Plutôt sorcières que corps-usine

SorciereSUZANNE DESBARESDES

« L’idée de transformer cet être oisif, qui rêvait sa vie comme d’un long carnaval, en un infatigable travailleur, peut avoir semblé une entreprise désespérée. Cela signifiait littéralement de « renverser le monde », mais sur un mode totalement capitaliste, où l’inertie face au commandement serait transformée en absence de désir et de volonté autonome, ou la vis erotica deviendrait la vis laborativa, et où le besoin ne s’exprimerait plus que sous la forme du manque, de l’abstinence, et d’une éternelle indigence[1]. »

Une immense colère nous remonte à la gorge à la lecture de Caliban et la sorcière de Silvia Federici, qui réactualise une part largement occultée de l’histoire. Prenant pour objet la grande chasse aux sorcières menée au XVe et XVIe siècle dans la période de transition du régime féodal au système capitaliste, cette étude retrace les circonstances d’une redéfinition des rapports d’exploitation et de la constitution d’un nouvel ordre patriarcal[2]. Alors que Marx avait déjà montré que les expropriations massives et la destruction des formes de subsistances collectives avaient été nécessaires à l’instauration du capitalisme, Federici montre que les politiques exercées sur le corps des femmes dans cette même période furent tout aussi cruciales à son développement : « Le corps a été pour les femmes, dans la société capitaliste, ce que l’usine a été pour le travailleur salarié : le terrain originel de leur exploitation et de leur résistance. » De la même manière que ce qui permettait les formes de vie collectives et que l’autosubsistance des paysans devait être anéantie, il fallait déposséder les femmes du contrôle qu’elles exerçaient sur leur corps. Contre ceux qui conçoivent l’oppression des femmes comme une donnée transhistorique, Federici montre la manière par laquelle le passage au capitalisme a favorisé la mise à l’écart des femmes de nombreux métiers[3], contribué au déclin de leurs droits et provoqué leur infantilisation légale :

Un des principaux droits que perdirent les femmes fut le droit de conduire des activités économiques par elles-mêmes […] En France, elles perdirent le droit de contracter ou de se représenter elles-mêmes au tribunal, étant déclarées légalement « imbéciles ». […] En Allemagne, lorsqu’une femme de la bourgeoisie devenait veuve, il était d’usage de nommer un tuteur pour gérer ses affaires. Les femmes allemandes n’avaient aussi pas le droit de vivre seules ou avec d’autres femmes et, dans le cas des pauvres, mêmes avec leur propre famille, puisqu’on estimait qu’elles ne seraient pas suffisamment contrôlées. En somme, de pair avec la dévalorisation économique et sociale, les femmes connurent un processus d’infantilisation légale. […] Dans les pays méditerranéens les femmes furent évincées non seulement de nombreux emplois salariés, mais aussi des rues, où une femme seule risquait d’être le sujet de railleries ou d’agressions sexuelles[4].

Ainsi, alors qu’après l’exode rural elles étaient parvenues à se placer dans les corps de métier qui par la suite seront considérés comme masculins (elles furent boulangères, brasseuses, forgeronnes, obstétriciennes, médecins, bouchères, etc.) les femmes furent exclues au XVe siècle des lieux de travail et reléguées à la sphère domestique. C’est dans un tel contexte de misogynie organisée qu’en 1550 se met en branle la grande chasse aux sorcières en Europe. Insistant sur le caractère systématique de cette chasse, qui conduit des centaines de milliers de femmes au bûcher, Federici établit une corrélation entre la chasse aux sorcières et le besoin de main-d’œuvre des industries naissantes. Elle soutient que c’est à cette époque que l’État développe un intérêt pour la démographie et qu’il se découvre comme organe de contrôle : « Le corps passa ainsi au premier plan des politiques sociales parce qu’il n’apparaissait pas seulement comme une bête inerte aux stimulations du travail, mais comme le réceptacle de la force de travail, un moyen de la production, la machine-travail primitive. »[5] La chasse aux sorcières concorde avec la naissance d’un pouvoir disciplinaire cherchant à définir les rôles, régir les comportements et contrôler les corps à des fins politiques :

Si l’on regarde le contexte historique dans lequel la chasse aux sorcières s’est déroulée, le genre et l’origine des accusées, on est amené à conclure que la chasse aux sorcières en Europe était une attaque contre la résistance des femmes à la progression des rapports capitalistes, contre le pouvoir dont elles disposaient en vertu de leur sexualité, de leur contrôle de la reproduction et de leur aptitude à soigner. La chasse aux sorcières était aussi un instrument pour la construction d’un nouvel ordre patriarcal où le corps des femmes, leur travail, leurs pouvoirs sexuel et de reproduction étaient mis sous la coupe de l’État et transformés en ressources économiques[6].

La chasse aux sorcières visait moins à punir quelques écarts isolés à la norme qu’à éradiquer des comportements largement répandus parmi les femmes : « Ce n’était pas la femme déviante, mais la femme en tant que telle, particulièrement la femme des classes inférieures, qui était jugée[7]. » Il s’agissait d’une véritable inquisition qui illustrait la capacité de l’État à générer la peur, alimenter les suspicions et transformer les dénonciations en preuves. On rendait les femmes responsables des mortalités inexplicables des nouveau-nés et de la destruction des récoltes ou du bétail. Elles étaient accusées de pactiser avec le diable, de tuer des enfants pour les manger ou de répandre de mauvais sorts. Leur don de guérisseuses et tous les savoirs ancestraux dont elles étaient dépositaires les rendaient suspectes. Plus largement, toute insubordination, capacité d’initiative, ou démonstration d’indépendance pouvaient les condamner. Le grand nombre de sages-femmes[8] parmi les accusées montre que la contraception, l’avortement et l’ensemble des pratiques et des savoirs des femmes à propos de la procréation devaient être sinon détruits, du moins arrachés au contrôle des femmes[9]. La chasse aux sorcières fut ainsi une étape cruciale dans la création d’un nouveau modèle féminin. Elle a contribué à assigner les femmes à la maternité forcée et à s’approprier leur travail gratuit comme reproductrices de la force de travail.

Un grand mérite de l’analyse de Federici est ainsi de montrer à quel point les politiques sexuelles et les prescriptions morales ont été des instruments sciemment employés par l’État pour asseoir son contrôle sur la procréation et plus largement sur les populations. Les discours et les lois sur la prostitution offrent un exemple frappant de manipulation des valeurs à des fins politiques. Alors qu’elle était perçue à la fin du Moyen Âge comme un service public[10], elle fut proscrite au XVIe siècle à l’heure où le modèle moderne de la famille commençait à être considéré comme le principal centre de la reproduction de la force de travail. Il était alors devenu d’intérêt public de s’inquiéter de l’attraction que les prostituées exerçaient sur les hommes, du pouvoir social qu’elles y gagnaient et de leur indépendance financière. Les bordels furent fermés et les prostituées persécutées à la manière des sorcières :

« Le lien que la chasse aux sorcières établit entre prostituée et sorcière est particulièrement important, en ce qui reflète le processus de dévalorisation de la prostitution durant la réorganisation capitaliste du travail sexuel. Comme le dicton l’affirmait : “prostituée jeune, sorcière plus tard”, puisque les deux utilisaient le sexe pour tromper et corrompre les hommes, simulant un amour qui n’était que commerce[11]. »

Perspectives de luttes contemporaines


Caliban et la sorcière
retrace les révoltes paysannes, les mouvements hérétiques et les luttes urbaines qui se sont opposées à la vision du monde et à l’organisation sociale qui cherchait alors à s’implanter. Il importe de se réapproprier l’héritage de celles et ceux qui, de tout temps, ont opposé une résistance féroce à la vie que l’on tentait de leur imposer. Rappelant la guerre qui leur fut déclarée en retour, Federici met en évidence que les intérêts défendus par l’État n’ont jamais été ceux des peuples et révèle l’histoire comme champ de bataille. En somme, ce que Federici rend indubitable, c’est la guerreque tous les beaux discours sur le progrès et le « bien commun » tentent de dissimuler. Le « bien commun », ici, doit être entendu comme ce qui vise à organiser la totalité de l’existant et à le soumettre à une vision globale. Il est exactement contraire au plan de partage qui se forme à partir de besoins situés et de communautés singulières, c’est-à-dire à ce qui constitue, encore aujourd’hui, le foyer de la résistance et de la joie. Les cinq cents dernières années doivent être envisagées comme celles où les élites se sont organisées contre le peuple, qui a perdu un terrain immense et qui ne cesse d’en perdre. Tant que la guerre contre tout ce qui échappe aux rapports capitalistes ne sera pas reconnue comme telle, il sera impossible d’arracher l’initiative à la domination et de mener de véritables offensives, à même de renverser l’ordre des choses. Federici permet aussi de reposer la question révolutionnaire du point de vue de la reproduction : comment arracher cette sphère au capital, comment la réorienter non plus vers la reproduction de la force de travail, mais de celle de la résistance, ou simplement d’une vie bonne? Comment reproduire la force de lutter? Comment reprendre l’initiative?

D’un point de vue féministe, il est clair pour Federici que l’autorité que les hommes ont gagnée sur les femmes dans la transition au système capitaliste n’aura été qu’une maigre compensation en regard de l’autonomie et des liens de solidarité qu’ils ont perdus. Que les hommes se soient laissé transformer en agents du capital, garants du bon comportement des femmes, surveillants gratuits et instigateurs de divisions est signe d’une défaite historique qui ne doit pas être minimisée, et qui n’attise pas sans raison un certain désir de vengeance. Mais d’une certaine manière, le point de vue adopté dans Caliban et la sorcière fait exploser la dichotomie entre « genre » et « classe », aussi bien que la question de savoir quelle division privilégier dans la lutte : il s’agit toujours de lutter contre tous les mécanismes de dépossession qui, à toutes les échelles, cherchent à dévaloriser et précariser l’existence pour la rendre productive et capitalisable. C’est pourquoi il faut se méfier des actuels appels à faire « chacun sa part », des attaques contre « les fraudeuses », les « profiteurs », les « assistées », « les parasites », qui se montrent solidaires d’une opération stratégique de mise au travail menée par l’élite économique. Au plan international, la « discipline » imposée aux pays endettés (comme la Grèce et l’Espagne dans l’Union européenne ou encore le Nigeria par rapport au FMI quand Federici y enseignait) et les « mesures d’austérité » dans tous les pays occidentaux – qui visent à augmenter la dépendance de chacun au salaire, afin d’envoyer les corps disponibles vers les sites de production – participe d’une même logique que l’apparition de nouvelles violences contre les femmes et la multiplication des tentatives de contrôle sur leurs corps[12]. Tous ces mécanismes sont solidaires d’une même opération disciplinaire visant à rendre les corps exploitables, sans le moindre égard pour ce qui pourrait rendre la vie désirable.

En concentrant l’attention sur l’immense dispositif de discipline des corps et des comportements installé de force avec la complicité de l’État, Federici révèle le caractère suicidaire qu’il y aurait à demander plus de contrôle institutionnel : lorsque l’État protège ou réglemente, c’est toujours pour assigner les corps aux nécessités de la productivité. Ce que le féminisme doit combattre, c’est avant tout cette assignation à un rôle, à celui de la femme au foyer, de la femme soumise, de la femme respectable, ce à quoi l’accès au marché du travail ne l’a pas arrachée. La grande difficulté à laquelle se sont vu confronter les luttes des femmes est d’abord l’impossibilité de faire grève : alors que les ouvriers peuvent bâcler le travail, saboter les machines ou débrayer sans remords, les femmes ne peuvent tout simplement pas abandonner les gens qu’elles aiment et les êtres qui dépendent d’elles. Cette donnée est un outil de chantage extra puissant qui a été utilisé de tout temps contre les femmes et qui explique avec quelle facilité alimenter le ressentiment diffus dans la population envers celles qui tentent de se ménager un peu de liberté. « Salopes », « sorcières », « castratrices » sont autant d’insultes crachées à celles qui tentent de refuser la place qui leur est assignée, ou qui tentent de s’arroger un certain contrôle sur leur vie.

La haine diffuse que l’on sent en expansion aujourd’hui, par exemple envers les femmes qui fument, qui se permettent de boire un verre ou de maintenir leurs activités durant leur grossesse, fait partie de ce chantage. C’est pourquoi il faut se méfier de tous les discours invoquant le « bien-être » des enfants, et se demander depuis quand l’État s’inquiète vraiment de leur bonheur. Tous les apôtres de la bonne conduite, qui se permettent de s’indigner devant l’« irresponsabilité » des mères sont les agents d’un immense système dispositif de surveillance qu’il faut mettre au jour. Demandons-nous pourquoi, alors même que la crise économique sévit dans tous les pays d’Europe, une nouvelle offensive contre l’avortement s’organise. Et d’où vient que l’on puisse accepter sans broncher que des femmes soient soumises à des tests de dépistage immédiatement après leur accouchement, dans certains états des États-Unis? Alors que celles qui répondront positivement à ces tests subiront des peines de prison, d’autres, malencontreusement victimes d’accidents de voiture, se verront poursuivies au criminel pour avoir mis en danger leur fœtus, comme cela s’est déjà produit aux États-Unis récemment. Ce chantage construit une fausse option entre ce qui serait la « liberté » des femmes et leur « devoir » envers leur famille. L’accusation d’irresponsabilité et d’indignité des femmes repose toujours sur le soupçon de leur égoïsme. Ce n’est pas le bonheur des êtres auquel sont attachées ces postures, mais au simple désir de voir le monde entier se conformer à la vision dominante de ce qui serait « bien ». C’est l’ignominie que cachent tous ces discours de la bonne conscience qu’il faudrait soulever, c’est leur fond purement réactionnaire qu’il faudrait attaquer.

Il s’agit d’imaginer des manières de faire grève, d’opposer un refus à ce qui cherche à naturaliser nos fonctions ou nous confiner dans des positions de victimes. Aucune lutte contre la violence masculine n’attaquant pas les mécanismes disciplinaires d’assignation ne sera jamais une menace pour l’ordre social, le capitalisme et le patriarcat, qui fonctionnent main dans la main. Le moralisme bien pensant à la base de certaines stratégies féministes fait à cet égard peine à voir. Il faudrait refuser l’impasse dans laquelle s’engouffrent les revendications demandant plus de contrôle, de réglementation et d’ingérence des institutions dans nos vies. La domination ne pourra jamais être combattue sans une saine méfiance envers ceux qui prétendent savoir mieux que celles qui sont concernées comment mener leur vie. On ne soulignera jamais assez ce que peuvent contenir d’impérialiste certaines postures des féministes blanches qui se permettent de déplorer les pratiques barbares des peuples qu’elles ne connaissent pas. On n’attaquera jamais assez la manière de discréditer la parole des personnes marginalisées, en insinuant qu’elle ne fait qu’exprimer leur aliénation fondamentale. Comment ne pas voir que la victimisation ne sert souvent qu’à dénier l’agentivité de ceux et celles qui tentent de s’exprimer? Suivant Foucault, qui soulignait « l’indignité de parler pour les autres », le féminisme doit se montrer solidaire des luttes pour de meilleures conditions d’existence sans ne jamais céder à la tentation de définir les bons comportements. Il n’appartient pas à la politique de prescrire les normes de la communauté : il lui appartient de lutter contre ce à quoi l’on tente de nous soumettre. Les seules revendications adressées à l’État devraient être celles d’avoir toujours plus : plus de droits, plus d’argent, plus d’autonomie, mais sans contrepartie. Tant mieux si cela contribue à mettre le système en crise. Un féminisme réellement menaçant ne doit pas céder au chantage. Il n’est pas du côté des biens pensants. Il a à voir avec l’irrévérence, la démesure et l’audace.


[1] Silvia Federici, Caliban et la sorcière, Entremonde et Senonevero, 2014, Paris, p. 286.

[2] « En considérant que dans la société médiévale, les rapports collectifs l’emportaient sur les rapports familiaux, et que la plupart des tâches s’effectuaient (laver, filer, faire les récoltes, soigner les bêtes sur les communaux) en coopération avec d’autres femmes, nous comprenons que la division sexuelle du travail, loin d’être une source d’isolement, était une source de pouvoir et de protection pour les femmes. Elle était à la base d’une socialité et d’une solidarité féminine forte qui permettait aux femmes de tenir tête aux hommes, même si l’Église prêchait la soumission des femmes aux hommes, et que le droit canonique sanctifiait le droit pour le mari de battre sa femme. » Ibid., p. 46.

[3] « Un facteur important de la dévalorisation du travail des femmes fut la campagne menée par les artisans, débutant au XVe siècle, visant à exclure les ouvrières de leurs ateliers, censément pour se prémunir des attaques des marchands capitalistes qui employaient des femmes à moindre coût. Les manœuvres des artisans ont laissé abondance de traces. Que ce soit en Italie, en France ou en Allemagne, des journaliers demandèrent aux autorités de ne pas autoriser les femmes à entrer en concurrence avec eux, les exclurent de leurs rangs, firent grève quand l’interdiction n’était pas respectée et refusaient même de travailler avec des hommes qui travaillaient avec des femmes. Il semble que les artisans souhaitaient aussi confiner les femmes au travail domestique car, du fait de leurs difficultés économiques, «la gestion prudente du ménage de la part de l’épouse» était devenue pour eux une condition indispensable pour éviter la faillite et pour conserver l’indépendance de leur échoppe. » Ibid., p.192-193.

[4] Ibid., p. 204.

[5] Ibid.,p. 214.

[6] Ibid., p. 308.

[7] Ibid.,p. 336.

[8] « Le chantage fait aux sages-femmes : on exigeait qu’elles surveillent les femmes, dénoncent leur grossesse ou les avortements cachés. Il fallait briser la complicité des femmes. On avait peur qu’elles “conspirent” et s’aident à “tuer” leurs enfants. »

[9] Au milieu du XVIe siècle, remarque Federici, tous les gouvernements européens sévissent contre la contraception, l’avortement et l’infanticide.

[10] À la fin du XVe siècle, la prostitution fut légalisée, institutionnalisée et financée par les impôts. Après les ravages démographiques causés par la peste noire, elle était considérée comme un remède possible à l’homosexualité, perçue comme une cause de dépopulation.

[11] Ibid.,p. 359.

[12] Federici affirme que de nouvelles chasses aux sorcières sévissent dans certains pays à travers le monde. Elle évoquait également, dans sa conférence du dimanche 8 juin 2014 à Paris-Ivry, les nouvelles tentatives pour l’imiter l’accès à l’avortement dans de nombreux pays occidentaux, ou de tout simplement l’interdire comme c’est le cas en Espagne. Elle attire également l’attention sur tous les contrôles auxquels doivent se soumettre les femmes durant leur grossesse.