Plenty of fiches : On ne badine pas avec (l’industrie de) l’amour

Plenty of fiches

MÉLISSA THÉRIAULT

Ce texte est dédié autant aux braves qui osent affronter la tempête pour aller à la pêche aux cœurs, qu’à ceux qui préfèrent s’abstenir à cause du mal de mer.

 Préambule :

  • les sites de rencontres sont un bon moyen de rencontrer des gens ;
  • la qualité et la durée des relations qui en résultent sont comparables à celles découlant des autres méthodes de rencontre ;
  • il n’est pas question de condamner ici le recours à ces sites et encore moins de remettre en question la légitimité de cette démarche ;
  • bien que l’expérience de l’auteure soit limitée en la matière, le texte suivant s’appuie néanmoins sur beaucoup de témoignages et d’observations.

Maintenant que les mises en garde sont faites, nous pouvons aborder l’autre aspect de la médaille, c’est-à-dire voir en quoi le fonctionnement de l’industrie de l’amour, comme toutes les autres industries, repose sur notre aveuglement volontaire relativement à quelques vérités pas nettes. En gros, je voudrais exposer ici comment certaines idées reçues par rapport à ces sites induisent une forme de pression sociale doublement pernicieuse à l’égard de certaines femmes. Comprenez-moi bien : je ne dis pas que ces sites sont plus tendres à l’égard des hommes – car c’est tout aussi ingrat pour eux. Mais le double standard qui opère souvent dans la vie opère encore plus lorsqu’on fait usage de ces sites. Les hommes ont un peu plus de temps devant eux (ils restent séduisants malgré les cheveux blancs et ont davantage de temps pour fonder une famille). Pour cette raison, leur « bassin de recrutement » est plus vaste. Ils jouissent également d’un peu plus de tolérance en ce qui a trait à leurs mœurs : on dira d’un homme célibataire qu’il chérit sa liberté et qu’être un séducteur est à son honneur. Mais une femme célibataire qui cumule les conquêtes sera plus durement jugée : on présumera d’emblée que c’est qu’elle doit avoir quelque chose qui cloche, et elle risque d’être classée aussitôt parmi les « Cat Ladies », eut-elle un profil de Catwoman.

L’usage des sites vient aussi avec l’inconfort des sollicitations sexuelles dont l’indélicatesse est exacerbée par l’anonymat et la distance : certains de ces messieurs se permettent presque tout pour la simple raison qu’ils peuvent le faire en toute impunité. Certes, certaines femmes sont incroyablement directes également, mais c’est généralement un peu moins inélégant. Bref, pour une personne réticente à utiliser cette technique, c’est un coup de plus à supporter : savoir qu’en entrant dans l’arène il faudra consacrer une partie de son énergie ne serait-ce qu’à ignorer les commentaires désagréables et le manque élémentaire de courtoisie a de quoi décourager.

Mais ce sur quoi je veux insister ici, c’est plutôt comment le discours en la croyance en l’efficacité de ces sites (qui repose partiellement en une distorsion de l’adage populaire selon lequel « chaque torchon trouve sa guenille ») peut être néfaste pour certaines personnes, et qu’insister auprès de celles-ci est une forme de pression sociale dont on se passerait bien.

« Une femme formidable comme toi, toute seule, comment ça se fait ? »

Supporter la solitude est parfois difficile, mais jamais autant que d’entendre jour après jour la même chanson. Chaque fois que quelqu’un, pensant aider, me lance un « N’as-tu pas pensé aux sites de rencontre ? », c’est comme une gifle. C’est comme demander à quelqu’un qui se noie s’il a pensé à tenter de nager. Et si vous répondez que ce n’est pas pour vous, la réplique suivante est souvent : « Mais c’est normal que tu ne trouves pas, tu ne veux pas essayer le dating en ligne, tu ne te donnes aucune chance ! » Bref, quiconque refuse de se plier à l’exercice est responsable de son malheur, comme si ces sites pouvaient « régler un problème », comme on va chez le dentiste pour soigner un mal de dents.

Avant, cette seule question m’enrageait. Ou m’attristait. Maintenant, j’ai une autre stratégie, j’y reviendrai. J’ai surtout réalisé que je confondais plusieurs choses, et donc que mon malaise (lire : réaction viscérale de rejet) par rapport à l’usage de ces sites s’expliquait par plusieurs raisons.

D’abord, une tautologie, qui fait qu’on confond la fin et le moyen : les sites de rencontres sont des sites de rencontres. Ils ne font pas de miracles. Ils ne font que permettre d’augmenter le volume de rencontres. On est dans l’ordre du quantitatif. Déjà, il y a vice de procédure, car faire des rencontres et trouver l’amour sont deux choses complètement différentes : pour qui cherche une relation amoureuse (et non une relation de couple, ce qui est bien différent), ces sites ne sont pas vraiment utiles. Pour ce qui est des rencontres, eh bien… certes, un site permet d’en faire beaucoup. Mais il n’y a aucune garantie qu’en rencontrant des tonnes de candidats, on arrivera à trouver celui qui convient. D’ailleurs, qui veut dater à la chaîne ? C’est encore un de ces cas où l’on a tort de délaisser l’artisanat, dont les produits sont, à long terme, pourtant bien supérieur à ceux de l’industrie.

Ensuite vient la question de la transparence : les utilisateurs des sites tels que Réseau SansTact, Plenty of Fishes ou Ok Cupid les fréquentent pour trois motifs bien différents : 1) trouver l’amour ; 2) trouver quelqu’un avec qui partager une vie de couple et/ou fonder une famille ; 3) trouver des partenaires sexuels en y mettant le moins d’efforts possible (déjà, c’est mal foutu, si on me permet le jeu de mots douteux). Or il n’y a aucun moyen de savoir véritablement qui cherche quoi, car l’honnêteté n’y est pas érigée en norme (je ne vous apprends rien ici) et chacune de ces « quêtes » peut être utilisée de façon détournée (consciemment ou inconsciemment, c’est bien ça le pire) pour obtenir un des deux autres éléments de la liste. Déjà, c’est problématique et ça pue le danger.

Finalement, pour certaines personnes, c’est une « violence contre soi » qu’on ne devrait pas se sentir obligé-e de s’imposer. Plus on est conventionnel et habile socialement, plus on a de chances de tirer son épingle du jeu à cet exercice, car la communication par le biais de ces sites ne fait qu’amplifier ce que vous êtes déjà. Mais tous n’ont pas la capacité de se conformer aux modèles sociaux prisés : si vous avez le malheur d’être forte en gueule, un brin déjantée ou atypique, c’est mal parti. Et si, en plus, vous êtes, comme l’auteure de ces lignes, naturellement introvertie (voire timide) et mal à l’aise à l’idée d’exposer publiquement votre vie privée, l’exercice est presque voué à l’échec ou sera à tout le moins douloureux.

Et pourtant cette non-conventionnalité est précieuse, et c’est justement lorsque j’ai tenté (vainement) de m’aplatir virtuellement il y a quelque temps, en tâchant de normaliser ce que je suis pour rendre mon profil « attrayant », que j’ai réalisé à quel point l’entreprise était malsaine. En plus de gommer ce qui fait de moi une personne unique, je collaborais à l’hypocrisie d’un double discours : celui du rêve et celui, implacable, des lois du « marché ». Comment pouvais-je m’infliger à moi-même d’entrer dans une sordide logique de compétition ? J’ai effacé la fiche dans un grand soulagement. Ça n’affecte en rien l’admiration sans bornes que j’ai pour ceux et celles qui, avec confiance, sérénité et/ou détachement, relèvent courageusement le défi d’aller à la pêche (ils/elles se reconnaîtront ici et je les salue).

Les deux fois où j’ai essayé (à plusieurs années d’intervalle), ça n’a donné que quelques rendez-vous inconfortables dans des cafés, où je tâchais en vain, avec mon bavardage maladroit, de surnager à travers le regard absent de ces gars qui avaient déjà l’air de se dire qu’il devait y en avoir une meilleure dans le panier. Comment peut-on arriver, alors que l’on est, en chair et en os, assise face à un candidat, à rivaliser avec une infinité de femmes virtuelles au profil prometteur, des femmes avenantes, conciliantes, qui n’ont pas (encore) de défauts, justement parce qu’elles sont virtuelles ? La mortelle imparfaite que je suis ne peut rivaliser avec ça. Et le pire est que l’usage prolongé de ces sites exacerbe la (fausse) impression qu’à force de chercher, on trouvera la bonne personne. Or pour qui a des attentes irréalistes (telles que trouver une personne séduisante et stimulante qui acceptera vos exigences sans rien exiger en retour), le pari est impossible à tenir. Certains de ces utilisateurs mériteraient de se faire dire « en passant, ce que tu cherches n’existe pas dans la réalité ».

C’est en constatant que pour ceux qui restent bredouilles, la solution est souvent d’essayer un nouveau site, plutôt que de reconnaître qu’il y a quelque chose de foncièrement problématique dans le procédé, que j’ai décidé d’accrocher mon rimmel. Changer de site ne fait pas de miracles. Changer de technique non plus (car s’il y a une constante dans les témoignages, c’est que peu importe la technique, il y a toujours des situations désagréables).

La magie et les foutus papillons

On m’a déjà dit qu’il ne fallait pas se décourager au bout d’un essai parce que la magie n’était pas au rendez-vous et qu’il fallait persister. Je ne sais pas pour vous, mais en ce qui me concerne, évoquer une explication aussi insultante pour l’intelligence a de quoi donner envie de mordre. La magie, c’est un concept fourre-tout pour désigner cette agréable démence passagère qui se produit sans qu’on puisse l’expliquer au contact d’une nouvelle personne… et qui dure peu de temps. C’est lié à la séduction et à l’attirance sexuelle et c’est un formidable mécanisme biologique de reproduction de l’espèce. Alors ne me demandez pas de passer des heures à éplucher des dossiers sur un ordinateur pour arriver à provoquer ça : il existe des techniques nettement plus efficaces.

Je répète : le dating en ligne est un excellent moyen de rencontrer des gens hors de notre réseau, ou de briser la glace. Vous êtes timide, pigiste, récemment divorcé-e ? Mais surtout : vous êtes optimiste et savez prendre les choses avec un grain de sel ? C’est un excellent point de départ. Et si vous connaissez vos aspirations, vos besoins et que vous avez un plan précis en tête, vous arriverez à trouver. Mazel tov !

Mais il reste que beaucoup trop de gens ont recours aux services de l’Industrie de l’amour comme une porn du cœur. Jamais on ne saurait blâmer des adultes éclairés et consentants d’y avoir recours, mais c’est supposé être un moyen ponctuel pour « reprendre le dessus » (peu importe la raison), pas un loisir, pas une bouée pour éviter de régler les conflits liés aux relations existantes, ni un moyen de valorisation (par exemple, en se glorifiant de ses statistiques) et encore moins un élément structurel de son mode de vie. Qui veut risquer de jeter son cœur en pâture aux industriels de la drague lorsque celui-ci est déjà vulnérable ? Je me méfie d’ailleurs de ceux qui sont prêts à lancer comme une bouteille à la mer moult détails intimes (je rappelle que « intimité » signifie « intérieur » : c’est là que ça devrait rester), comme un chèque en blanc qui risque fort d’être sans fonds, mais qui n’ont pas le courage de nouer une conversation avec la personne assise à quelques centimètres d’eux. En fait, comment les conversations spontanées pourraient-elles être désormais possibles lorsque tous ont Tinder au bout des doigts? Cette illusion d’avoir un bassin infini de candidat-e-s jetables à votre disposition fait en sorte qu’il n’y a aucune raison de faire un quelconque effort d’ouverture, de curiosité ou de tolérance. On s’en tient à une liste d’épicerie.

Il reste que le dating en ligne serait efficace si établir une relation se limitait à trouver un vis-à-vis doté des mêmes loisirs et caractéristiques socioprofessionnelles que soi dans un but de transmission de patrimoine (bref, un mariage comme il s’est fait depuis la nuit des temps). Le hic, c’est que depuis le 19e siècle, l’influence combinée des romancier-ère-s et d’une implacable logique économique nous a foutu une chimère dans la tête : qu’on se marie par amour, que ça peut durer toujours si on le veut vraiment et si on est prêt à travailler pour. Car c’est une des belles choses de la logique industrielle : si on y met ce qu’il faut, on a, en général, un retour sur son investissement.

Être en couple, bien que difficile au quotidien, est relativement facile à amorcer. Il s’agit d’établir une entente avec quelqu’un et de respecter le protocole. Pour cette raison, certaines féministes parlent même du mariage comme d’un « grand putanat légal ». L’expression est dure, mais elle n’en est pas moins juste dans bien des cas : nous connaissons tous des gens qui sont en couple et feignent l’amour pour de très mauvaises raisons telles que sauver sur le prix du loyer. La vie de couple est la chose la plus courante : si vous y tenez vraiment, modifiez vos critères (suivant la fameuse loi de l’offre et de la demande) et vous y arriverez.

Mais comment peut-on espérer établir une relation authentique dans un contexte où l’indispensable – et lent – processus de séduction est soit balayé sous le tapis, soit grossièrement mis en scène à coups de clichés ? Moi aussi j’aime les bons restos, la randonnée en nature. Mais ce ne sont pas les loisirs en commun qui dont déterminants pour le succès d’une relation : c’est toute autre chose qui fait qu’une personne nous charme au point de nous séduire. Et il n’y a aucune case prévue pour ça sur la fiche.

Car contrairement à la vie de couple, l’amour, lui, est rare. Incontrôlable. Il a besoin de séduction pour prendre place et n’obéit à aucune logique, sauf celle de la séduction, qui requiert du temps, de l’intuition, de la liberté, de l’air, et le foutu détail que vous n’aviez pas vu venir. La séduction ne peut se déployer vraiment entre 17h30 et 18h30, pendant que l’homme face à vous, l’air visiblement absent (peut-être déjà en train de penser à ces autres fiches plus prometteuses?), vous fera sentir comme si vous étiez en entrevue d’embauche.

Après tout, le dating en ligne, c’est comme le Campari : c’est une question de goût, on ne peut pas forcer les gens à aimer ça.

« C’est parce que tu ne veux pas vraiment »

On me dit souvent que si ma (brève) expérience des sites a été mauvaise, c’est que je n’y croyais pas… et c’est vrai : je ne crois pas que je puisse arriver à réduire ce que je suis à quelques catégories prédéfinies et un texte d’une dizaine de lignes. Je ne crois pas qu’on puisse me connaître vraiment en prenant un café avec moi. Ça vaut pour l’autre aussi : je ne veux pas choisir quelqu’un pour partager ma vie sur la base de quelques lignes et d’une photo. Il est d’ailleurs révélateur que tous les sites prévoient que les utilisateurs puissent mettre leur fiche « en dormance » lorsqu’ils rencontrent quelqu’un : on conserve la fiche pour sauver du temps, parce que ça peut resservir, il n’y a pas de temps à perdre. Ça en dit long sur la confiance réelle qu’on accorde à cette technique (au sens heideggerien du terme). Certes, la technique peut s’avérer « efficace ». Mais je revendique le droit de préserver cet aspect de ma vie loin d’une logique de productivité sans qu’on juge, sans qu’on me fasse sentir que « c’est ma faute ».

Car les sites de rencontres, c’est la cerise sur le sundae de la productivité : il ne suffit plus d’être une bonne citoyenne et une employée efficace qui signe des pétitions, donne à Centraide tous les mois, qui n’oublie jamais la fête des [Mères/Pères/meilleure copine/beau-frère], qui surveille sa ligne et qui consacre une partie de son salaire à l’entretien de l’apparence physique (car devinez quoi ? être née avec un vagin plutôt qu’un pénis fait que mon apparence a davantage d’influence sur mon cheminement de carrière qu’un homme, et ce, même si je fais un travail strictement intellectuel, cibolaque[1]), il faudrait en plus que je sois « efficace » dans ma vie amoureuse ? Dans mon cas, le choix est clair : je préfère être célibataire plutôt qu’être dans une relation dans laquelle je ne m’épanouis pas. C’est donc mon choix, même si ce n’est pas mon premier choix. Et c’est un choix que je paie cher. Mais au diable la dépense.

Alors ne me demandez pas en plus de me réduire moi-même à une petite boîte de 250 mots, à quelques slogans. Juste d’y penser, ça me tue. Ne me demandez pas non plus de remplir un formulaire qui permettra à une compagnie d’avoir, avec mon consentement et ma collaboration, accès à un profil détaillé de mes positions politiques/religieuses/sexuelles (si on pense à des sites qui permettent de faire un profil très détaillé, tels Ok Cupid). Et surtout, ne me demandez pas de payer pour ça. Car si nous livrons tous désormais notre vie privée en pâture (vous n’aurez qu’à consulter ma page Facebook!), la savoir stockée sans possibilité de retrait dans les banques de données d’une compagnie qui fournit des services sur Internet est plus problématique.

Alors maintenant, quand on me demande « t’as pas pensé à essayer les sites? », j’ai deux stratégies gagnantes. Si la question est arrogante, je lance :

– Oh vous savez, les sites de rencontres, c’est comme les orgies avec une équipe sportive : il faut s’y adonner que si on s’y sent à l’aise ! (Et pendant que l’air ahuri s’installe sur le visage de l’autre, j’assène le coup fatal : « Si toi tu aimes ça, ça te regarde, mais ce n’est pas parce que « tout le monde le fait » qu’on est obligé-e de s’y adonner aussi… »)

Quant aux autres, je peux maintenant dire : « Hey, va lire le texte que j’ai écrit là-dessus dans une super revue féministe en ligne ! ». Et à ceux qui veulent vraiment mon bien, mais qui ne réalisent pas que, par leurs questions et conseils, ils empirent mon mal, désormais, je chante la chanson des Supremes :

You can’t hurry love
No, you just have to wait
She said love don’t come easy
It’s a game of give and take

Mais ne vous inquiétez pas de mon sort, je ne suis pas découragée pour autant. Car je suis partout : chez moi, au café du coin, au Festival Machin, à cette terrasse qui vient d’ouvrir, au BBQ chez des amis, à la pétanque. L’amour et le hasard sauront bien me trouver s’ils le veulent. D’ici là, gardons en tête que les sites de rencontres, c’est comme les leggings : c’est pratique pour plusieurs. Mais ça ne convient pas à tout le monde.

Alors entre-temps, qu’on nous fiche la paix avec ça.


 

[1] https://www.latoiledesrecruteurs.com/carriere/articles-blogue/rappel-a-l-ordre/2013-10/les-femmes-toujours-confrontees-a-de-serieux-obst ; voir également: https://www.reims-ms.fr/agrh/docs/actes-agrh/pdf-des-actes/2008garnermoyer.pdf