que vous trouvez qu’on en parle beaucoup?
E : On n’est pas tannées de s’en faire parler mais dans les salons du livre, c’est des sujets qui reviennent souvent. Quand j’étais au Salon du livre de Sept-Îles – j’étais avec Geneviève Petterson, Caroline Allard et Amélie Dubois –, on s’est fait demander de faire une table ronde qui s’appelait « Table de fi-filles ». Pourquoi on se fait mettre dans « fi-filles »? On se disait : c’est juste plate qu’on se fasse toujours étiqueter. Coudonc, les filles font-elles des choses différentes? On est dans une catégorie à part?
Née en 1940, Claire Bretécher enseigne le dessin quelques mois en 1960. Elle publie des illustrations dans quelques journaux du groupe Bayard, puis Goscinny la repère et sa carrière ira croissant. Elle collabore au journal Tintin en 1965, et entre chez Spirou en 1967. Sa « Page des frustrés » publiée dans Le Nouvel Observateur à partir de 1973 connaît un immense succès. Elle est le tremplin pour l’autopublication Les Frustrés, dont les dessins simples mais efficaces illustrent magnifiquement son propos lucide et désabusé. En France, on la surnomme la « Woody Allen du 9e art ».
V : Peut-être que les filles ont plus tendance à être dans l’anecdotique. Moi, la seule affaire dont je suis tannée, c’est d’être étiquetée : toi, tu fais de la BD de filles, pis toi, tu fais de la BD. Tu fais de la BD tout court. On court les deux dans la même direction.
A : Comment ils auraient appelé leur table ronde pour les gars?
E : C’est exactement ce qu’on se disait, dans cette table ronde là! On se disait : comment vous l’auriez appelée si ça avait été des gars? Les gars ne se font pas catégoriser comme ça.
V : Ça peut-tu être la table des auteures pis that’s it? Moi, ça m’insultait me faire dire que je faisais de la BD de filles.
A : Qu’est-ce que c’est, de la BD de filles?
V : Je racontais des anecdotes et, pour certains, ça n’intéressait pas les gens. Je me suis dit : ben voyons, c’est quoi, de la BD de filles? À cette époque-là, j’avais pas autant d’assurance. À l’époque, mon rêve, c’était d’illustrer pour un magazine et j’avais rencontré quelqu’un qui m’avait carrément dit : « Je m’excuse, mais les filles, ça dessine pas. »
Petite commotion. Le « À l’époque » de Valérie remonte à il y a 15 ans environ. C’était hier.
V : Et au début, j’ai été trois ou quatre ans à arrêter de dessiner parce que je pensais que c’était pas fait pour moi.
C : C’est assez incroyable que quelqu’un dans un milieu de création ose…
Catherine semble renversée. On se rend compte qu’il est peut-être encore utile d’être féministe, même aujourd’hui.
C : C’est comme un passage obligé [les gens qui te découragent]. Constamment, quand tu présentes tes projets… Te faire dire : « Ah ben, c’est cute, des personnages. » Alors j’essaie d’autres choses, et puis après, je l’assume aussi.
• vient de terminer son bac en arts visuels à l’Université Laval
• travaille comme réceptionniste
• tient un blogue
• a participé aux 24 heures de la BD
• travaille à un projet d’autopublication
E : C’est comme pour ma BD, c’est clairement une BD de filles! Mais il y a plein de gars qui l’achètent parce qu’ils reconnaissent leur blonde. Même, ils se reconnaissent dans Charles. Oui, c’est une BD de filles, mais c’est pas exclusif…
V : J’avais ton âge, je me suis assise et je me suis dit : mais c’est quoi, une BD de filles? Tsé, je connaissais juste Claire Bretécher [voir l’encadré], mais je ne connaissais pas de gars qui abordaient la BD de cette manière-là. De parler des problèmes quotidiens, des anecdotes, parler de sexe. Pour moi, une fille qui s’assoyait, qui dessinait là-dessus et qui racontait, sans aucun tabou ou aucune retenue… Je l’ai encore, le livre, chez nous. Je le relis encore des fois… En Europe, c’est vraiment un monde de gars. Je me dis : ouin, elle avait du guts.
E : Son style de dessin aussi était complètement différent de ce qu’on voyait. Le style franco-belge, le bonhomme gros-nez… Elle, c’était vraiment avant-gardiste. Là, on en voit beaucoup. La BD est beaucoup plus ouverte, on peut faire toutes sortes de styles de dessin et c’est super ouvert.
V : Ouin, chapeau, Claire!
Aujourd’hui que la voie est davantage tracée, est-ce facile pour les femmes? Au dernier Festival de la bande dessinée à Québec, on comptait 28 auteures sur 130 bédéistes. Pourquoi y a-t-il aussi peu de femmes qui publient? Où sont les finissantes?
Selon Sylvain Lemay, professeur agrégé en bande dessinée, directeur de l’École multidisciplinaire de l’image de l’Université du Québec en Outaouais, en 2002, environ 29 % des diplômés étaient des filles, et elles étaient 80 % en 2014. La projection pour 2015 est de 64 %. D’une année à l’autre, la proportion de diplômées fluctue néanmoins (75 % en 2005, 36 % en 2006). Du côté du corps professoral, on trouve une femme pour sept hommes.
Les classes sont bien représentées par la gent féminine, donc. Mais dans le milieu, elles tardent à prendre leur place.
« Je suis surpris également de constater que plusieurs étudiants étudient en BD, mais sans avoir l’intention d’en faire plus tard. Mais je ne sais pas si ce sont plus les filles que les garçons », ajoute M. Lemay, dans un échange de courriels.
A : Ce qu’on remarque, c’est qu’on ne publie pas nécessairement dès le diplôme en poche. C’est une question de confiance?
E : J’ai démarré ma page Facebook il y a deux ans. Moi, ça a été long. Ça a pris trois ans avant que je décide que mes dessins pouvaient être montrés.
V : Chez Sarbakane, c’est Éric Asselin, un game designer, qui m’a dit de me botter les fesses, de montrer [mes dessins] au monde et d’essayer d’apprendre à ne pas me retenir parce que j’ai peur de ce que le monde pense. Dans mon cas, ça a été long. C’est de l’apprentissage, c’est du travail…
A : … de laisser les gens regarder ce que tu fais?
E : Oui, de laisser aller. Tu te dis : OK, je suis prête à assumer la critique.
V : Parce qu’au début, t’as peur de ça. On dirait que tu as peur de devoir défendre tes affaires, les sujets que t’abordes. Mais à la longue, je trouve ça constructif. Même si quelqu’un n’est pas d’accord avec ce que je fais, ce n’est plus un fardeau, vraiment pas. Des fois, c’est tellement une question de goût. Tu te dis : ben coudonc, on n’a pas les mêmes goûts, pis t’es pas quelqu’un de méchant pour autant.
C : En plus, quand tu fais ça, c’est d’abord et avant tout pour t’amuser, tu le fais pour toi…
E : Le jour où tu te lances, le jour où j’ai décidé : OK, je pars une page Facebook, pis j’assume ce que je fais, ça a été la meilleure décision que j’ai prise et ça a juste été mieux depuis. Mais c’est comme si tu te mettais à nu. C’est comme si je me disais : je me garroche dans un fossé, je me laisse aller.
V : … toute nue!
A : L’hiver!
Fous rires…
E : C’est carrément ça. Tu te laisses aller. Moi, ce que je faisais, je trouvais que c’était poche. Je me disais : moi, ce que je fais, c’est pas beau. Et je me disais : je vais le montrer quand je vais trouver que c’est beau.
V : Ouin, mais ça n’arrivera jamais… Même encore, je fais des trucs et je reviens deux semaines après et je trouve ça laid. Mais ça aussi, c’est un apprentissage. Et plus tu vas en faire, plus ça va être beau et les gens vont le remarquer. Mais toi, quand tu as le nez dessus, tu ne t’en rends pas compte.
E : C’est ce qu’il faut enseigner aux jeunes : se laisser aller et se faire confiance.
La soirée passe comme l’éclair. Plus on parle, plus on se rend compte de tout ce qu’il y a à dire sur la récente présence des femmes en BD. On déterre les craintes, les appréhensions, on est fières de réaliser que les femmes ont leur vision propre, influencent le milieu, le modifient, en complémentarité avec les gars. Et on se laisse sur la promesse de se réunir de nouveau.
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