Pour changer le monde, il faut changer le code
ÉLISE DESAULNIERS
1984. J’ai neuf ans, une permanente, des vêtements fluo achetés chez Au Coton et je m’apprête à faire une rencontre qui va changer ma vie. Les ordinateurs. La commission scolaire en a acheté une trentaine qui circule d’école en école. Chaque classe a ainsi droit à une brève « initiation à l’informatique ». Dans les faits, pour tout dire, on joue au kiosque à limonade [1] : après avoir reçu un bulletin météo de la journée, il faut déterminer le nombre de verres de limonade à produire, la quantité de pubs qui seront affichées et le prix de vente. Au premier essai, le technicien de la salle informatique me confirme que j’ai battu tous les records de la région.
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2014. J’ai 39 ans, les cheveux qui allongent, des vêtements que j’ai payés trop cher et je tombe sur un article de la National Public Radio (NPR) au titre évocateur : « When Women Stopped Coding [2] ». Quand les femmes ont arrêté de coder. Une seule image : un graphique à ligne brisée au contenu troublant. Il montre comment la proportion de femmes inscrites dans les programmes d’informatique a grimpé en flèche jusqu’à atteindre 35 % en 1984. Puis a chuté drastiquement pour passer sous la barre des 20 % au début des années 2010 [3]. Une réalité doublement choquante quand on sait que l’informatique constitue une des formations universitaires qui présente un taux de chômage parmi les plus faibles [4].
1984, c’est non seulement l’année où je me suis découvert une passion pour la gestion de comptoirs de limonade, mais aussi celle du premier Macintosh, deux ans après le Commodore 64, le NEC PC-98 et plusieurs autres, tous vendus à plusieurs millions d’exemplaires.
La coïncidence n’est pas fortuite. On avance l’hypothèse que les filles seraient sorties des cours d’informatique quand les ordinateurs sont entrés dans les maisons. « Ces premiers ordinateurs personnels n’étaient pas beaucoup plus que des jouets », explique Steve Henn, le correspondant techno de NPR. « On pouvait jouer au tennis ou à tirer sur des cibles, peut-être faire un peu de traitement de texte. Et ces jouets étaient destinés aux hommes et aux garçons. » Une petite recherche dans les vieilles pubs enfouies dans les profondeurs de YouTube le confirme. La pub classique d’ordinateurs des années 80 présente un jeune garçon le regard fixé sur son écran monochrome alors que celle qu’on devine être sa petite sœur regarde par-dessus son épaule.
Après l’arrivée des ordinateurs dans les foyers, les étudiantes en informatique se sont retrouvées aux côtés de collègues masculins qui avaient déjà été initiés à l’utilisation des ordinateurs. Les professeurs des classes d’introduction ont donc commencé à présumer que leurs étudiants avaient déjà des bases, laissant les filles derrière. Celles-ci ont alors eu l’impression qu’elles n’étaient pas à la hauteur, qu’elles n’avaient pas les compétences nécessaires pour poursuivre leurs études. Elles ont donc abandonné.
Pendant ce temps naissait le geek, cet archétype d’informaticien, avec des lunettes et des vêtements mal ajustés. Jusque-là, le programmeur n’avait ni sexe ni race. Avec le geek, il devient le petit génie auquel on pardonne ses problèmes de communication et sa surconsommation de pizza. Plusieurs des films en témoignent : War Games et Weird Science,et par la suite Office Space, The Matrix ou des séries comme Silicon Valley. De Steve Jobs à Edward Snowden, en passant par Mark Zuckerberg et Julian Assange, le brillant informaticien est le nouveau héros. Si les geeks des années 1980 étaient ignorés par la culture dominante, ils sont et font aujourd’hui la culture dominante. Une culture mâle, blanche et hétérosexuelle.
En lisant l’article de NPR, je me suis moi-même interrogée sur mes choix de carrière. Depuis mes succès avec la limonade virtuelle, je sais que j’aime les ordinateurs. Dix ans plus tard, alors qu’Internet balbutiait, je faisais déjà du HTML. Mais pourquoi ai-je tout abandonné? Pourquoi n’ai-je jamais envisagé de faire carrière en informatique? J’ai bien peur de donner raison au journaliste de NPR : j’étais convaincue que je ne serais pas assez bonne. J’avais plein d’amis qui tripaient sur Star Wars, les jeux de rôles et qui codaient toute la nuit. Mais je n’étais pas comme eux. L’informatique, ce n’était pas pour moi.
Le problème de diversité à Silicon Valley et les biais implicites
En 2014, Google rend publiques pour la première fois les données relatives à la diversité de ses employés. À l’échelle mondiale, les femmes n’occupent que 30 % des postes [5]. Apple, Facebook, et Twitter ont aussi dévoilé leurs chiffres. Pas mieux. Mais la question est prise au sérieux : Tim Cook, le directeur général d’Apple, s’est engagé à promouvoir la diversité. Chez Intel, on a annoncé investir trois cents millions de dollars au cours des cinq prochaines années pour améliorer la diversité au sein des bureaux américains. Pourtant, si tout le monde s’entend pour dire qu’il y a un problème, les solutions sont loin d’être évidentes. La volonté est là. L’argent est là. Mais on ne sait pas comment le dépenser parce qu’on ne sait pas comment aborder la question.
Chose certaine, le faible nombre de femmes inscrites dans les programmes universitaires en informatique ne suffit pas à expliquer la sous-représentation féminine dans les techs. Pourquoi sont-elles si peu nombreuses à avoir des postes de gestion ou à siéger à des C. A.? Pourquoi 40 % de celles qui sont recrutées quitteront-elles l’industrie (contre seulement 17 % des hommes) [6]?
La journaliste Sue Gardner, qui était jusqu’à tout récemment à la tête de la Wikimedia Foundation, montre bien comment l’enthousiasme des femmes en tech tombe rapidement : « Au début de leur carrière, les femmes se disent ambitieuses et heureuses. Mais au fil du temps, leur enthousiasme est miné. Les sondages indiquent que 23 à 66 % d’entre elles ont subi du harcèlement sexuel ou en ont été témoin. La moitié des répondantes de mon étude disent qu’elles ont été traitées de façon hostile, humiliante ou condescendante. Un tiers a avoué que leurs patrons étaient plus sympathiques avec leurs collègues masculins et les favorisaient davantage. [7] » Pour la journaliste, si les femmes quittent le milieu, c’est simplement qu’elles en ont assez.
Il y a quelques mois, après s’être vu refuser une promotion et avoir été licenciée, Ellen Pao a fait les manchettes en poursuivant son ex-employeur, une grande firme américaine de capital risque, pour discrimination sexuelle. Au cours du procès de 24 jours, elle a pu raconter comment les femmes étaient reléguées aux seconds rôles durant les réunions et exclues de dîners importants (pour ne pas plomber l’atmosphère) [8]. Le jury n’a pas retenu ses allégations, mais le procès aura permis d’étaler sur la place publique la discrimination systématique que subissent les femmes dans certains milieux. Par la suite, d’autres femmes ont porté plainte contre leurs employeurs, dont l’ingénieure Tina Huang qui accuse Twitter de discriminer systématiquement les femmes au moment d’octroyer les promotions [9].
Les chiffres avancés par Sue Gardner montrent que ce sont les informaticiennes les plus qualifiées qui partent. Et ce n’est pas pour élever leur famille. Elles décident simplement de changer d’industrie. Si les femmes sont si peu présentes à Silicon Valley, ce n’est pas parce qu’elles manquent d’encouragement ou de soutien. Elles n’ont pas besoin d’être dorlotées. « Les femmes que je connais en technologie sont fortes, résilientes et qualifiées », renchérit Gardner. Mais elles en ont assez de se battre dans un environnement sexiste et misogyne où elles sont systématiquement considérées comme inférieures aux hommes.
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En mars dernier, à la conférence South by Southwest d’Austin au Texas, le PDG de Google, Eric Schmidt, et Walter Isaacson, le biographe de Steve Jobs, intervenaient en compagnie de Megan Smith, la responsable des technologies de l’administration Obama. Durant la période de questions, Schmidt et Isaacson ont été pris à partie. « Étant donné que les recherches sur les biais implicites ont révélé que les femmes sont beaucoup plus souvent interrompues que les hommes, je me demande si vous êtes conscients du nombre de fois où vous avez interrompu Megan », a lancé une femme dans l’assistance. Forte réaction dans le public : applaudissements nourris. L’intervenante, c’était Judith Williams, la responsable du programme de sensibilisation aux préjugés chez Google. Ironiquement, le panel portait sur l’innovation et on discutait des façons d’impliquer plus de femmes et de minorités pour améliorer la diversité des points de vue [10].
Depuis l’année dernière, 49 000 employés de Google ont participé à un atelier sur les biais implicites (l’histoire ne dit pas si Eric Schmidt fait partie du nombre). Les biais implicites sont le résultat d’attitudes mentales qu’on entretient inconsciemment envers une personne, une chose ou un groupe. Ce sont par exemple les biais implicites qui expliquent qu’on privilégiait l’embauche d’hommes dans les orchestres symphoniques. Lorsqu’on en a pris conscience et commencé à faire des auditions à l’aveugle, l’embauche de musiciennes a augmenté [11].
L’atelier de Google débute avec une triste réalité : tout le monde est un peu sexiste ou raciste. Ceux qui en doutent peuvent faire un test en ligne [12]. Une simulation montre ensuite comment un petit biais de 1 % dans les évaluations de performances peut mener à une importante sous-représentation des femmes dans les postes de gestion [13]. L’effet de ces ateliers commence peut-être à se faire sentir : un article du New York Times [14] rapporte qu’au cours d’une réunion dans laquelle un groupe de gestionnaires de sexe masculin devaient décider du sort d’une ingénieure, un cadre a rappelé à ses collègues qu’ils étaient tous des hommes — et pourraient donc ne pas être en mesure d’évaluer les différents rôles que les femmes jouent dans le groupe. De même, lorsque la compagnie a ouvert un nouvel immeuble, quelqu’un a fait remarquer que les salles de conférences étaient toutes nommées d’après des scientifiques de sexe masculin. Google a procédé à des changements.
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Je n’aime pas les ordinateurs
Alors qu’en 1984, on pouvait voir l’informatique comme l’aviation ou la recherche biomédicale, c’est-à-dire comme un domaine fascinant, mais loin de nos préoccupations quotidiennes, force est de constater, aujourd’hui, que nos vies se passent essentiellement en ligne ou au bout d’un clavier. Des algorithmes de Facebook qui choisissent les nouvelles qui apparaissent sur notre fil aux cartes Google qui nous indiquent le chemin à suivre, en passant par les jeux qui occupent nos temps libres, notre vie est numérique.
On aurait tort de croire que la sous-représentation des femmes et des minorités au sein des équipes qui dessinent cette vie est sans conséquence. Non seulement elles ne profitent pas de la croissance exponentielle des emplois en technologies, mais leurs besoins, faute de représentation, sont parfois simplement ignorés. Il aura fallu attendre 2013 pour que Facebook mette à jour ses politiques de modération pour empêcher la diffusion d’images encourageant le viol [15]. On se souvient aussi que les premiers systèmes de reconnaissance vocale étaient calibrés pour des voix masculines. Celles des femmes n’étaient tout simplement pas entendues [16].
Le problème de diversité dans les technologies me rappelle celui des femmes en politique ; le milieu est hostile, mais on doit quand même y aller. Laisser les questions technologiques entre les mains de quelques mâles privilégiés, c’est se priver d’influencer tout un pan de nos vies, de notre société.
Sauf qu’entre dire qu’il faut y aller et le faire, le pas peut paraître grand. « La programmation fait peur », constate Cassie Rhéaume, développeuse front-end et coresponsable de la division montréalaise de Ladies Learning Codequi aide les jeunes et les femmes à comprendre comment fonctionnent leurs outils technologiques dans un environnement sécuritaire, amical, confortable. Pourtant, « on utilise les technologies dans pas mal tout au quotidien, peu importe le domaine dans lequel on travaille », rappelle Cassie Rhéaume. « Comprendre comment ça marche ouvre les yeux, ça permet d’être plus créatif, d’avoir des pratiques sur Internet plus sécuritaires. » Stéphanie Marchand, productrice de jeux vidéo chez Behaviour Interactive et impliquée dans différentes activités pour amener les filles à s’intéresser au génie informatique, encourage elle aussi les jeunes femmes à outrepasser leurs appréhensions: « Les filles me disent : »J’aime beaucoup les jeux vidéo, mais je n’aime pas les ordinateurs. » J’ai du mal à savoir ce qu’elles n’aiment pas précisément. Elles n’ont jamais fait de programmation, mais elles aiment les maths, la physique, résoudre les problèmes. Il faut que je leur parle du métier pour qu’elles voient l’ordinateur différemment et s’intéressent à la programmation. »
Le jeu du kiosque à limonade a été développé pour enseigner aux enfants une leçon de gestion. Du haut de mes neuf ans, je pensais avoir tout compris en maîtrisant les paramètres affichés à l’écran, mais 30 ans plus tard, je comprends que c’est le contenu de la disquette qu’il aurait fallu décortiquer. C’est sur du code que repose aujourd’hui tout un pan de notre économie, c’est lui qui structure nos façons d’interagir les uns avec les autres, d’apprendre, de nous informer, de nous divertir.
Pour changer le monde, il faut poser nos doigts sur le clavier et apprendre à coder. Il n’est jamais trop tard pour bien faire : la rédaction de ce billet m’aura convaincue de m’inscrire à un atelier de Ladies Learning Code.
[1] https://en.wikipedia.org/wiki/Lemonade_Stand
[2] https://www.npr.org/blogs/money/2014/10/21/357629765/when-women-stopped-coding
[3] Les chiffres sont semblables au Québec. La Gazette des femmes rapporte qu’en 1988, les femmes représentaient 30,2 % des diplômés universitaires en informatique. En 2011, la proportion a dégringolé à 18,3 %. Elles constituent aujourd’hui moins du quart de la main-d’œuvre canadienne dans le secteur.
[4] Au Québec, il est de 1,8 %. https://www.uqar.ca/informatique/emplois/
[5] Le problème de diversité ne se limite pas aux femmes. Aux États-Unis, par exemple, les Afro-Américains ne comptent que pour 2 % de la main-d’œuvre, alors qu’ils représentent plus de 12 % de la population.
[6] https://www.latimes.com/opinion/op-ed/la-oe-gardner-women-in-tech-20141207-story.html
[7] http://www.latimes.com/opinion/op-ed/la-oe-gardner-women-in-tech-20141207-story.html
[8] En savoir plus sur https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2015/03/28/ellen-pao-n-a-pas-ete-victime-de-discrimination-sexuelle-selon-le-verdict-des-jures_4603126_3222.html#si1iIiOemsTOfZHH.99
[12] https://www.understandingprejudice.org/iat/index2.htm
[13] https://www.ruf.rice.edu/~lane/papers/male_female.pdf
[16] https://www.nature.com/scitable/forums/women-in-science/why-do-we-need-women-in-stem-18256390