Au point de sacrer

CATHERINE VOYER-LÉGER

Illustration: Catherine Lefrançois

 

Je n’ai pas suivi l’affaire Gilbert Sicotte. Au moment où tout cela éclatait, dans le sillage d’autres enquêtes mettant en lumière des abus de pouvoir, je me préparais à devenir mère. Le 15 novembre 2017, au moment même où cette histoire se diffusait sur les réseaux, j’étais assise par terre dans le salon d’une famille d’accueil de Gatineau où j’apprivoisais une petite fille. Ma fille.

Je n’ai pas d’opinion très précise sur l’affaire Gilbert Sicotte. Bien sûr, deux ans plus tard, j’aurais pu faire mes devoirs pour vous dire ce que j’en pense, mais je n’en sais rien.

Tout ce que j’ai retenu de cette affaire, c’est une question du journaliste qui l’interviewait; une question que j’ai l’impression d’avoir entendue en boucle dans la publicité : « Au point de sacrer? »

Chaque fois, je ne pouvais m’empêcher de me dire : c’est où, ça, le point de sacrer?

*

Je sacre. J’aime bien sacrer. Pas tous les deux mots, mais quand je suis en criss, je sacre.

Je ne sais pas d’où je tiens ça. Mes parents ne sacrent pas trop. Mon père peut-être quand il est en tabarnak, mais je ne me rappelle pas précisément.

Je tiens ça de Lance et compte, fort probablement. Le legs de Réjean Tremblay. Ça et quelques fantasmes patriarcaux dont je n’arrive pas à me décrasser. Merci Réjean!

J’apprécie la ponctuation du sacre, le côté théâtral sans doute. Ginette, sacrament! Adolescente, je giflais les gens. Aussi bien n’avoir gardé que le sacre, c’est moins violent.

Alors cette question du journaliste, je l’ai portée en moi pendant des mois. « Au point de sacrer? » Je n’ai pas souvenir d’avoir sacré après des étudiants… Peut-être une fois, il y a bien longtemps, quand j’ai donné un coup de poing sur la table devant les douze travaux plagiés? Peut-être.

Mais je savais bien que j’allais sacrer devant ma fille.

Pire : sacrer après ma fille. Je ne savais pas où était le point, mais il me semblait que tôt ou tard, la petite enfance allait me le faire franchir avec vigueur.

*

Voilà, c’est dit. Un jour – ça ne saurait tarder – mon enfant va sacrer devant le regard horrifiamusé des éducatrices du CPE et ce sera de ma faute. De qui voulez-vous que ce soit la faute de toute façon? Nous vivons seules et tout me revient.

Elle parlait à peine et elle s’impatientait déjà contre certaines machines électroniques en soupirant BEN VOYONS dès que ses petits doigts mouillés butaient contre un écran tactile peu coopératif. Je souriais de m’entendre à travers elle; Applenragée à gosser contre une technologie dématérialisée. Ben voyons…

Et plus tard, elle a commencé à dire DÉGUÉDINE sur un ton particulièrement hostile, moins dans son sens traditionnel – Dépêche-toi! – que pour nous dire de dégager la voie quand on l’emmerde avec nos consignes. Qui blâmer? Je lève la main avec un regard qui appelle la pitié.

*

Et puis elle me fait sacrer. Elle me fait sacrer plus que personne ne m’a jamais fait sacrer dans ma vie. Elle sait exactement sur quel bouton peser et par un processus qu’aucun être de raison n’arrive à très bien comprendre – sauf peut-être les amoureux éperdus et il n’est pas certain qu’ils soient des êtres de raison –, elle préfère parfois me voir enragée qu’aimante. Alors elle me pousse jusqu’au point de sacrer. (J’ai beau y penser, je ne sais toujours pas clairement où il est.)

*

Voilà! Entre l’amour de la chanson française, des films de Noël, de la crème glacée, des casse-têtes et, je l’espère, un bouquet de valeurs progressistes, j’aurai transmis à ma fille quelques mots d’église. D’autant plus qu’elle a déjà la fibre colérique bien huilée, peut-être suis-je en train d’alimenter un incendie?

Je me prépare évidemment à lui dire qu’il ne faut surtout pas parler comme ça : ce qui est franchement la pire hypocrisie de la parentalité. Mais je le fais déjà pour le sucre et le gras, pour les heures passées devant l’écran, pour la régularité dans les vitamines, la crème solaire et le brossage de dents : Fais mieux que moi, mon enfant.

Je me prépare surtout à lui dire que la colère fait partie de la vie et que plus important que tout, les cibles de notre colère doivent être bien choisies. Je m’excuse même parfois, quand je m’emporte un peu pour des broutilles, histoire de lui léguer un peu d’humilité au milieu de tous ces jurons.

Mais pour l’instant, rien à déclarer. Elle a prononcé un sacre une fois, mais on ne peut pas dire qu’il s’agissait vraiment de sacrer.

C’était justement un de ces moments où l’enfant pose exactement le geste qu’il sait qu’il vous fera crier. Il a même, dans l’œil, quelque chose comme une petite fierté. Il mesure sa liberté.

Nous étions dans la voiture. J’ai fait une sévère remontrance sans quitter la route des yeux. Elle boudait un peu. J’ai donné une tape sur mon volant, tape épicée d’un précieux câlice.

Et elle m’a corrigée.

« Pas câlice, maman. FÂ-CHÉE! »

J’avais franchi le point de sacrer et ça ne m’a pas empêché de sourire dans la minute. Comme quoi le point de sacrer n’est peut-être pas un one-way.