On est toutes (et tous) des Françoise… Sagan

ADRIEN RANNAUD

Illustration: Anne-Christine Guy

 

 

Paule contemplait son visage dans la glace et en détaillait les défaites accumulées en trente-neuf ans, une par une, non point avec l’affolement, l’acrimonie coutumiers en ce cas, mais avec une tranquillité à peine attentive[i].

 

La première phrase d’Aimez-vous Brahms… rappelle l’étrangeté de cette autre phrase qui ouvrait, en 1954, la carrière de Françoise Sagan :

 

Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse[ii].

 

On y retrouve la mélancolie insondable du personnage féminin, la perplexité d’une attente, le regard dans un reflet – la mer, le miroir – où se dessinent et s’entremêlent l’angoisse polie de Paul Éluard et le frénétisme de l’« Horloge » de Baudelaire.

 

De l’héroïne de Bonjour tristesse, Cécile, à celle d’Aimez-vous Brahms…, Paule, seuls le décor et l’âge ont changé. L’une s’entretient avec l’ennui, malgré les promesses du soleil méditerranéen qui attise le désir de « l’âge tendre ». L’autre compte les rides et les ombres de son corps comme autant de secondes qui la séparent de Roger, censé la rejoindre dans son appartement parisien. Cécile entreprend sa vie de « jeune femme », Paule apprend à vivre avec son rang de « femme jeune » – « une femme qu’elle reconnaissait à peine[iii] », précise la narratrice. Une présence masculine alimente leurs pensées, le père, l’amant, l’ancien mari. Et pourtant, dès l’incipit, elles sont seules, entreprenant un tête-à-tête avec elles-mêmes, unique aventure fabriquée pour faire passer le temps.

Dans les premières images de Goodbye Again, l’adaptation cinématographique d’Aimez-vous Brahms…, Ingrid Bergman-Paula prend le contrepied de l’héroïne saganienne : elle court après les taxis, après sa femme de ménage, Gaby, après l’eau qui coule dans le bain, après le téléphone qui ne sonne que pour lui signifier sa relative importance au monde. Hâtant ses pas et ses pensées, elle trouve dans cette course après la montre la justification de son état d’héroïne de cinéma. L’impatience s’essouffle lorsqu’Yves Montand-Roger apprend à Paule qu’il ne viendra pas, que le cinquième anniversaire de leur rencontre n’aura pas lieu. Gaby s’en mêle, dans un dialogue où la bonne, sibylline, en dit long sur le destin de sa maîtresse :

 

Maman says : “it doesn’t matter when you are young ; but when you are old, you want to be married”.
– Oh, Gaby, am I that old?
– No, but you are too much alone[iv].

 

Gaby partie, Ingrid-Paule reste devant son miroir, essayant de figer le temps sur son visage avec de la crème. Doublement enfermée dans les cadres du plan et du miroir, l’héroïne reconnecte avec son homologue du roman : en essayant vainement de « tuer le temps[v] ».

 

Du plus loin qu’il me revienne, j’ai toujours vu en Françoise Sagan une affolée de la vie. Son décès, survenu en 2004, fut largement médiatisé. En France, les images de ses cheveux blonds et de ses cigarettes hantaient les écrans de télévision. Sortie des archives de l’INA, sa voix coupante, rapide, résonnait à nouveau sur les postes de radio. M’était apparue l’image d’une femme fébrile, respectée de Bernard Pivot (qui n’était encore, pour moi, que « Monsieur Dictée »), auteure d’une œuvre imposante aux parfums de scandale. La disparition de Sagan fut, dans mon imaginaire d’adolescent, un choc à nul autre pareil. J’assistais pour la première fois à la mort d’un écrivain, qui plus est une femme, seule, en décalage avec le monde du XXIe siècle qu’elle semblait pourtant avoir anticipé, en visionnaire qu’elle était. Plus récemment, le biopic de Diane Kurys causa un choc identique. Les talents de Sylvie Testud, interprète de Sagan tout en justesse, y furent pour beaucoup; tout comme la trame narrative du film, basée sur le contraste entre une écrivaine recluse, et son double plus jeune, plus prompt à s’enthousiasmer, plus fonceuse. Les courses de chevaux, l’alcool, les virées en voiture, l’argent qui se gagne et se perd en un souffle, l’amour insolent comme la drogue : autant de séquences qui soulignaient, dans leur enchaînement échevelé, la frénésie d’une écrivaine tracassée par l’ennui. Dans ce film, Sagan-Testud prend des risques, s’écarte de la route plus d’une fois, se relève pour nous jouer sa petite mélodie. « J’ai toujours vécu sans compter : l’argent, le temps… » raconte la voix off de Testud, rappelant l’état d’urgence dans lequel aimait vivre l’auteure de Bonjour tristesse, et que trahissent plusieurs des titres de ses romans. En effet, bien plus qu’un emprunt à Racine, Dans un mois, dans un an (1957) évoque, sous les aspects froids de l’inaction et des monologues, les passions virulentes qui déclenchent la grande machine tragique. Dans La chamade (1965), les mouvements du cœur sont aussi perceptibles que les bombes qu’ils posent entre les personnages, menant un peu plus aux Bleus à l’âme de 1972. Dans une image mêlant la violence de la Seconde Guerre mondiale et l’art de la précision picturale, Un sang d’aquarelle (1987) traduit une morbidité qui n’a d’égal que l’amour pour la vie manifesté par le personnage principal.

 

Toutefois, c’est peut-être avec Aimez-vous Brahms… (et bien sûr, Bonjour tristesse) que se manifestent le mieux, chez Sagan, les remous de la psyché confrontée au drame. Le roman ne dure que le temps d’une passion. Comme dans nombre de textes saganiens, il raconte l’histoire d’un triangle amoureux. Paule, femme blessée par l’absence de celui qu’elle aime. Roger, mondain quarantenaire multipliant les excuses pour batifoler avec Maisy ou d’autres jeunes femmes. Enfin, Simon, la jeunesse fringante et délicieusement névrosée, qui tombe sous le charme de Paule et sème la confusion dans l’esprit de l’héroïne. Chez Sagan, on se quitte comme on respire. Les bouffées d’air frais sont rares, la noirceur des sentiments l’emportant sur la sensualité qui émane des rencontres entre les personnages. Pourtant, au terme d’Aimez-vous Brahms…, comme dans Bonjour tristesse, rien ne semble avoir changé. Une aventure plus tard, Paule et Roger sont toujours ensemble, un peu plus (dés)unis qu’ils ne l’étaient avant la rencontre avec Simon : elle l’attend, il n’est pas là. On remarque d’ailleurs combien les rôles dévolus au masculin et au féminin contaminent jusqu’à l’excès le roman de 1959 : à lui l’action, à elle la patience; à lui les conquêtes et l’approbation silencieuse de la société, à elle les rumeurs et la perdition, quand elle se met en tête d’aimer un homme plus jeune qu’elle.

 

La critique sociale qu’adresse Sagan dans ses romans est tout sauf simple. Bien sûr, la crise de la bourgeoisie se lit dans chaque titre – à ce sujet, La laisse (1989) en dit long sur les turpitudes monétaires de ces couples parisiens qui vont à Longchamp les dimanches encourager un cheval ou une tromperie. Dans l’écriture et dans les thèmes, tout n’est que distinction et démonstration d’argent, en même temps que les héros et héroïnes traquent la vicissitude de leur raffinement. Pour autant, Sagan comme ses personnages n’est pas révolutionnaire. La crise se résorbe, les héros incorporent l’idéologie dominante, en souffrent et s’en réclament. Le féminisme de Sagan s’inscrit dans la foulée de ses ressentiments et de ses amours pour les idéaux bourgeois. Signataire du Manifeste des 343 salopes de 1971, elle est en avance sur le M.L.F., refuse « l’affrontement entre les sexes[vi] » et prône l’échange et l’amour comme armes du combat : « Les hommes, il faut parler avec eux, leur faire comprendre[vii]. » Pourtant, ses héroïnes, agitées et scandaleuses, s’avançant au bord d’un éclatement à nul autre pareil, se retournent et réintègrent la maison d’origine. En découle une litanie, oscillant entre la colère et le regret.

 

Dans Aimez-vous Brahms…, c’est le temps qui passe – et qui ne se rattrape guère, chantait Barbara, une amie de Sagan – qui constitue le moteur de cette litanie et, en ce sens, de la critique sous-jacente qu’adresse l’auteure. Héroïne accaparée par le souvenir idyllique d’un coup de foudre avec Roger, puis celui, presque calqué sur le premier, d’un mariage dont il ne reste que l’image de la mer et des voiliers, elle voit en Simon les relents d’une jeunesse primitive et sans raison, passionnée et convulsive. À l’attente se succède la fuite dans la légèreté. Le nouveau compagnon, Simon, est plus jeune qu’elle. Qu’en dira-t-on? se met à craindre le personnage féminin :

 

Elle imaginait sur quel ton les gens, ses amis, diraient cela : « Vous savez, Paule? » Et plus que la peur des racontars, plus même que la peur de la différence d’âge entre elle et Simon qui, elle le savait bien, serait soulignée, c’était la honte qui la prenait. Honte à penser avec quelle gaieté les gens diraient cela, quel entrain ils lui prêteraient, que goût pour la vie et les jeunes hommes, alors qu’elle ne se sentait que vieille et lasse, et à la recherche d’un peu de réconfort […] Mais on n’avait jamais eu pour elle ce mélange de mépris et d’envie que, cette fois, elle allait susciter[viii].

 

L’opposition entre « elle » et « les gens », « ses amis », si caractéristique de l’univers saganien, propulse la remise en question de la relation avec Simon, tout comme elle allume les derniers feux d’un intérêt déjà sur le point de s’éteindre. Objet de convoitise, de jalousie et de mépris, l’amour de Paule est malmené par les reproches mêmes de Roger :

 

– « Je t’avouerai, dit Roger, que je ne pensais pas, en t’invitant à déjeuner, subir le récit de tes ébats avec un petit jeune homme.
– Tu pensais me faire supposer les tiens avec une petite jeune femme, dit Paule aussitôt.
– C’est déjà plus normal », dit-il, les dents serrées[ix].

 

« C’est déjà plus normal. » Avant l’heure, Paule est associée à la cougar, figure féminine de la prédation, si présente de nos jours et qu’a bien mise en relief Caroline Allard dans un numéro précédent de Françoise Stéréo[x]. Roger se fait le porte-parole de la bien-pensante bourgeoisie, mais aussi d’un système plus global, où la sexualité des femmes se conjugue au singulier – et si possible, sur un temps limité. Ce n’est pas Paule qui est ici en cause, ni sa féminité, ni ses choix sentimentaux, mais bien son âge et la présence des années sur son visage. Cela ne manquera évidemment pas de troubler la critique hollywoodienne, presque interdite devant la déviance présumée d’Ingrid Bergman-Paula dans l’adaptation cinématographique[xi].

 

Si les femmes ont longtemps été privées d’histoire, c’est que leur corps ne leur appartenait pas. La situation est-elle différente aujourd’hui? Force est d’en douter foncièrement. Aimez-vous Brahms… se fait l’écho fictionnel de cette situation en mettant en scène la culpabilité de Paule, cette dernière portant sur son corps la marque du temps. Le « on-dit » reprend ses droits, fait chanceler le personnage féminin, insinue dans son esprit le poids de la faute :

 

Dans le cabaret, à une table voisine de la leur, elle reconnut deux femmes un peu plus âgées qu’elle qui travaillaient parfois avec elle et qui lui adressèrent un sourire surpris. Quand Simon se leva pour la faire danser, elle entendit cette petite phrase : « Quel âge a-t-elle maintenant ? »

Elle s’appuya contre Simon. Tout était gâché. Sa robe était ridicule pour son âge, Simon un peu trop voyant et sa vie un peu trop absurde[xii].

 

Les cancans du grand monde parisien sont les miniatures d’un discours global où la sensualité féminine, passée la vingtaine, est un vice. Or, la rupture avec Simon et le retour dans les bras de Roger, loin de régler les tourments de Paule, ne font au contraire qu’accentuer ses malaises existentiels et amoureux. La dernière page du roman, aussi intraitable que dans les autres textes de Sagan, s’achève sur les non-dits et les frustrations de Paule :

 

À huit heures, le téléphone sonna. Avant même de décrocher, elle savait ce qu’elle allait entendre :

« Je m’excuse, disait Roger, j’ai un dîner d’affaires, je viendrai plus tard, est-ce que…[xiii] »

 

La dernière séquence de Goodbye Again, quant à elle, prolonge le désespoir du personnage féminin puisque Paula retourne à son miroir, recommençant le rituel du début, amorçant le cycle d’une vie d’impatiences et de regrets. Le cadre se referme lentement sur elle, comprimant le visage d’Ingrid Bergman dans un dernier regard perdu sur le miroir, alors que la tristesse d’Anthony Perkins-Simon revient à la mémoire du spectateur, et que le troisième mouvement de la symphonie n° 3 de Brahms débute.

 

De nos jours, Sagan nous revient, plus forte, plus intraitable que jamais; non pas en tant que romancière, mais en tant qu’observatrice du monde. Le florilège de ses entrevues, paru sous le très beau titre Je ne renie rien, en constitue un exemple. Plus récemment, paraissaient dans un même volume quelques dizaines de chroniques écrites entre 1954 et 2003[xiv], et portant sur une foule de sujets encore actuels : la pauvreté, la lutte des classes, les conditions de travail si difficiles des infirmières, l’action féministe, la misère des femmes noires. Vive, subtile, décapante : Sagan y livre ses coups de cœur, ses indignations, ses analyses, offrant ainsi de démonter quelques clichés à son égard[xv]. C’est bien là une femme de lettres, une femme de discours et d’idées, une femme qu’on a plaisir à lire et à écouter. Avouerais-je toutefois ma fascination, mon émerveillement constant, ma surprise pour Paule, Roger, Simon, mais aussi pour la Cécile de Bonjour tristesse, le Constantin du Sang d’aquarelle? Autant de personnages issus du monde bourgeois qui sont captivés et capturés par le temps qui s’allonge au fil des pages. Un temps qui verrouille les affinités et délimite les possibles amoureux, un temps qui altère les traits des femmes et joue contre leur liberté d’agir; un temps cyclique, quotidien et trompeur contre lequel on ne peut rien, martelé dans le roman de 1959 par cette même phrase aux allures de métronome qui hante Paule : « Aimez-vous Brahms […] Aimez-vous Brahms[xvi]… »

 

Au temps qui passe, aux drames de la bourgeoisie et aux amours qui se finissent en bouquets de roses fanées, Sagan propose une écriture chirurgicale, surannée parfois, mais franche. Elle commente, décrit, se fend d’un petit rire qui trahit son penchant pour la dérision par rapport à la fatalité des mots et des hommes. Ironique et tragique, elle apparaît même dans le film Goodbye Again : buvant, dansant, cherchant dans la vie les plaisirs les plus futiles pour fuir le néant s’ouvrant sous les pieds de la fiction. De même, dans Aimez-vous Brahms…, une jeune fille apparaît, spectatrice en dilettante du drame qui se joue et se rejoue dans elle, et qui n’est pas sans évoquer le « charmant petit monstre » de la littérature française :

 

J’étais avec une fille gentille mais trop romanesque. Elle ressemblait à une image de la jeunesse pour gens de quarante ans […] Elle avait l’air sinistre, elle conduisait sa quatre-chevaux à toute vitesse, les dents serrées, elle fumait des gauloises en se réveillant… et, à moi, elle me disait que l’amour n’est que le contact de deux épidermes[xvii].

 

À l’ordre, Sagan oppose la démesure ; au silence, le drame; aux principes bourgeois, la dépense.

 

Quitte à tout perdre, il serait urgent de redécouvrir cette « trop romanesque » écrivaine.

 


Notes

[i] Françoise Sagan, Aimez-vous Brahms…, Paris, Livre de poche, 1966 [1959], p. 9.

[ii] Françoise Sagan, Bonjour tristesse, Paris, Presses Pocket, 1991 [1954], p. 11.

[iii] Idem.

[iv] Anatole Litvak [dir.], Goodbye Again, Argus Films, Mercury Productions, 1961.

[v] Françoise Sagan, Aimez-vous Brahms…, p. 9, je souligne.

[vi] Françoise Sagan, Je ne renie rien. Entretiens, 1954-1992, Paris, Stock, 2014, p. 11.

[vii] Idem.

[viii] Françoise Sagan, Aimez-vous Brahms…, p. 119.

[ix] Ibid., Aimez-vous Brahms…, p. 135.

[x] Caroline Allard, « Le jour où on m’a cougarifiée », Françoise Stéréo, n° 2, 2014, [en ligne] https://francoisestereo.ca/le-jour-ou-on-ma-cougarifiee/.

[xi] « Vous partagez la vie d’un homme avec qui vous n’êtes pas mariée, et vous prenez un amant assez jeune pour être votre fils. Quelle honte ! » Ingrid Bergman et Alan Burgess, Ingrid Bergman. Ma vie, Paris, Fayard, 1980, p. 517.

[xii] Françoise Sagan, Aimez-vous Brahms…, p. 154.

[xiii] Ibid., p. 179.

[xiv] Françoise Sagan, Chroniques, 1954-2003, avant-propos de Denis Westhoff, Paris, Livre de poche, 2016.

[xv] Je ne peux ici qu’adhérer aux commentaires de Juliette Arnaud lorsque celle-ci présentait le recueil de chroniques au micro de France Inter, le 30 novembre 2016 : https://www.franceinter.fr/emissions/si-tu-ecoutes-j-annule-tout/si-tu-ecoutes-j-annule-tout-30-novembre-2016.

[xvi] Françoise Sagan, Aimez-vous Brahms…, p. 63-65.

[xvii] Françoise Sagan, Aimez-vous Brahms…, p. 46.