Penser l’histoire des femmes pour une lutte contre le néolibéralisme

Conference

 

MARIE-ÈVE BLAIS

Retour sur la conférence de Silvia Federici et Louise Toupin au Centre St-Pierre, Montréal, 20 janvier 2015, organisée par la revue Raisons sociales, en collaboration avec les éditions Entremonde, les Éditions du Remue-Ménage, la Fédération des Femmes du Québec (FFQ) et le Réseau Québécois en Études Féministes (RéQEF).

Dans les derniers mois, j’ai vu défiler des revues sur l’austérité, des dossiers sur l’environnement et le capitalisme, où toujours, une majorité d’hommes écrivent. Il n’en est pas autrement dans les revues ou journaux littéraires. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Je découvre donc cet espace où la pensée des femmes est majoritairement reléguée aux dénominations « impact sur les femmes » ou « analyse en fonction du genre ». Qu’est-ce que cela exprime? Toutes les femmes sont-elles des transfuges quand elles parlent de leurs multiples réalités, jouent-elles sur le mauvais territoire? Car, ce qui est perçu dans ces choix éditoriaux est qu’on leur demande gentiment de ne pas déborder de leur genre, de ne pas mettre le pied dans la taverne de l’histoire des hommes. Silvia Federici et Louise Toupin viennent donner un coup de pied à ce schème en partageant pensées et histoires qui lient réflexions sur le capitalisme, le néolibéralisme et le féminisme. La conférence au titre Stratégies féministes contre le néolibéralisme met donc en commun ces deux auteures ayant derrière elles plusieurs années de militantisme. L’objectif étant de partager des savoirs, réflexions et actions féministes passés à des militantes en lutte. Elles mettent de l’avant que le capitalisme, s’il s’est construit comme il est, ne peut s’être fait que sur le dos des femmes. Elles prennent place sur le territoire qu’on leur refuse.

Oikonomia

La conférence

La conférence a débuté par une courte présentation de la pensée de chacune des conférencières suivie d’une période de questions, commentaires. D’abord, Louise Toupin, historienne, retrace dans son récent ouvrage Le salaire au travail ménager (2014, Remue-ménage) les fragments de ce mouvement où les femmes revendiquaient un salaire pour toutes les tâches accomplies gratuitement à la maison, au quotidien. Elle s’intéresse à ce qu’a été la réception du mouvement, aux débats que celui-ci a soulevés dans les milieux féministes, aux diverses formes d’actions, manifestations qui y ont été liées. Silvia Federici, avec Caliban et la sorcière (2014, Entremonde), propose un regard matérialiste à travers une analyse de la chasse aux sorcières, de l’accumulation du pouvoir capitaliste qui s’est fait au profit du travail non payé des femmes. Federici a été des pionnières du mouvement de revendication du salaire au travail ménager.

C’est en 1972 qu’est créé le Collectif féministe international qui posera les revendications du salaire au travail ménager. Rapidement, plusieurs groupes se créent dans divers pays. Le mouvement attire les regards quant à son intérêt d’une perspective internationale et intersectionnelle. Au Québec, le débat est plus difficile chez les féministes. Il n’y aura aucun groupe dans le milieu francophone, présentant la rupture avec celles qui désirent avoir accès au marché du travail et sont réticentes quant à ces revendications qui, disent-elles, pourraient passer pour des revendications d’une séparation plus forte du travail (les femmes à la maison, les hommes au travail). L’absence d’un collectif dans le Québec francophone et le refus des groupes féministes d’y participer a certainement eu un effet quant aux luttes féministes. La perte d’une théorie qui a construit une partie de la pensée féministe occidentale.

Comment définir la valeur du travail des femmes, entre les activités matérielles (les tâches domestiques, les enfants) et immatérielles (la sexualité, le care, les sourires…). Federici défend que l’accumulation capitaliste a été possible sur ces activités du travail gratuit des femmes, le système salarial fonctionnant sur l’amour et le don de soi. Elle s’inspire ici d’un court texte de Mariarosa Dalla Costa, Le pouvoir des femmes et la subversion sociale (1973), qui fut l’assise de la pensée du mouvement du salaire au travail ménager.

Aujourd’hui, la division du travail se modifie, s’inscrivant davantage dans une division internationale, la classe des femmes est éclatée par les différents rapports de pouvoir qui s’y construisent. Les femmes aisées, blanches engagent des femmes immigrantes et précaires qui prendront soin des enfants et de la maison. Les rapports de pouvoir s’internationalisent, brouillant quelque peu les cartes, complexifiant d’emblée les luttes féministes et antioppressives.

 

Comment faire renaître un féminisme combatif?

Le sujet que j’ai retenu de cette présentation est comment créer un pont entre les luttes passées et présentes? D’une part, quelles histoires féministes nous reste-t-il, d’autre part, que peut-on apprendre des victoires et erreurs passées? Je tenterai l’hypothèse qu’une connaissance de l’histoire des luttes féministes permet d’accumuler des outils utiles pour affronter les manifestations du patriarcat et ainsi se construire plus fortes dans les diverses luttes que nous menons. Un regard constructif sur les mouvements féministes passés, sur ses déchirements, ses tensions, ses ruptures, mais aussi ses alliances et ses petits pas en avant ou de côté, permet une plus grande ouverte quant à l’acceptation d’une diversité dans les formes d’actions, dans les différentes pensées.

À cet effet, il est clair qu’une plus grande cohésion des luttes féministes offre une plus grande force de frappe, un plus grand espace d’action. Mais par cohésion, j’entends celle qui revendique les multiplicités, l’unicité de chacune. C’est à travers ces singularités qu’apparaît la multiplicité, une communauté intelligente et sensible. Il faut décentraliser la pratique féministe, voir au-delà de la ligne d’horizon, ouvrir les yeux plus loin que les murs qui se construisent devant nous. Exister complètement à travers ce qui nous tient à cœur, ce qui nous définit et ne surtout pas se nier. Plutôt que de rompre avec le passé, il faut re-lire, re-voir, re-dire, re-définir, re-penser. Chercher là où on n’a pas encore cherché, écouter et partager des voix, des récits.

 

Je ne peux ignorer qu’au moment d’écrire ce texte, une grève étudiante vient de débuter et déjà, des initiatives féministes ont pris place dans l’espace public, des femmes en lutte ont pris la parole, se sont mises à écrire. La lutte féministe en est une de tout instant, et ce qui est certain, c’est que les mêmes schèmes sociaux de pouvoir et d’oppression se transposeront dans les espaces de grève. Dans ce contexte, mettre de l’avant une lecture historique féministe, c’est cibler l’invisibilité générale et soutenue des femmes dans les documents d’histoire, mais surtout, créer un contrepoids à une trame narrative dominante construite et pensée par le système dominant. Se mettre en lutte; que ce soit en s’écrivant, en se pensant, en partageant nos histoires, c’est faire partie de la constellation d’une histoire marginalisée de luttes féministes, et c’est donner de l’espoir aux femmes qui viendront ensuite. C’est un premier pas sur un territoire de la solidarité qui permettra qu’on entende plus fort nos voix qui gueulent, et peut-être qu’un jour, on entendra nos chuchotements.