Portrait de la peintresse en matante
LORI SAINT-MARTIN
Illustration : Nadia Morin
Peintresse, subst., fém., rare et souv. iron. Femme peintre
Elle est morte à 83 ans, Mary Pratt, le 14 août 2018, peintresse canadienne que j’aime profondément. Une très grande artiste, toujours décrite comme une femme au foyer, une mère de famille. Donc (forcément) une matante. Voyons voir.
Petit retour en arrière : musée Jacquemart-André, Paris, juillet 2018. Je visite, ravie, une exposition de Mary Cassatt, importante peintresse (ce terme me plaît, même si mon correcteur automatique m’indique une faute) impressionniste. Puis je surprends les propos d’une jeune guide qui accompagne un groupe d’adolescents. Elle dit, je cite (espionne dans la maison de l’art, je l’ai suivie en notant tout, jusqu’aux hésitations) : « À cette époque, les hommes avaient déjà délaissé la peinture des mères et des enfants qu’ils trouvaient, euh… disons-le, cucul… eux, ils ont peint des sujets je dirais plus… plus stimulants, les gens dans la vie quotidienne… »
J’ai toujours détesté les visites guidées, trop souvent une sorte de prêt-à-penser en troupeau. Préjugé confirmé par cette visite. Pour une fois qu’un musée bien coté consacre une exposition à une femme, on ne peut pas se contenter de la célébrer. Non, on se sent obligée – même si on est une jeune femme et non un vieux croulant de l’Académie-de-quelque-chose – de dévaloriser l’artiste au nom de valeurs masculines supposément supérieures. Même si c’était vrai que Mary Cassatt était inférieure à tous ces hommes « stimulants » de son époque – et c’est faux –, était-ce vraiment le lieu et le moment de le dire? Que retiendront ces jeunes de leur visite? Que les femmes artistes sont moins bonnes, presque par nature (une femme, ça peint des mères et des enfants), que les hommes? Que les sujets qu’elles choisissent sont « cucul », aussi par nature? Que les femmes, même les grandes artistes, sont nécessairement des matantes (au sens patriarcal du terme, bien sûr; j’ai connu plein de matantes formidables)? Accessoirement, que les mères et les enfants ne sont pas intéressants, ni dans l’art ni peut-être dans la vie? Le parti pris sexiste ne s’encombre même pas de logique : les mères et les enfants ne seraient-ils pas des « gens dans la vie quotidienne », par hasard, de ceux qu’il est si « stimulant » de voir représentés? À moins de croire, bien sûr, que le travail des femmes est inintéressant en soi (pensez à « histoire de bonne femme », « ouvrage de dames », « roman de matante »).
Ce qui me ramène à Mary Pratt. Dans les dernières décennies de sa vie, une fois divorcée – ce n’est peut-être pas une coïncidence –, elle a acquis une grande notoriété, indépendante de celle de Christopher Pratt, son ex-mari. Mais longtemps, on a trouvé son art banal, trop près de la vie domestique, trop ordinaire – exactement, tiens, comme celui de l’autre Mary, née presque 100 ans plus tôt (1844 et 1935). Il est vrai que la Mary qui vient de nous quitter peint des cerises dans un bol de verre, des robes sur une corde à linge, des filets de poisson sur une feuille de papier d’aluminium. Mais avec quelle luminosité, quelle intensité, quelle technique tellement parfaite qu’elle en est troublante, quelle ardente passion : je n’ai jamais rien vu de pareil.
D’où vient donc cette dévalorisation de l’art de Mary Pratt pendant les premières décennies de sa carrière? Du même préjugé qui fait que Mary Cassatt (on pourrait en dire autant de Berthe Morisot, sujet d’une grande exposition au Musée national des beaux-arts du Québec à l’été 2018) est moins connue que le plus mineur des impressionnistes de sexe masculin. Pourtant, Summertime, The Coiffure, Young Women Picking Fruit, Reading Le Figaro, Child in a Straw Hat or In the Loge – je choisis presque au hasard dans le catalogue de Cassatt – sont des chefs-d’œuvre. De la beauté pure.
Le cercle est si parfait et si vicieux qu’il est presque incassable. De « c’est féminin, donc c’est mauvais » (peindre les mères et les enfants, c’est « cucul »), on passe insensiblement à « c’est mauvais, donc c’est féminin » (comparer un artiste homme à une femme n’a rien de flatteur). Puis un autre tour d’écrou transforme le cercle vicieux en labyrinthe sans issue : si des hommes peignent la même chose, ce n’est pas cucul, c’est du grand art. Les pommes de Cézanne, les petites filles ridiculement roses et jolies de Renoir, les femmes qui lisent de Fragonard : ça, c’est pour les siècles des siècles. Une mère et un enfant, c’est un sujet de bonne femme ou de matante – à moins, bien sûr, que le bébé en question soit l’enfant Jésus, auquel cas on atteint au sublime. Sublimes aussi, les versions de Renoir, Monet, Klimt ou Picasso : en somme, le motif n’est « cucul » que peint par une femme. Dit autrement, le seul bon sujet est un sujet traité par un homme…
Être femme, il faut bien le conclure, c’est en soi une tare qui empêche d’être une grande artiste. Il est difficile d’estimer (mais probablement aussi de surestimer) les répercussions des obstacles pratiques comme l’interdiction d’accéder à une formation artistique rigoureuse (à l’époque de Mary Cassatt, les femmes ne sont pas admises à l’École des Beaux-Arts [1]), ou encore les contraintes de la bienséance (une femme « respectable » – et celles qui perdaient cette réputation avaient d’autres ennuis – ne pouvait fréquenter les bouges que peint un Toulouse-Lautrec). Mais le pire, sans doute, est la féminité même, ou plutôt les préjugés à son sujet : une femme, c’est une mère de famille et une ménagère. Si elle ne l’est pas, elle est déjà suspecte : dans un cas comme dans l’autre, on « sait » qu’elle n’arrivera pas à grand-chose. Mary Cassatt, elle-même célibataire, peignait fréquemment les femmes et les enfants de sa famille, modèles accessibles et sans doute plus souvent à la maison que les maris, pères et frères de son cercle. Un professeur-peintre a dit à Mary Pratt qu’il ne pouvait y avoir qu’un seul artiste dans un couple : on se doute bien lequel. Elle a élevé quatre enfants sans « aide » de son mari, enfermé dans son studio (en entrevue, elle dit qu’il « ne sait rien faire dans une maison »). Elle faisait son pain! Elle recevait régulièrement une quinzaine de personnes à souper! Quand, comment a-t-elle trouvé la moindre brèche par où s’échapper? Et comment s’étonner qu’elle ait peint des objets qu’elle voyait dans la maison et, surtout, dans la cuisine?
Mais ces sujets – les mères et les enfants, les objets domestiques – ont peu de poids, peu de valeur. En 1929, Virginia Woolf écrit ceci (trad. Clara Malraux) : « Ce livre est important, déclare la critique, parce qu’il traite de la guerre. Ce livre est insignifiant parce qu’il traite des sentiments des femmes dans un salon. » Les propos de la guide du Jacquemart-André le montrent, on en est encore à peu près là.
Et pourtant… regardez les toiles de Mary Pratt, même en petit sur Internet – regardez Eggs in an Egg Crate, Glassy Apples, Silver Fish on Crimson Foil, Cold Cream, Child with Two Adults pour le sujet mère-enfant sous un jour nouveau ou, si vous avez le cœur solide, The Service Station (qui montre une carcasse d’orignal attachée à une voiture, portrait des ravages de la violence masculine). Vous verrez une domesticité portée à l’incandescence, transmuée, un art qui célèbre et transcende son sujet, comme tout grand art. Tapez « Mary Pratt fire » et vous verrez une série de tableaux de chiffons qui brûlent sur une corde à linge hivernale – image de la rage des femmes, comme dans le journal féministe éphémère mais influent des années 1970, Le torchon brûle. La quantité de feux, de couteaux, de sang et de chairs éviscérées dans son œuvre devrait nous laisser songeuses; son univers domestique est souvent menaçant, chargé de colère, tout sauf « cucul ».
Les Gorilla Girls et d’autres artistes militantes l’ont maintes fois souligné : alors que les peintresses sont presque absentes des musées, le patrimoine muséal serait amputé de moitié si on supprimait les nus féminins. Mary Pratt n’aborde le nu que lorsqu’elle a plus de quarante ans :
Je croyais que les femmes devraient éviter de peindre des nus. Je pensais que si on n’avait pas une réaction érotique devant un nu, on ne devrait pas le peindre, parce que c’était l’essence de l’expérience… puis je me suis mise à y penser, et je me suis dit : « C’est ridicule. Si quelqu’un a le droit de peindre une femme nue, c’est une autre femme. Et pas un homme du tout. » Et quand j’ai regardé les nus canoniques, ces femmes nues peintes par des hommes, c’était des beautés voluptueuses qui disaient : « Monte à bord! » et je me suis dit : « Les femmes ne sont pas comme ça. Nous ne sommes pas comme ça. » Et donc j’ai changé d’idée.
Et donc j’ai changé d’idée : je l’ai dit, j’aime cette femme de tout mon cœur. Regardez This is Donna, Girl in a Wicker Chair, Blue Bath Water : des femmes nues comme vous n’en avez jamais vues. Tout est très profondément féminin, très profondément humain, très profondément grand et puissant et universel comme la vie elle-même.
Pas un tableau de Mary Pratt qui ne le montre : la valeur d’une œuvre d’art ne tient pas à la grandeur ou la petitesse du sujet. Mais allez convaincre les gens. Le petit, le banal, le mineur, le cucul : voilà l’art des femmes. Mary Pratt propose une vision radicale : « Je ne crois pas qu’il y ait des choses ordinaires. Je crois que tout est complexe et mérite qu’on s’interroge et qu’on y regarde de près. » Si les guides de musée, les pédagogues, les journalistes, les critiques et les anthologistes apprenaient à voir cette complexité, le cercle vicieux de la dévalorisation des femmes et de leurs œuvres serait brisé.
« Ma seule force, a dit encore Mary Pratt de son travail (avec une modestie bien féminine qui me fâche un peu), c’est de trouver quelque chose là où la plupart des gens ne trouveraient rien. » La majorité des critiques – professionnels ou non – de l’art des femmes a réussi à faire exactement le contraire : ne rien voir là où il y a quelque chose de magnifique.
Une peintresse, ça ne vaut donc pas un peintre. Une peintresse, ça n’existe pas, ou plutôt, ça ne devrait pas exister; le système, de l’Académie à la langue, est pensé pour qu’il n’y en ait pas. Voici ce qu’en dit le Grand Robert :
Comme écrivain, peintre n’a pas de féminin admis. Cependant le féminin peintresse est attesté dès 1313 (paintresse), au sens de « femme peintre » et de « femme d’un peintre » (painctresse, 1536). Depuis le XVIIIe siècle (Rousseau) et en français moderne, il ne désigne plus que la femme peintre, avec une valeur ironique et familière. On dira normalement : le peintre Berthe Morisot; Suzanne Valadon est un excellent peintre.
Pas de féminin admis : en effet, tout est fait pour nous maintenir dehors. Le même cercle vicieux se dessine dans toute sa brutalité (notons au passage la comparaison avec « écrivaine »; les femmes qui créent sont un si grave problème que la langue n’a pas de mot pour les nommer [2]). Peintre n’a pas de féminin parce que les femmes ne sont pas censées peindre; peintresse devient un terme moqueur (Rousseau est aussi l’auteur de L’Émile, un traité sur l’éducation qui enseigne la subordination et l’infériorité « naturelles » des femmes) parce que le féminin est par définition minable et ridicule. Et dire « elle est un excellent peintre » montre au mieux que c’est une petite exception à la grande règle du féminin cucul, laquelle se voit du coup consolidée. Cessons de permettre que les mots employés pour décrire les femmes les détruisent. Osons, fêtons donc le féminin, faisons exister ce qui n’a pas droit de cité : Mary Cassatt et Mary Pratt et beaucoup d’autres sont de grandes, de très grandes peintresses.
Pour la vie de Mary Pratt :
Pour la citation sur les nus :
https://canadianart.ca/reviews/mary-pratt/
[1] Linda Nochlin (« Why Are There No Great Women Artists? ») et Germaine Greer (The Obstacle Race), ainsi que beaucoup d’autres, ont étudié ces questions.
[2] Selon le même dictionnaire, on peut dire « la guide »; ce sont les grandes fonctions prestigieuses qui font problème. Colette est un grand écrivain est un autre exemple proposé. Mais ce n’est pas, bien sûr, que la langue ne permet pas le féminin (elle l’oblige même : une femme ne peut pas dire : je suis infirmier …), c’est qu’elle est un des multiples lieux du refus de l’égalité des femmes.