Le poids de ma maison

TYPHAINE LECLERC-SOBRY

 

Illustration : Virginie Larivière

 

Dans un podcast que j’écoute ces temps-ci, l’animatrice utilise l’expression « people who live in larger bodies » – les gens qui vivent dans des corps plus gros. Elle explique qu’en tant que personne mince, elle souhaite utiliser une formulation aussi neutre que possible pour désigner les personnes grosses, qui elles, peuvent revendiquer les termes qui leur conviennent le mieux pour elles-mêmes. J’apprécie l’intention, mais je trouve toujours la formule étonnante. Quand je l’entends, je m’imagine habiter mon corps, m’y loger comme s’il était distinct de ce que je suis véritablement. Un corps-cabane, un corps-appart.

Nous vivons dans une société qui nous invite continuellement à devenir une version améliorée de nous-même. On nous suggère de faire advenir cette personne fantastique qui sommeille en nous quand l’année commence, quand l’été arrive, à la rentrée. Tous les prétextes sont bons pour nous solliciter, même une pandémie. Sur les réseaux sociaux, les défis, horaires et autres suggestions d’activités se multiplient. Il suffit de suivre le programme pour devenir plus organisé.e, plus mince, plus confiant.e, plus attrayant.e.

J’essaie de rester critique face à ces appels au self-improvement, mais je me laisse souvent emporter. J’ai essayé, sans succès, de mettre en place une routine familiale de confinement à grands coups de pictogrammes. Il y a quelques années, Marie Kondo m’a fait rêver de garde-robes libérées, de chaussettes pliées avec amour – pas roulées, ça leur ferait mal ! –, de bibliothèques aérées et de surfaces épurées. Je me suis enrôlée dans des défis de désencombrement. J’ai trié et donné pas mal de choses, mais je partais de loin. J’ai désencombré, mais je suis restée le genre de personne qui garde ses cahiers de notes du secondaire, ses agendas, les souvenirs familiaux dont personne ne veut et beaucoup d’objets juste au cas où. Je suis certainement encore encombrée : en cette période où remplir notre maison et combler nos besoins et envies est soudainement moins aisé, je ne me reconnais pas dans les propos que je lis sur un groupe Facebook où des femmes regrettent leur désencombrement extrême des dernières années. (Je me rends compte que j’aurais peut-être besoin de faire le ménage de mes groupes Facebook).

Je n’ai pas atteint l’idéal épuré dont j’ai brièvement rêvé, entre autres parce que je n’arrivais pas à me rassurer en me disant que je pourrais retrouver les objets dont je me débarrassais en les rachetant si j’en avais besoin dans le futur. C’est pourtant un conseil que j’entendais et que je lisais souvent, sans que soit souligné le privilège de pouvoir adopter cette attitude. Même chose du côté des podcasts, blogues et comptes Instagram qui traitent d’acceptation du corps, de fat-positivity et de libération face aux standards de beauté occidentaux. Encore et encore, on nous recommande d’acheter des vêtements dans lesquels notre corps sera confortable plutôt que de tenter en vain de le faire entrer dans des tenues exiguës. On nous exhorte à nous délester de nos vêtements trop petits et des attentes qui s’y attachent.

Et je suis d’accord. J’ai tellement souvent acheté des vêtements un peu justes avec l’idée que bientôt, ils m’iraient parfaitement, pour me retrouver encore plus à l’étroit quelques mois plus tard. Je suis consciente que, jusqu’ici, j’ai eu le luxe de pouvoir simplement choisir la taille au-dessus pour y être à mon aise, ce qui n’est pas le cas pour tous les corps. J’ai le privilège de pouvoir payer des vêtements à ma taille quand j’en ai besoin. Malgré cela, je suis mal à l’aise à l’idée de renouveler constamment ma garde-robe pour accommoder mon corps qui se transforme.

Les injonctions à faire rapetisser mon corps, ou à le contraindre à arrêter de fluctuer, s’entremêlent avec l’idéal de la maison ordonnée et minimaliste où l’on ne manque pourtant de rien. Il s’agit de discipliner les lieux, les bourrelets, les poils pour que rien ne dépasse. Dans un cas comme dans l’autre, on promet la légèreté et le bonheur à la clé. Je voudrais bien clamer que je rejette ces idéaux de minceur et de minimalisme, mais la vérité c’est qu’encore récemment, j’ai acheté en ligne des jeans un peu petits et qu’ils sont encore dans mon placard. Au lieu de les renvoyer, je les ai gardés au cas où. Je garde encore des vêtements que je n’ai pas portés depuis ma première grossesse il y a sept ans. Ces morceaux ont résisté aux vagues de désencombrement parce qu’ils me rappellent celle que j’étais avant que mon corps devienne une maison pour mes enfants, qu’il se transforme et s’étire pour les accueillir et les nourrir. Je les garde par attachement à mon corps d’avant qu’il soit un corps-de-mère. Comme si ces vêtements portaient la possibilité d’abandonner le corps que j’habite aujourd’hui pour en retrouver un autre.

Je n’ai pas encore désencombré tous ces vêtements trop serrés, mais j’essaie de faire du ménage dans mes croyances. Au fil des ans et des grossesses, mon corps est devenu plus gros. Je l’ai parfois senti comme m’étant étranger, séduite à l’idée de « retrouver » mon corps d’avant, une maison ordonnée, fonctionnelle. Mais cette maison-là n’est plus. Là où j’habite, il y a des jouets qui trainent et des planchers qui collent. Des cheerios dans les craques du canapé, des vergetures, des cheveux blancs. Des garde-robes assez grandes pour conserver les boîtes de vêtements trop petits. Du linge mou pour bercer mon bébé. Des jeans taille haute et un t-shirt à paillettes x-large, parfaits pour danser toute la soirée en oubliant que les enfants vont me réveiller trop tôt le lendemain. Un ventre mou, des jambes fortes, trop de bibelots et de photos de famille.